Une génération militante est née en 1968. Elle a émergé de mobilisations anti-impérialistes, du refus de l’ordre politique et moral ambiant dans un contexte de saturation politique après 10 années de gaullisme, et surtout de l’expérience d’une grève générale immense, historique, d’une durée de 2 à 3 semaines, impliquant de 7 à 9 millions de grévistes. Deux travailleurs/euses sur trois en grève à un moment où à un autre, plus de 4 millions de salariéEs en grève trois semaines, plus de 2 millions en grève un mois. C’est un mouvement clef dans l’histoire lutte de classes. Lorsque des millions de salariéEs se dégagent ainsi de l’exploitation quotidienne, discutent, agissent, l’ensemble des rapports de classe est bouleversé. Les salariéEs prennent conscience de leur force, de leur place dans la société, et peuvent alors penser possible un changement social complet, une révolution. Pour qu’elle se produise, il faut d’autres évolutions politiques, d’autres ruptures, mais elle devient concrètement un des possibles.
Son déclenchement, à partir d’une révolte étudiante radicale, soutenue contre la répression par le mouvement ouvrier, est apparu aux militants révolutionnaires issus en majorité de la crise du stalinisme, comme exemplaire, au sens de l’exemple qui va se reproduire peu ou prou dans les mêmes conditions. Une avant-garde (cette fois-ci les étudiants politisés) engage un combat radical minoritaire, et ouvre une situation politique qui met en mouvement la majorité de la classe ouvrière. Quelques grosses usines industrielles, au centre de la classe ouvrière, sous la poussée de jeunes travailleurs/euses, se mettent en grève. Des grèves radicales qui se généralisent en dehors de tout appel syndical. Pour cette nouvelle génération militante, ces circonstances sont apparues comme le schéma type du processus révolutionnaire pour lequel elle s’engageait. Pour des milliers de militants révolutionnaires, cette grève était la répétition générale, comme le disait le titre du livre de Daniel Bensaïd et Henri Weber, les dirigeants de la Ligue Communiste naissante, un peu comme 1905 avait été le premier acte de la révolution russe.
Ernest Mandel, dirigeant de la quatrième internationale, théoricien marxiste majeur de cette période, parlait ainsi de la grève générale au début des années 1970 :
« Où se sépare une grève générale d’une grève simplement large ?
Quelques-unes des principales caractéristiques sont :
a) qu’elle est largement interprofessionnelle non seulement dans la participation mais aussi dans les buts.
b) qu’elle déborde très largement du secteur privé incluant des éléments décisifs de tous les travailleurs des services publics, de sorte qu’elle paralyse non seulement les usines mais aussi toute une série d’institutions de l’État : chemin de fer, gaz, électricité, eau, etc.
c) et que l’atmosphère, c’est insaisissable mais c’est peut-être le facteur le plus important, qui est créé dans le pays est une atmosphère d’affrontement global entre les classes, c’est-à-dire que ce n’est pas un affrontement entre un secteur du patronat et un secteur de la classe ouvrière, mais que toutes les classes de la société ont l’impression que c’est un affrontement entre la bourgeoisie dans son ensemble et la classe ouvrière dans son ensemble, même si la participation des travailleurs à cette grève n’est pas à l00% ou à 90%. »
Dans cette définition de la grève générale et de la dynamique d’un tel mouvement, pour l’essentiel toujours juste et intéressante, le secteur de la classe ouvrière, du prolétariat, qui est au centre du processus, est le secteur privé, la classe ouvrière industrielle : la grève « déborde largement le secteur privé … paralyse non seulement les usines ». Elle entraine le reste de la société dans le mouvement émancipateur par sa force et au travers de ses formes de lutte.
La bourgeoisie française elle aussi a apprécié à quel point elle était passé près d’une remise en cause plus fondamentale de son pouvoir, et où se trouvaient ses fragilités. Les capitalistes se sont donné les moyens pour modifier la structure économique et sociale du pays afin de renforcer leurs armes pour écarter tout risque de reproduction d’une telle situation. L’évolution économique mondiale est le contexte dans lequel ces évolutions se sont opérées, mais elle n’explique pas à elle seule les modifications qui sont apparues, elles sont aussi le produit de réponses économiques, sociales et politiques de la bourgeoisie à cette situation économique donnée.
Plus de quarante ans après, il est indispensable de réfléchir en quoi l’évolution d’un pays comme la France, et probablement celle des pays européens et des sociétés capitalistes qui ont des structures économiques, sociales et politiques similaires, modifie les modalités du combat pour une perspective anticapitaliste, pour le projet d’émancipation socialiste, en quoi les formes prises par les luttes ouvrières, des luttes de classe, des multiples mobilisations pour l’émancipation illustrent cette évolution.
Même si les acquis antérieurs du mouvement ouvrier, les résistances, ont amorti les effets de l’offensive néolibérale en France, ils sont là : chômage massif, augmentation des inégalités (riches plus riches, pauvres plus pauvres), précarisation, attaques contre le doit du travail, réorganisation des process de travail avec individualisation des salariés, répression des mouvements sociaux, racisme, et actuellement homophobie etc .. tous éléments de divisions de ceux d’en bas, d’autant que l’intégration des organisation syndicales et politiques atteint un niveau sans précédent, dans un paysage syndical toujours aussi divisé.
Du point de vue de la mise en mouvement progressiste de ceux d’en bas, la France a connu une succession de mobilisations de salariéEs et de jeunes très massives et importantes entre 1995 et 2010, mais depuis cette date, il n’y a que des combats localisés d’entreprises et de secteurs frappés par les licenciements, parfois très significatifs, mais le plus souvent défensifs, et des résistances significatives comme celles concernant les OGM, les gaz de schistes ou l’aéroport de Notre Dame des Landes.
C’est à partir de ces évolutions, de la forme de toutes ces mobilisations, des problèmes auxquels elles ont été confrontées, qu’il me semble intéressant de réfléchir sur quelques axes pour avancer dans la réponse, qui est loin d’être évidente, à la grande question : comment orienter/réorienter les mouvements des exploitéEs et des oppriméEs autour d’un projet stratégique de transformation sociale ?
Je propose de partir de l’idée formulée par Marx dans L’idéologie allemande : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. » [1]
Les exploitéEs et des oppriméEs d’aujourd’hui
Pourquoi partir de là ? Parce que le prolétariat est la classe qui, par sa situation dans la société, est l’acteur de l’émancipation possible. Le mot prolétariat est aujourd’hui chargé de beaucoup trop de sens qui ne correspondent pas à ce qui me semble essentiel, il donc est utile d’utiliser une autre formulation qui soit plus compréhensible.
Parler des exploitéEs et des oppriméEs, celles et ceux qui vendent leur force de travail, et qui sont dominéEs dans ce processus (cela écarte Carlos Ghon, qui est salarié de Renault., ou les hauts fonctionnaires..) m’apparaît plus opérationnel.
Quelques éléments d’appréciation.
Chiffres Insee
Avec 65,35 millions habitants, la France est un pays qui continue de vieillir, ce qui a un effet politique indéniable qu’on oublie parfois.
Plus de 60 ans : 23% – 16% en 1950, 13% en 1900,
Moins de 20 ans : 24,5% – 30% en 1950, 34% en 1900,
La population active dite statistiquement « plus de 15 ans » est en 2010 de 28,3 millions dont presque 3 millions au chômage (2,7 selon les critères BIT)
Chômage
Il est affiché à 10% depuis 20 ans, mais il est en réalité bien supérieur, entre 4 et 5 millions personnes.
Plusieurs éléments doivent être pris en compte pour apprécier l’importance sociale et politique de ces chiffres.
a- Toutes les couches de la population ne sont pas dans la même situation.
Les femmes, qui sont non seulement plus souvent au chômage « officiel » (taux chômage au moins 1% de plus que les hommes), représentent en outre 80% des temps partiels pour l’essentiel imposés, les temps partiels représentant 20% de l’emploi.
Le taux de chômage des immigréEs, des jeunes est à des niveaux très supérieurs, double ou triple.
Evolution du taux de chômage selon l’âge (unité : %) selon l’observatoire des inégalités :
Date | 20-24 ans | 45-49 ans | Ensemble de la population* |
1975 | 5,3 | 2,3 | 3,4 |
1980 | 8,9 | 2,9 | 5,3 |
1985 | 17,1 | 4,7 | 8,9 |
1990 | 14,9 | 5,4 | 7,9 |
1995 | 20,0 | 7,4 | 10,0 |
2000 | 15,2 | 6,6 | 8,5 |
2005 | 19,2 | 5,9 | 8,9 |
2010 | 21,2 | 6,2 | 9,4 |
* Ensemble de la population : de 15 à 70 ans et plus.
[Tableau non reproduit ici]
Données de 1975 à 2010, corrigées pour les ruptures de série.
Source : Insee - Enquêtes emploi, France métropolitaine, population des ménages, personnes en emploi de 15 ans ou plus (âge courant)
b- C’est un chômage structurel, qui subit quelques variations conjoncturelles, mais qui est une donnée durable.
Il s’est installé en dix ans pour atteindre ce niveau, entre 1974 et 1984, et le garde depuis. Cela fait maintenant plus de trente ans, et rien ne permet de dire qu’il peut évoluer notablement dans les années à venir.
Evolution du taux de chômage en France de 1968 à 2005 (chiffres au 31/12 de chaque année)
[Tableau non reproduit ici]
Ce taux de chômage n’est donc pas seulement lié aux caractéristiques actuelles du marché du travail, et plus conjoncturellement à la crise économique en cours, mais à une politique néolibérale consciente, organisée.
Dès lors que tous les gouvernements priorisent la lutte contre l’inflation, ils conduisent des politiques économiques de l’emploi dont la priorité est de ne pas mettre en cause le niveau d’inflation. Le taux de chômage compatible avec la norme d’inflation a même un nom : le NAIRU [2]. Pour la France en 1999, l’OCDE estimait le NAIRU à environ 9,5 %, et surprise, le niveau de chômage se situe entre 9 et 12% depuis 1984.
Pour l’essentiel, les chômeurs ne sont pas des licenciés pour motif économique : la majeure partie des inscrits à Pôle Emploi provient de fin de CDD et de contrats de travail temporaires. Seulement 10% des inscrits viennent d’être licenciés pour motif économique.
Ce chômage structurel a des effets économiques et sociaux majeurs :
• à la fois parce que des secteurs entiers sont en dehors des lieux de travail, de socialisation, et pour des durées très importantes, structurantes ou plutôt déstructurantes. Dans certains quartiers, 50/60% de la population est au chômage et le reste survit de petits boulots … le travail comme tel n’est plus une référence pour l’action, la perspective de la grève encore moins ;
• comme on l’a vu, le taux est double pour jeunes, c’est à dire que les jeunes ne font pas l’expérience de l’activité sociale par le travail : embauchéEs sous contrats précaires, peu de jeunes ont un emploi « stable » avant 30 ans ! En conséquence, en ajoutant en outre l’importance de l’emploi dans les moyennes et petites entreprises, la proportion de celles/ceux qui ont eu l’occasion d’être en bagarre contre un patron au travers de l’action collective, de la grève, est faible.
Modification de la structuration de l’emploi des exploitéEs et oppriméEs
Les mutations de l’économie française ont également ont également été l’occasion d’une transformation de la structure de l’emploi.
Ont un emploi aujourd’hui 25,7 millions de personnes.
La salarisation croissante de l’emploi est un fait marquant : aujourd’hui, 91 % des personnes qui travaillent sont salariées, contre 64 % en 1949, en raison principalement de la chute de l’emploi non salarié agricole.
Par contre, la structure des emplois s’est considérablement modifiée.
Dans les années 1950, services, industrie et agriculture employaient à peu près le même nombre de personnes.
L’agriculture occupait 29 % des actifs ayant un emploi en 1949. Elle ne représente plus que 3 % aujourd’hui.
La part des services a plus que doublé depuis 1950.
Les effectifs de l’industrie ont légèrement crû de 1949 à 1974 (+ 0,6 % par an). Ils baissent depuis, sur un rythme annuel de - 1,5 %. Les emplois dans la construction sont plus stables, plutôt à la hausse.
Attention, les statistiques sont toujours à prendre avec mesure, car l’externalisation de fonctions tertiaires précédemment assurées au sein des entreprises industrielles diminue la part relative de l’industrie. Cependant, même si les statistiques l’accentuent, l’évolution générale est indiscutable. Une étude de 2010 de la DGTPE (Ministère économie) indique qu’entre 1980 et 2007, 2 millions d’emplois ont été détruits dans l’industrie ; et qu’entre 2000 et 2007, 65 000 emplois y sont détruits chaque année.
[Tableau non reproduit ici]
Résumons : sur les 26 millions d’actifs/ves, il y a :
* 2,4 millions de non salariéEs (employeurs, artisanEs, …) dont 0,4 millions paysanNEs
* 23,6 millions de salariéEs, trois tiers, deux petits (7 millions, fonctionnaires et industrie), un gros (tertiaire)
o emplois dans le privé : 17 millions de salariéEs, dont
• 7 millions dans l’industrie, (dont 1,5 dans la construction),
• 10 millions dans le tertiaire (dont 1,5 dans les transports, et 0,5 intérimaires)
o Fonctionnaires au sens large : 7 millions d’agentEs dont
• fonction publique hospitalière : 1 million
• fonction publique territoriale : 2 millions, dont 1 million dans les communes
• Fonction publique état : 3 millions
• 1,7 millions d’agentEs titulaires et non titulaires, dont 1,06 millions d’agentEs dans les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,
• 0,415 militaires et civils du ministère de la Défense
• 0,331 millions d’agentEs d’établissements publics administratifs ayant un statut de droit public,
• 0,480 millions composés des salariéEs de La Poste, des caisses nationales de sécurité sociale, des établissements publics industriels et commerciaux, des groupements nationaux d’intérêt public et de l’enseignement privé sous contrat..
On voit que la structure du prolétariat, des exploitéEs et des oppriméEs qu’avaient des sociétés industrielles de la fin du XIX° siècle (Grande Bretagne et Allemagne) et du XX° siècle (pour le reste de l’Europe) n’est plus.
Une classe ouvrière industrielle concentrée dans grosses usines en expansion, avec beaucoup de salariéEs jeunes, qui a un poids économique central, qui est au centre des affrontements sociaux et politique, qui pouvait se penser comme LE vecteur du changement de société, du progrès social.
Par exemple en France, dans la période de décollage économique 1913-1929, qui lui permet de rejoindre le peloton de tête des pays développés, l’indice de production industrielle progresse de 40%, la sidérurgie est multipliée par 3, l’automobile par 5, la chimie par 2, le bâtiment par 1,5, les mines par 1,75. Une telle vague d’industrialisation provoque une augmentation et une concentration de la classe ouvrière industrielle dans de grandes usines : 41,5% des salariés nouveaux sont recrutés dans des établissements de plus de 500 personnes. C’est le développement spectaculaire de la grande entreprise, de l’Organisation Scientifique du Travail, la taylorisation (avec calcul temps de base, etc…)
La classe ouvrière qui va faire la grève générale de 1936, les grèves insurrectionnelles des années 47-48, ou même 1968 d’une certaine manière n’a pas grand chose à voir avec celle d’aujourd’hui.
Cette constatation concerne la France, et je crois la quasi totalité des pays capitalistes développés. Elle ne concerne pas nombre de pays en développement, en Asie notamment, Chine, Corée. Le développement du prolétariat, de la classe ouvrière industrielle à l’échelle de la planète est inégal et combiné : sil’augmentation globale est indiscutable, cela ne correspond pas à ce qui se passe dans nos pays.
Or c’est ici que nous militons, c’est cette situation que nous devons analyser.
En même temps que ce changement fondamental, la structure même de ces entreprises industrielles évolue, comme celle de toutes les grandes entreprises capitalistes. La taille des groupes, des entreprises augmente, alors que celle des établissements diminue.
Or ce n’est pas l’appartenance à un groupe qui est déterminante pour la structuration ouvrière, l’organisation à partir des lieux de travail, mais l’existence de regroupement de salariéEs sur un même endroit, avec les mêmes conditions ou des conditions similaires, le même employeur, les mêmes débats et les mêmes luttes….
Par exemple le groupe Veolia environnement occupe 270 000 salariéEs dans le monde … combien d’établissements de plus de 500 salariéEs en dehors du siège : probablement les grosses sociétés de transports en commun dans les villes…
Aujourd’hui il ne reste en France qu’environ 500 gros établissements de plus de 2000 salariéEs, dont près des deux tiers sont dans le tertiaire. Il en reste moins de 150 dans l’industrie. Et surtout, sur les dix dernières années, les unes augmentent (tertiaire +40%) alors que les autres diminuent (secondaire –20%).
Cette diminution du nombre de gros établissements ne favorise pas la réussite des luttes : les structures dans lesquelles il y a grève, lutte, pèsent de moins en moins sur le groupe, qui a plus de capacité financière et politique pour résister. C’est le problème par exemple des sidérurgistes de Florange en lutte contre Mittal, ….de la grève isolée à Aulnay chez PSA…
La coordination des travailleurs/euses, des syndicats, est difficile entre les établissements de l’entreprise, du groupe, au niveau national, à cause des expériences différentes des établissements, de la division syndicale. Elle est encore plus complexe, et très rare, au niveau international alors qu’elle est essentielle dans des groupes qui sont de plus en plus internationaux.
Au 1er janvier 2012
[Tableau non reproduit ici]
Encore plus significative est l’évolution du nombre de grosses structures sur les 10 dernières années.
Au 1er janvier 2012
[Tableau non reproduit ici]
S’ajoute à cet éclatement de la structure des entreprises :
a- l’explosion de la sous-traitance, à tous les niveaux, dans tous les secteurs, au sein même des établissements.
Ces sous-traitants (de l’automobile, de l’aéronautique, du bâtiment…) sont totalement dépendants des choix de ces gros donneurs d’ordre, tant sur les tarifs que sur la conception même des pièces livrées, de la fabrication et du contrôle. Si le donneur d’ordre décide de diminuer ses prix de 10%, ils ne peuvent que s’exécuter ou disparaitre. Ils n’ont aucune autonomie, aucune marge de manœuvre : les luttes qui peuvent s’y dérouler s’affrontent au travers du patron au donneur d’ordre qui peut tout simplement décider de faire fabriquer les produits qui n’arrivent pas chez le concurrent qui fabrique les mêmes, car les donneurs d’ordre se sont donnés les moyens de ne pas être dépendants d’un seul sous-traitant.
Ceux qui sont au sein même des entreprises (chimie, pétrochimie, nucléaire …secteurs qui se sont « recentrés sur le cœur de métier ») sont en fait des entreprises de prêt de main d’œuvre légalisées qui sont pieds et poings liés aux donneurs d’ordre.
Cette place de la sous-traitance diminue le nombre de salariéEs des établissements donneurs d’ordre, affaiblissant les capacités d’organisation et de lutte, et place en outre les salariéEs de ces entreprises sous-traitantes dans des situations rendant très difficile l’organisation et la lutte.
b- l’augmentation relative de la moyenne d’âge dans ces gros établissements industriels. Ils sont de moins en moins gros, de moins en moins nombreux, les départs ne sont pas remplacés.
c- la place du temps partiel.
d- l’importance de la précarité.
Ces évolutions des entreprises et des établissements industriels sont fondamentales.
Si certains effets immédiats sont liés à la crise, elles sont globalement le fruit de facteurs plus structurels :
a- la concurrence.
Une étude de 2010 de la DGTPE (Ministère économie) indique que 13% des emplois détruits en France l’ont été du fait des importations ;
b- les délocalisations
Une étude INSEE sur la période 1995/2001 met en évidence que la délocalisation de 10 grands groupes représente le quart des emplois supprimés.
c- les investissements vers nouveaux pays [3].
Selon l’OCDE, la France est le deuxième exportateur mondial de capitaux (derrière US et devant GB). Les chiffres d’affaires du CAC 40, 25% activité en France, 42% Europe et 32% reste monde (8% USA et 7% en Asie).
d- l’intensification du travail
L’étude précitée de 2010 de la DGTPE (Ministère économie) indique que les gains de productivité sont responsables à eux seuls de 65% des 2 millions d’emplois détruits dans l’industrie entre 1980 et 2007.
Cette intensification du travail est aggravée par le changement de régime technologique (microélectronique dans la production et informatique dans la circulation de l’information)
Tout cela ne doit pas nous amener à la conclusion qu’il y a en France disparition du prolétariat, des exploitéEs et des oppriméEs.
Au contraire, il y a toujours augmentation de leur nombre et de leur place, une diminution des artisans, etc…, mais il y a une modification profonde de la réalité de ce prolétariat, de cette classe des exploitéEs et des oppriméEs, un éclatement et une relativisation de la place économique et politique des entreprises industrielles, une augmentation du tertiaire qui représente aujourd’hui (entreprises privées et publiques) les deux tiers des exploitéEs et des oppriméEs du pays.
S’ajoute à cette réalité des divisions accentuées et entretenues, notamment au niveau idéologique, autour de l’idée de classe moyenne.
Par exemple, la plus grande concentration des exploitéEs et des oppriméEs de Paris est l’aéroport Charles de Gaulle dans lequel travaillent 100 000 salariéEs, mais dans des centaines de sociétés qui accentuent les divisions entre métiers et niveaux de formation ; Quoi de commun entre pilotes de lignes et bagagistes, surtout s’ils sont dans des sociétés différentes ?
Et ce qui me semble le plus important est qu’une remontée de l’activité économique n’inverserait pas cette tendance, qui est le fruit d’évolutions fondamentales et de choix politiques et sociaux des capitalistes.
Chesnais dans l’article précité indique par exemple qu’en 2002 la remontée économique aux USA s’est faite sans création nette d’emplois !
Il est même possible de penser qu’une reprise économique en Europe ne verrait dans le meilleur des cas qu’une amplification de cette évolution, liée à une restructuration de la sphère productive dans le cadre des changements technologiques et de la mondialisation libérale, qui modifie fondamentalement la structure interne du prolétariat, de la classe des exploitéEs et des oppriméEs.
Quelques problèmes qui prennent une dimension nouvelle
La relativisation de la place de la classe ouvrière industrielle
Résumons : la classe ouvrière industrielle, du fait de sa force et de sa centralité économique et sociale, a eu une place motrice dans les luttes de classe depuis le début du XX° siècle. Cette place était due à :
• la concentration de ces travailleurs/euses, avec une forte proportion de jeunes, dans des unités de production importantes ;
• l’action dans ces centres ouvriers qui était phare pour l’ensemble de la société, autour de partis et de syndicats ayant pour projet une société socialiste ;
Ces secteurs (mineurs, automobile et plus largement métallurgie, …) en expansion constante jusque dans les années 1970, ont été par leurs luttes à la pointe de toutes les bagarres, de tous les progrès sociaux essentiels, de toutes les victoires pour ceux d’en bas. « Quand Billancourt éternue, la France s’enrhume » …
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la place dans l’économie et la société du secteur industriel décline régulièrement. Tout en restant un secteur essentiel des exploitéEs et des oppriméEs, il ne joue plus aujourd’hui ce rôle moteur dans les luttes sociales et politiques.
Dans les 20 dernières années, les secteurs moteurs des grandes mobilisations ont été les cheminotEs, les hospitalierEs, les enseignantEs, sans parler des jeunes en formation.
Le blocage de l’économie
Au niveau des entreprises ou des établissements, il y a de moins en moins d’unités dans lesquelles peut être vraiment efficace le combat économique classique de la classe ouvrière. On fait grève, et en arrêtant la production on oblige le patron à céder sur tout ou partie des revendications. Soit les entreprises sont très grosses et malgré la production en flux tendu, leur taille leur permet d’avoir des ressources tant industrielles qu’économiques pour résister. Soit elles sont petites avec un employeur unique, mais soumises à la sous traitance, c’est à dire qu’elles peuvent disparaître rapidement et être remplacées par celle qui fait doublon et puis une nouvelle. D’ailleurs les grèves d’une certaine durée pour les salaires ou des revendications de ce type sont de plus rares dans ces établissements. Les luttes les plus importantes sont celles contre les licenciements et surtout les fermetures.
Nous ne sommes plus dans la situation dans laquelle on se trouvait lorsque les mineurs, en se mettant en grève, bloquaient toute l’économie, et par leur nombre, leur place dans la société, jouaient en même temps un rôle politique central.
L’organisation capitaliste de l’industrie et du tertiaire (distribution et commerce) en flux tendus, qui met les stocks sur les routes, ainsi que la structure de l’espace urbain, qui oblige des millions de salariéEs à des déplacements quotidiens éreintants, font des moyens de transport et donc des carburants une question essentielle, le talon d’Achille du système. Ce sont les secteurs de la circulation des personnes et des marchandises, avec les secteurs de l’énergie qui ont aujourd’hui la capacité de bloquer l’économie. Cela concerne notamment les transports en commun des grandes villes, le chemin de fer, les transports routiers, la production électrique, les raffineries…. On voit par cette énumération que ces secteurs n’ont pas du tout la même place dans la société que les mineurs il y a quelques dizaines d’années.
Ces secteurs qui ont la capacité de bloquer le fonctionnement normal de la société ne s’en sont pas privés malgré les campagnes sur les prises d’otages. La façon dont le droit de grève y a été attaqué ces dix dernières années montre leur importance : lois limitant le droit de grève dans les transports terrestres et aériens en 2007 et 2011, transports routiers en 2002, réquisition préfectorale mise en place en 2003 (modifiée depuis) massivement utilisée contre les raffineries lors des mobilisations de 2010. En dehors d’une grève générale qui implique tous les secteurs, une grève de secteurs minoritaires qui bloque l’économie ne peut tenir en dehors d’un soutien majoritaire et actif : la question du soutien politique est centrale pour que le blocage produise son effet.
L’intégration des organisations syndicales
De tout temps les capitalistes ont travaillé à se débarrasser des organisations collectives des travailleurs qui ont pour objectif de remettre en cause leur pouvoir, qui organisent les luttes radicales.
Pour cela deux méthodes : la répression et la constitution de syndicats à leur botte, les syndicats jaunes. Ces différentes armes ont été perfectionnées pour les adapter à l’évolution droitière des directions syndicales. Plutôt que de fabriquer de toutes pièces des syndicats jaunes qu’il est facile d’identifier comme émanant des patrons, il est plus efficace de mettre dans sa poche des syndicats qui un jour ont été, même de manière limitée, des organes de défense des travailleurs.
Pour les mettre dans leur poche, les processus d’intégration mis en œuvre sont très importants, en même temps qu’une politique répressive contre les militants combattifs.
Au niveau confédéral, les moyens financiers attribués aux syndicats par divers canaux représentent aujourd’hui plus de la moitié du budget de chacune des grandes confédérations, et leur attribution est liée pour une bonne part à la participation à de multiples instances de concertation. Les permanents nationaux sont en permanence dans de multiples réunions à l’efficacité souvent nulle, et perdent petit à petit les liens avec les salariés bien sûr, mais même aussi avec les structures de base de leur syndicat.
C’est un processus qui s’est étendu au niveau des entreprises : combien de dirigeants syndicaux passent plus de temps en réunion avec la direction, dans des négociations sans fin sur des sujets les plus divers [4], qu’avec les salariés, qu’à organiser concrètement l’action collective ? Et une fois qu’on a acquis quelques avantages matériels pour le syndicat et ses responsables qui facilitent le quotidien, cela pèse évidemment sur l’affrontement qu’on est prêt à organiser : à quel prix peut-on prendre le risque de les perdre ?
Cette intégration atteint un niveau considérable, du haut en bas de toutes les structures syndicales. Elle concerne depuis plus ou moins longtemps la CFTC, FO et la CFDT, mais aussi la FSU, la CGT, et des centaines, voire des milliers de syndicats d’entreprise de toutes obédiences. S’il existe quelques îlots de résistance dans la plupart de ces organisations, ils sont limités et n’ont pas actuellement les forces pour inverser cette évolution globale qui évidemment a des effets sur la perception des syndicats par les salariéEs et plus largement. S’ils restent incontournables, ils ne sont pas perçus largement comme représentants la masse des exploitéEs et des oppriméEs, mais comme des acteurs dont on ne peut se passer, voire même des institutions.
Les formes de l’aliénation au travail
La restructuration capitaliste a su tenir compte d’une partie des aspirations issues de la grande vague de mobilisation autour des années 1968. En même temps que la restructuration économique, les patrons ont fondamentalement changé l’organisation du travail dans les entreprises, autour des objectifs, de l’individualisation qui aggravent les formes de l’exploitation cognitive et psychologique en même temps que sont moins présentes les formes d’exploitation physiques les plus brutales.
En effet, au-delà des augmentations de salaires et des droits nouveaux pour les travailleurs, la grève générale de 68 se traduit aussi par un changement profond des rapports de forces quotidiens dans les entreprises entre l’encadrement et les salariés. Les travailleurs imposent des cadences, des formes de contre pouvoirs quotidiens. Le patronat va mettre plus de 10 ans à revenir sur ces acquis.
Aujourd’hui l’individualisation de toutes les formes de travail, s’appuyant pour partie sur la volonté de liberté issue de 68 et récupérée/détournée par les patrons a des effets destructeurs dans l’ensemble des lieux de travail des exploitéEs et des oppriméEs, d’abord dans l’industrie, puis progressivement dans toutes les secteurs du salariat. C’est ce qui explique le nombre de suicides, les problèmes majeurs de souffrance au travail partout.
Il n’y a pas plus de chefs agressifs et nocifs que dans les années 1970 par exemple. Mais à l’époque le travail était conçu de manière similaire pour toutes les équipes, et la gestion de l’adaptation entre ce qui est demandé par la direction, la consigne (le travail prescrit), et ce qu’il faut réellement faire pour réaliser le travail (le travail réel) se était de fait assumée par le collectif de travail, et non par chaque individu. Dès lors que l’organisation du travail individualise chacun face à son travail, à ses objectifs individuels, chacun doit faire face comme il peut.
Cette destruction en profondeur les collectifs de travail diminue considérablement la possibilité de réactions collectives au quotidien, et donne une nouvelle acuité à la question de l’aliénation au travail.
S’ajoute la déstabilisation organisée de toutes les résistances quotidiennes collectives, de tous les collectifs de travail, au travers des réorganisations, des restructurations permanentes.
C’est devenu un mode de « management » qui touche tous les secteurs, de l’industrie, du tertiaire, du privé, du public…..la réorganisation permanente, pour toute sorte de raisons. L’objectif est beaucoup plus social et politique qu’économique, faire plus de travail avec moins de salariéEs.
Dans toute organisation du travail, les salariéEs trouvent petit à petit des complicités, des points communs, des formes de travail collectif non prévues, bref ce que nous appelons la solidarité, qui constitue un contre pouvoir quotidien aux formes d’exploitation et d’oppression en place. C’est cela que les directions veulent casser, et les salariéEs conserver, ce que les patrons appellent la résistance au changement. Cette résistance au changement est normale, naturelle, car chaque changement, chaque nouvelle organisation du travail impose de reconstruire patiemment de nouvelles défenses, individuelles et collectives, adaptées au nouveau contexte, aux nouvelles formes de travail, à la nouvelle structure hiérarchique, au nouvel environnement professionnel, bref, un nouveau collectif de travail. Recommencer à chaque réorganisation est épuisant, surtout lorsqu’on n’a pas le temps de réellement stabiliser ces collectifs de travail essentiels pour les luttes collectives.
A l’aliénation économique « classique », les individus coupéEs de toute liberté d’accès aux moyens de production et de subsistance obligéEs, pour survivre, de vendre leur force de travail sur le marché, les produits de leur travail ne leur appartenant plus, devenant la propriété de l’employeur, s’ajoutent d’autres aspects.
L’organisation du travail, ces réorganisations permanentes annihilent les capacités créatrices, certains talents, certaines potentialités inexploitées de développement humain qui devraient pouvoir s’exprimer dans l’activité au travail. Le travail devient quelque chose qui n’est pas créateur et productif pour les hommes et femmes mais quelque chose de nuisible et destructeur.
Une telle aliénation n’est pas seulement économique mais également sociale et psychologique. Elle atteint même la capacité à communiquer, qui est l’un des attributs les plus fondamentaux de l’être humain. L’expression terrible de cette aliénation est la solitude extraordinaire générée par cette société fondée sur la production marchande et la division du travail. L’individualisme poussé à l’extrême signifie aussi la solitude poussée à l’extrême.
Cette question est centrale pour toutes celles et tous ceux qui veulent changer la société, comme le dit Ernest Mandel :
« Les conditions indispensables pour la disparition de l’aliénation de l’homme, du travail aliéné et des activités aliénées des êtres humains ne peuvent être créées que par la poursuite des processus dont je viens de parler : le dépérissement de production marchande, la disparition de la pénurie économique, le dépérissement de la division sociale du travail grâce à la disparition de la propriété privée des moyens de production et à l’élimination de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, entre producteurs et administrateurs. Tout cela entraînerait la lente transformation de la nature même du travail qui cesserait d’être une nécessité imposée pour gagner de l’argent, un revenu et des moyens de consommation, et deviendrait une occupation exercée volontairement par les gens parce que cela correspondrait à leurs besoins intimes et exprimerait leurs talents. Cette transformation du travail en une activité humaine créatrice et multidimensionnelle est le but ultime du socialisme. C’est seulement quand ce but sera atteint que le travail aliéné, avec son cortège de conséquences pernicieuses, cessera d’exister. » [5]
Protection de la planète et de l’humanité
ChacunE est percutéE par les questions écologiques, y compris au niveau du travail.
Il y a toujours eu des activités sans utilité sociale, destructrices, comme l’industrie de guerre. Y travailler place les salariéEs de ces secteurs dans des contradictions parfois difficiles à assumer, mais supportables si l’on peut s’identifier à des travailleurs/euses se rattachant au combat émancipateur.
Le problème est que le nombre de salariéEs placéEs dans cette situation n’a cessé d’augmenter. Ce n’est pas la même chose de travailler dans un secteur reconnu comme le moteur du progrès pour l’ensemble de la société, qui crée la fierté de jouer par son travail un rôle positif pour l’humanité, que dans un secteur qui pose des problèmes pour l’avenir !
Cela concerne une part importante des secteurs industriels, qui polluent, fabriquent des produits dangereux et/ou inutiles, de plus en plus perçus comme nuisibles.
Sont ainsi concernés les travailleurs/euses de l’énergie (centrales nucléaires), des transports (automobile, aérien..), de la chimie …qui non seulement travaillent dans des conditions néfastes pour eux, mais aussi pour leur environnement.
Que pensons-nous des salariéEs de Fessenheim qui sont appelés par l’intersyndicale CGT-FO-CFDT-CFE/CGC à se joindre à une manifestation contre la fermeture de la centrale avec des élus UMP ?
Que pensons-nous des syndicalistes et des salariéEs de Grande Paroisse à Toulouse qui se refusent à rendre la direction responsable de l’explosion de l’usine, la soutiennent contre toutes les enquêtes extérieures qui démontrent cette responsabilité ?
La crise de la pensée émancipatrice
Il n’est pas question ici de revenir longuement sur l’effet pour des millions d’exploitéEs et d’oppriméEs de l’effondrement des sociétés bureaucratisées du « socialisme réel », la façon dont le capitalisme sauvage s’est implanté en quelques années dans ces pays, le développement actuel du capitalisme en Chine, y compris répression politique à Cuba.
Parler du socialisme, de l’appropriation collective et démocratique des moyens de productions est aujourd’hui compliqué … il faut d’abord convaincre que c’est possible mais que ce ne serait pas comme là bas … il y a là un changement fondamental : cette perspective n’apparaît pas comme émancipatrice pour tous/tes celles/ceux d’en bas.
Le stalinisme a profondément endommagé la pensée pour l’émancipation en la liant aux sociétés bureaucratiques. La notion d’émancipation n’a pu vivre pendant des décennies que dans des cercles très limités.
Enfin cet effondrement a produit la disparition de la contre-culture ouvrière, de cette contre société qui favorisait la structuration de la conscience de classe (ce fait en lien avec l’éclatement géographique qui a fait régresser les quartiers ouvriers accolés à une production).
De tout cela découle :
– l’absence de toute figure tutélaire,
– une méfiance de plus en plus forte des institutions verticales, des commandements pyramidaux. Les syndicats et les partis sont largement perçus, à juste titre, comme des structures reproduisant ce type de fonctionnement. C’est une des explications de l’absence de renforcement significatif de ces organisations, même dans les pays et dans les périodes où les masses sont en mouvement. En France les mobilisations de ces 20 dernières années n’ont à aucun moment changé quantitativement ni qualitativement la place de ces organisations, quel que soit le rôle qu’elles y ont joué.
Cette situation impose de retrouver la voie de l’émancipation, une utopie comme boussole, pas comme un bréviaire.
Car on ne « meurt » pas pour 1700 euros, voire même pour les retraites, mais on peut puiser l’énergie nécessaire à ce combat dans la conviction qu’il existe une solution, un horizon, une utopie. Il y a un besoin fondamental de relégitimer, recrédibiliser l’idée de transformation sociale, de reconstruire les conditions permettant transformation sociale. C’est ainsi que pourra se redécouvrir, probablement sous des formes que nous ne pouvons imaginer aujourd’hui, la légitimité de l’activité militante, la confiance dans la justesse du combat.
Les formes de lutte des ces dernières années
La proposition est ici d’essayer de prendre un peu de recul pour essayer d’appréhender l’évolution des mobilisations durant ces 20 dernières années. Car il y a eu en France des vagues de mobilisations importantes, une résistance aux ravages du libéralisme, avec des formes multiples, évolutives, une place différenciée des organisations constituées ou des structures ponctuelles.
Nous devons continuer à débattre sans idées préconçues pour avancer, pour comprendre quelles sont les modifications, les luttes révélatrices d’une évolution plus large dans la conscience, les cohérences qui apparaissent pour essayer de déterminer une politique qui prenne en compte la réalité des luttes des exploitéEs et des oppriméEs.
Manifestations : du jamais vu
Le recours à la manifestation existe depuis qu’existe le mouvement ouvrier moderne à partir du début du 19° siècle (cf manifestations Chartistes en Grande Bretagne), mais il a pris depuis les années 1980 une importance croissante comme mode d’expression politique et social.
En 1988, un français sur deux était prêt à manifester, en 1995 deux sur trois, et en 2002, trois sur quatre, ce qui place la manifestation au même rang que la grève pour les moyens d’action [6]. Les jeunes sont les plus nombreux à l’approuver. Les manifestations de masse, interprofessionnelles, sont devenues une des formes d’expression des mobilisations des exploitéEs et des oppriméEs pour influer sur l’opinion, influencer le pouvoir politique. Elles concernent même maintenant également les forces sociales réactionnaires.
C’est une des grandes évolutions de ces dernières décennies.
En 1968, on sortait de la période ouverte en 1958 durant laquelle beaucoup de manifestations étaient interdites (le 1er mai 68, c’était la première manifestation du 1er mai autorisée depuis 1958).
Durant la mobilisation étudiante et la grève générale, il y a eu deux journées de très grosses manifestations :
• le lundi 13 mai (après la nuit des barricades et avant la grève générale), 1million/450 000 (450 manifestations) [7],
• le 29 mai à l’appel de la CGT « pour un gouvernement populaire » : à Paris environ 500 000.
Le reste du temps, il y a eu de multiples manifestations, à Paris de dizaines de milliers de manifestants ; une de 100 000 le 24 mai et le meeting de Charletty le 27 de 50 000.
Du coté de la réaction, grosses manifestations le 30 mai et les jours suivants (Paris 1 million / 300 000)
Sur les vingt dernières années, les manifestations ont pris une ampleur nouvelle
date | nombre mini | nombre maxi | objet |
---|---|---|---|
24-juin-84 | 550 000 | 2 000 000 | défenseurs école privée |
23-nov-86 | 200 000 | contre loi devaquet | |
27-nov-86 | 200 000 | 1 000 000 | contre loi devaquet |
04-déc-86 | 200 000 | 1 000 000 | contre loi devaquet |
16-janv-94 | 260 000 | 1 000 000 | défense école laique |
24-nov-95 | 500 000 | 1 000 000 | retraites |
28-nov-95 | 250 000 | 500 000 | retraites |
05-déc-95 | 700 000 | 1 000 000 | retraites |
12-déc-95 | 1 000 000 | 2 250 000 | retraites |
01-mai-02 | 700 000 | 1 300 000 | anti le pen |
13-mai-03 | 1 000 000 | 2 000 000 | raffarin retraites |
25-mai-03 | 350 000 | 800 000 | raffarin retraites |
03-juin-03 | 455 000 | 1 500 000 | raffarin retraites |
07-févr-06 | 218 000 | 400 000 | Cpe |
07-mars-06 | 400 000 | 1 000 000 | Cpe |
18-mars-06 | 500 000 | 1 500 000 | Cpe |
28-mars-06 | 1 055 000 | 3 000 000 | Cpe |
24-juin-10 | 800 000 | 2 000 000 | retraites |
07-sept-10 | 1 120 000 | 2 700 000 | retraites |
23-sept-10 | 997 000 | 3 000 000 | retraites |
02-oct-10 | 899 000 | 3 000 000 | retraites |
12-oct-10 | 1 123 000 | 3 500 000 | retraites |
16-oct-10 | 825 000 | 3 000 000 | retraites |
19-oct-10 | 1 100 000 | 3 500 000 | retraites |
28-oct-10 | 560 000 | 2 000 000 | retraites |
06-nov-10 | 375 000 | 1 200 000 | retraites |
13-janv-13 | 340 000 | 1 000 000 | contre mariage pour tous |
24-mars-13 | 300 000 | 1 400 000 | contre mariage pour tous |
21-avr-13 | 45 000 | 270 000 | contre mariage pour tous |
Les participants aux manifestations ne sont pas toujours en grève. Ils peuvent être en grève, reconductible, pour une journée, en débrayage la demi-journée ou même seulement les heures nécessaire à la manifestation qu’ils quittent rapidement pour retourner au travail, mais ils peuvent aussi être en RTT, en repos….
Pour un nombre important de salariéEs, ce qui est important et accessible, c’est la participation aux manifestations. Il est vrai que plusieurs victoires de ces dernières années sont dues pour une part à la puissance des manifestations : souvenons-nous de la phrase du premier ministre Juppé affirmant que s’il y avait 2 millions de manifestants dans la rue « mon gouvernement n’y résisterait pas », et du Jupéthon que cela a entrainé.
Le bilan est clair : lors du dernier mouvement de masses, celui contre la réforme des retraites en 2010, il n’y a jamais eu autant de manifestants dans les rues de manière répétée, 8 manifestations sur deux mois :
• les chiffres les plus élevés de 1995, du CPE, de 2009, sont atteints et/ou dépassés au moins 3 fois ;
• il y a 5 ou 6 journées de manifestations durant ces deux mois lors desquelles les chiffres atteignent les niveaux les plus élevés de ces 30 dernières années (environ 1 million pour la police et 3 millions pour les organisateurs) ;
• de 5% à 15% de la population active a participé à ces manifestations (estimation évidemment : on doit retirer les jeunes lycéenNEs, les retraitéEs, mais ajouter ceux qui n’ont participé qu’à une ou deux manifestations …), avec un soutien permanent de 70% de la population ;
• les manifestants étaient de plus en plus jeunes, indépendamment des lycéenNEs, les trentenaires étaient dans les dernières manifestations en très grand nombre, comme si une nouvelle génération commençait à se mettre en mouvement.
Ces manifestations sont les lieux de l’unité la plus large, où le mouvement montre sa force. Tout le monde y est, syndicats (même les plus droitiers en 2010), tous les partis de la gauche institutionnelle et évidemment les partis anticapitalistes ou d’extrême gauche. Chacun exprime son point de vue, distribue des tracts, scande ses slogans.
Les débats sur les chiffres occultent en partie les dynamiques politiques à l’œuvre dans ces manifestations. C’est un lieu dans lequel les secteurs en grève, les plus combatifs et impliqués sentent un soutien de masse, c’est aussi un lieu de politisation.
Grèves : Trois grandes vagues de mobilisation, 1995, 2003 et 2010
La grève, comme moyen de lutte qui bloque les entreprises, l’économie, qui permet une action collective des salariés enfin débarrassés de l’exploitation quotidienne est un moyen irremplaçable d’action et de politisation, qui devient directement politique dès qu’elle se généralise, car elle affronte la bourgeoisie dans son ensemble et l’état bourgeois, même si elle n’en a pas conscience.
Nous nous sommes battus avec détermination pour que les grèves qui se sont multipliées se transforment en une grève générale, sans atteindre cet objectif.
En 1995 les manifestations s’appuyaient sur une grève massive de 5 semaines appuyée sur les cheminots, avec des grèves importantes dans d’autres secteurs mais ponctuelles, que nous n’avons pas réussi à engager en véritable grève générale. En 2003 même processus autour de la grève enseignante.
Lors des mobilisations en défense des retraites de 2010, à l’occasion des journées d’action, tous les secteurs étaient en grève, plus ou moins importante selon les journées et les établissements.
La grève reconductible a concerné, notamment à partir du 12 octobre, plusieurs dizaines d’hôpitaux, certaines centrales de production électrique, toutes les raffineries et les terminaux gaziers, certains terminaux pétroliers, certains ports, des entreprises privées (pour des raisons diverses, retraites, emploi, etc…selon des modalités diverses, parfois totale, parfois sous forme de débrayages reconductibles), certains secteurs des territoriaux (Marseille, Paris), centres de tri, facteurs, certains secteurs de la fonction publique….
c’est-à-dire qu’elle a été d’emblée interprofessionnelle. Mais la grève n’a pas pris de caractère de masse, même là où les syndicats, les militants ont appelé à la reconduction. Le débat sur la grève générale nécessaire pour imposer le retrait était présent sous diverses formes, y compris dans des secteurs ou les militantEs anticapitalistes ne sont pas présentEs. Mais elle n’a pas eu lieu, n’a jamais bloqué l’économie du pays, même si les exploitéEs et oppriméEs en lutte avaient conscience de l’affrontement avec le gouvernement et les patrons dans leur ensemble : la reprise massive de mots d’ordre dans les manifestations dépassant la question des retraites le montre.
Quelle est la part de l’idée que ce n’est pas la mère des batailles « il faut se garder des forces » ; celle de l’impuissance « on ne gagnera pas contre ce gouvernement même s’il faut montrer qu’on n’est pas d’accord » ; celle de la mesure du niveau de l’affrontement, bien autre que pour le CPE par exemple, de la nécessité de vider le gouvernement, créer une crise politique pour faire capoter la réforme « on va pas se lancer dans un mouvement sans un minimum de garanties d’obtenir quelque chose de significatif » ; celle d’autre raisons à élucider, le tout dans une situation où les sondages estimaient à 70% le soutien au mouvement.
Quelle est l’ampleur réelle de ces vagues de grèves en articulation avec les manifestations ?
Le ministère du travail utilise depuis très longtemps des statistiques qui sont censées mesurer le nombre de grèves, de salariés en grève, et les journées individuelles non travaillées (JINT). Ces chiffres concernent les « conflits localisés », et ne prennent pas en compte des périodes de conflits nationaux comme 1995, 2003 ou 2010 : c’est la mesure du « bruit de fond ». A la fin des années 70 le chiffre de JINT tournait autour de 3 millions par an et « a chuté, par paliers successifs, avant d’osciller, à partir du milieu des années 1990, dans une fourchette comprise entre 250 000 et 500 000 JINT » [8]. Si on remonte plus loin, depuis le début du 20° siècle, en dehors des deux guerres mondiales, il n’y a jamais eu aussi peu de grèves comptabilisées, et ce depuis maintenant une vingtaine d’années.
Comme toute statistique, il faut essayer de voir en quoi elle représente la réalité malgré ses limites. Si l’évolution générale n’est pas contestable, il est probable qu’elle n’a pas cette ampleur car :
• ces chiffres ne prennent pas en compte les autres formes de lutte, débrayages, manifestations ;
• depuis 2003 ils ne concernent que le secteur privé (EDF-GDF, SNCF, la poste à l’écart) ;
• le recensement est incomplet, notamment dans les PME, pour les grèves de courte durée : les chiffres doivent être à peu près doublés (mais c’était aussi le cas auparavant).
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mécontentement, ni même de conflits. Mais nous devons constater qu’ils prennent d’autres formes.
Les enquêtes plus complètes de la Dares (service statistique du ministère du travail), les enquêtes « Réponse » [9] donnent d’autres indications. Elles différencient le débrayage, la grève de moins de 2 jours, celle de plus de 2 jours, la grève perlée, la grève du zèle, le refus d’heures supplémentaires, manifestations et « autres formes de conflits ». Elles indiquent que 21% des établissements ont été touchés par l’une de ces formes entre 1996 et 1998, et 30% entre 2002 et 2004.
Elles mettent en évidence qu’il n’y a pas disparition de la conflictualité en même temps que la diminution de la « forme classique et la plus visible ». « Non que ces formes de conflictualité ainsi repérées soient nouvelles, mais elles occupent désormais une place dominante dans le répertoire d’action au niveau des établissements » [10].
Les trois grands secteurs dans lesquels le nombre de conflits reste important sont dans le secteur marchand l’industrie (42% des établissements), les transports (36%) et les fonctions publiques (enseignants, la Poste et les impôts).
Il y a là une évolution de fond, le développement relatif de modes de conflits de « basse intensité » en dehors de ces secteurs « bloquants » pour l’ensemble de l’économie. Il est utile d’y réfléchir, d’en comprendre les raisons, de voir les dynamiques à l’œuvre.
Le chômage est évidemment une raison fondamentale de cette évolution : les grèves diminuent quand le chômage augmente (les courbes sont exactement inversées).
L’affaiblissement du mouvement ouvrier organisé autour d’un projet global de changement de société joue un rôle essentiel.
Mais il y a aussi des raisons liées à la structuration actuelle du capitalisme.
La totalité des grandes entreprises, des grands établissements appartiennent à des groupes internationaux. Le bras de fer des salariés d’une entreprise contre leur employeur, qui a été une forme importante des grèves et des luttes depuis la naissance de l’industrie est difficilement réalisable pour les salariés d’un trust international. Même si certaines usines ont la capacité de bloquer le fonctionnement d’un groupe par une grève bouchon, il est rare que cette grève ait les moyens de faire plier économiquement un groupe international, qui a une assise financière, des productions réparties dans diverses usines dans le monde entier, des moyens pour réagir. Arriver à faire grève tous ensemble au plan national n’est pas facile, mais au plan international, c’est encore plus difficile. Dans cette organisation économique, les patrons ont plusieurs longueurs d’avance. Il est vrai qu’en retour cela favorise la prise de conscience que l’ennemi n’est pas son patron, mais les patrons et le système, même si on ne trouve pas les moyens de combat adaptés.
Il reste évidemment des entreprises de plus petite taille (dizaines, centaines de salariés, milliers rarement) qui appartiennent à des capitalistes « individuels », mais ces sociétés sont la plupart de temps sous-traitantes des trusts, à des conditions économiques drastiques. Ils peuvent s’en débarrasser très facilement, les remplacer par d’autres. Elles sont très fragiles, très flexibles, et les luttes y sont très difficiles pour ces raisons. La grève un peu dure dans ces sociétés se traduit assez rapidement par leur fermeture pure et simple.
Tout cela peut expliquer pourquoi les dernières grèves dures et longues dans l’industrie se sont déroulées contre les fermetures, les licenciements : les salariés n’ont alors rien à perdre, tout à gagner !
Ailleurs, se développe une autre forme de conflits, qui cherche l’efficacité, sans l’avoir trouvée.
Des milliers d’opérations de blocages de plus en plus nombreuses d’un mouvement à l’autre
On l’a vu plus haut, la faiblesse de l’organisation capitaliste de la production, c’est la circulation de toutes les marchandises dans des délais extrêmes : le moindre blocage de la circulation a des effets économiques importants.
Depuis plusieurs années, un des modes d’action utilisés sont les opérations de blocage, de routes, d’aéroports, de zones industrielles, de plates-formes de distribution, sous formes de barrages filtrants ou bloquants.
Ainsi, les exploitéEs et les oppriméEs cherchent les moyens de faire plier les possédants. Lors des vagues de mobilisations de ces dernières années, ces actions regroupaient des militantEs combatifs/ves, qui voulaient que les grèves coûtent cher aux patrons et au gouvernement.
Ces blocages regroupaient à la fois des grévistes pour lesquels cette forme d’action encourage à continuer, et des salariéEs qui n’étaient pas en grève mais qui voulaient à tout prix participer au mouvement, y compris des salariéEs de petites entreprises.
Il est impossible de dénombrer les opérations de blocages qui se sont succédé pendant près de trois semaines à l’automne 2010, des milliers sans aucun doute, une ampleur qui semble inégalée. On a beaucoup parlé des dépôts de carburants, mais il y a eu d’autres actions tout aussi efficaces et spectaculaires.
Ces actions étaient organisées par l’intersyndicale du coin, par des syndicats, par des AG intersyndicales, etc…
Elles ont toujours été des points de rencontre interprofessionnelle et intergénérationnelle extrêmement importants. Quand des salariéEs, des jeunes de secteurs et de syndicats différents passent des heures ensemble, discutent, agissent, ils participent du même combat : ces blocages sont un des creusets de l’unité interprofessionnelle des combatifs d’une zone, d’une agglomération. Des milliers, dizaines de milliers de salariéEs, de jeunes y ont participé, pour essayer d’arriver à bloquer l’économie, pour coûter cher aux patrons et au gouvernement, pour arriver aux effets de la grève générale sans elle, voire même en en faisant l’économie.
C’est parmi tous ces salariéEs qu’on retrouvait les activistes pour la grève générale, la grève reconductible, tous ces anticapitalistes décidés à changer les choses sans attendre sagement les échéances électorales.
Mais les blocages, même les plus réussis, ne peuvent remplacer la grève elle-même.
D’une part ils sont obligatoirement partiels : il faut des dizaines, des centaines de milliers de personnes pour bloquer l’économie sans que la police, la répression de l’Etat ne puisse être efficace : il faut donc que tous ces bloqueurs/euses soient eux/elles-mêmes en grève. Si on prend l’exemple des dépôts de carburants, la grève des salariéEs de l’ensemble de la filière de fabrication et de distribution du carburant (raffineurs, salariés des dépôts, routiers, et vendeurs) a une efficacité supérieure… sachant que la seule grève des dépôts a amené le gouvernement à réquisitionner les grévistes en petit nombre, sans que le mouvement puisse contrecarrer cette répression anti grève. Les meilleurs bocages, les plus déterminés, ne peuvent tenir contre l’appareil répressif sans un soutien de masse …aussi important que la grève générale, ou que la grève de toute la filière.
Ce qui est déterminant dans tout cela, c’est à la l’efficacité économique, mais aussi, peut-être même surtout, l’action collective de millions de salariéEs, avec tout ce que cela implique de prise de conscience, tout ce que cela construit dans tous les milieux, toutes les entreprises, tout ce que cela veut dire pour une autre organisation de la société, basée sur l’organisation collective de ceux d’en bas.
Il est possible que ce soit aujourd’hui dans l’association de grèves tournées vers l’interprofessionnel, l’extérieur des entreprises et des actions de blocages, d’occupation de lieux publics qui mobilisent en commun des exploitéEs et des oppriméEs de tous les secteurs de la société que se construit une alternative sociale et politique.
Des dizaines de structures interprofessionnelles en 2010
La direction nationale du mouvement est restée aux mains de l’intersyndicale nationale.
Mais localement, de nombreuses structures se sont émancipées de l’orientation nationale, et ont milité pour la reconduction, la généralisation.
Cette activité interprofessionnelle combattive a pris des formes différentes selon les villes, l’orientation des syndicats et le poids politique des réformistes et des combatifs :
• parfois des intersyndicales locales (Le havre) ;
• parfois des AG interprofessionnelles organisées par certains syndicats, le plus souvent CGT et SUD ;
• parfois des AG interprofessionnelles avec seulement des syndicats combatifs, sans appui des structures interprofessionnelles ;
• parfois des syndicalistes combatifs/ves.
Ces structures ont été le plus souvent à l’origine des blocages, des opérations de soutien aux grévistes, et toutes autres actions spectaculaires, qui rythment et structurent les secteurs les plus en avant, en entraînant les autres.
C’est la première fois depuis 1968 que des structures de ce type (30, 40 ? ? ?) se sont mises en place et ont réellement pesé sur le cours de la mobilisation. La première coordination de ces structures, à Tours, si elle est fut très loin d’être une direction alternative aux directions confédérales, est une réelle avancée.
Dans l’histoire des luttes des trente dernières années, seules des coordinations sectorielles et parfois catégorielles (santé, cheminots) ont vu le jour pour diriger la lutte dans leur secteur.
Il y a eu en 1995, 2003 et 2006 des expériences d’AG interprofessionnelles ici et là, mais rien d’équivalent à ce qui s’est passé en 2010.
Outre l’aspect tout à fait positif que représente cette expérience localement, il faut noter de plus leur maturité politique. Conscientes de leurs limites, elles ne se sont pas réduites à être des donneurs de leçon, mais ont cherché les moyens à leur disposition pour faire avancer la généralisation, la combativité des secteurs en avant.
Les expériences qui ont été faites ici se retrouveront plus tard, sous des formes qu’il est illusoire de prévoir. Mais ces rencontres, cette activité ont soulevé des espoirs tellement importants chez les militantEs les plus combatifs/ves, qu’il est impossible que tout cela ne s’exprime pas d’une manière ou d’une autre dans les mobilisations futures. Encore une fois, il faut noter que l’investissement militant dans ces expériences n’a pas connu de prolongement après le mouvement dans des organisations syndicales ou politiques.
Les raisons profondes de ces mobilisations générales et les perspectives anticapitalistes
Si nous avons raison de travailler à construire les mobilisations autour de mots d’ordre unificateurs qui structurent le mouvement, lui donnent des objectifs, permettent de centraliser l’affrontement, on ne peut penser que ce qui mobilise les exploitéEs et les oppriméEs en grand nombre à un moment précis se limite à ces revendications. La décision gouvernementale, patronale qui déclenche la grève, la manifestation, est importante, mais est très rarement la seule raison de l’importance du mouvement. C’est le mécontentement sourd, la sensation d’injustice, d’absence de respect, la perte de légitimité de l’autorité qui pèse à ce moment, …. C’est l’agglomération de divers motifs aussi légitimes les uns que les autres qui fait la force de la mobilisation. Ce qui peut apparaître comme périphérique à première vue ne l’est pas toujours ! Pour comprendre la dynamique réelle du mouvement, la façon dont il est possible de proposer des objectifs appropriés, pour agir sur les processus de politisation, de conscientisation de millions d’exploitéEs et d’oppriméEs dans la lutte, il nous faut mesurer toutes ces motivations profondes. Les motivations de milliers, dizaines ou centaines de milliers de personnes sont évidemment d’une grande complexité, différenciées, évolutives, mouvantes. Travailler à les analyser est pourtant essentiel. C’est le rôle d’une organisation anticapitaliste et révolutionnaire d’analyser la situation réelle pour agir dessus, en étant attentif à écouter, comprendre, et pas à faire dire ce qu’on pense à celles et ceux qui sont en lutte.
Voici quelques appréciations qui ne prétendent pas avoir valeur de cette analyse, mais qui mettent l’accent sur certains aspects.
En 1995, les objectifs sont en apparence limités mais les motifs de la mobilisation sont plus profonds, vont plus loin, contre les attaques sur la protection sociale, les privatisations …la mobilisation devient un affrontement politique et social majeur.
En 2003, les thèses gouvernementales sur les retraites ont peu de prise, les manifestantEs, les grévistes, posent massivement la question du recul de la part salaires dans la richesse. Le mouvement s’appuie également sur la radicalité de jeunes enseignantEs indignéEs par la misère de l’institution scolaire.
En 2010, évidemment tout le monde était mobilisé pour défendre les retraites. Mais ce qui fait la puissance de la vague de mobilisation est beaucoup plus profond que le refus légitime de travailler plus longtemps pour gagner moins. On l’a vu dans les grèves, les manifestations, les blocages : c’est le refus de la situation vécue par les exploitéEs et des oppriméEs. Chômage, licenciement, conditions de travail et cadences de plus en plus dures, organisation du travail pathogène, salaires de misère, galère des petits boulots… tout cela devant durer jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus : c’est insupportable, et on n’en veut plus de cet arrogant Sarkozy, on n’en veut plus de cette société-là, on n’en veut plus de cette répartition des richesses !
Il est frappant de constater que des mots d’ordre comme « tout est à nous », « on n’en veut plus ce cette société-là » étaient repris par les manifestants, par des cortèges syndicaux même là où les militants anticapitalistes ne sont pas présents, parfois même plus encore que ceux sur les retraites.
Bien sûr la politisation de millions de salariéEs ne se fait pas de manière homogène, et on trouvera toujours des nuances, des avis différents, voire même des contradictions. Pourtant la durée du mouvement, son ancrage profond, sa popularité, montre qu’il y a là une lame de fond qui dépasse largement la question de la réforme des retraites.
Les effets conjugués :
• de la crise du capitalisme et de la façon dont les banques ont été sauvées alors que la misère s’étend,
• de la politique des gouvernements de gauche, « socialistes » qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle des gouvernements de droite,
• de l’attitude de Sarkozy, qui cherchait à laminer le plus vite possible les acquis du mouvement ouvrier français, quitte à repousser les plus réformistes vers la lutte,
ont conduit des millions de salariéEs à penser que la seule façon de faire cesser tout cela était de se battre, d’imposer par la rue ce qu’on veut. Ils et elles sont plutôt jeunes, et pour une proportion significative, il s’agit de leur première bagarre.
Une génération se construit par plusieurs engagements qui dessinent un nouveau contexte politique. L’intransigeance de Sarkozy aura permis à des millions d’exploitéEs et d’oppriméEs de se battre ensemble, de faire l’expérience de la lutte, et des limites de la stratégie syndicale, de discuter de l’efficacité des journées d’action et des manifestations à répétition.
L’objectif du retrait de la loi et de l’abandon de cette réforme n’est pas atteint. Il y a là un échec.
La défaite est politique, même si elle a eu pour effet de favoriser la défaite électorale de Sarkozy. Pour le moment elle sert de repère comme un mouvement de masse qui ne permet pas d’obtenir satisfaction … et crée attentisme, découragement, d’autant que les coups continuent à tomber.
Nous sommes confrontés à une forme de sidération à laquelle nous ne répondons pas efficacement.
Elle provient de la brutale mise en concurrence mondiale des travailleurs/euses et les effets du changement climatique, de la continuité des attaques, comme inexorable, quel que soit le gouvernement en place.
Les mobilisations actuelles
Elles sont de nature très différente : les luttes contre les licenciements et Notre-Dame des landes.
Les grèves contre les licenciements
Dans les luttes sociales défensives, quand les revendications immédiates ne font pas partie d’une stratégie de transformation sociale, la logique corporatiste domine. C’est globalement la situation actuelle, face aux licenciements et aux attaques contre les gains sociaux et politiques du passé.
Si les plans de licenciements les plus importants ont une grosse couverture médiatique, comme Arcelor, PSA, aucune des luttes n’a réussi à faire de la question des licenciements une question politique incontournable.
Autour de la lutte déterminée des sidérurgistes d’Arcelor, les déclarations du Ministre du Redressement Productif sur « l’éventualité d’un contrôle public, même temporaire », contre la présence de Mittal en France , puis le refus de toute nationalisation et l’accord avec le même Mittal qui se contente de mettre en œuvre ce que voulait Mittal, ont amené à des réactions violentes des syndicalistes et des travailleurs/euses du site contre la politique gouvernementale.
Mais il n’a pas été possible d’impulser une bataille de toutes les entreprises touchées par les licenciements, boursiers ou non.
Pire, avec la transposition dans la loi de l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, les licenciements vont être considérablement facilités et accélérés. Un employeur pourra désormais mettre en place un plan de licenciement moins protecteur que ce que prévoit le Code du travail, si l’administration ne s’y oppose pas dans les huit jours. L’absence de motif économique ne pourra pas permettre d’invalider le plan. Les licenciements individuels vont être également facilités et les recours aux prud’hommes largement limités : un salarié ne pourra contester son licenciement que pendant 2 ans, contre 5 auparavant, et plus de 30 ans avant 2008. Le gouvernement a donc fait sienne la logique patronale selon laquelle plus on facilitera les licenciements, plus les entreprises seront incitées à embaucher. La réalité prouve pourtant l’inverse, chaque jour, dans toute l’Europe.
Il y a avait là matière à unification des luttes…
Il est significatif que la longue grève de PSA, qui a symbolisé ces derniers mois la résistance aux licenciements, n’a pas été un centre d’unification de toutes les entreprises touchées par des licenciements, en lutte sous des formes diverses, ni même un lieu de convergence, et la politique d’auto-limitation de LO, à la tête de la lutte, ne suffit pas pour expliquer cette réalité.
Le collectif autour des Licenci’elles était trop faible pour pouvoir jouer ce rôle, sans point d’appui important.
D’autres salariés en lutte, Fralib, Good Year ont des perspectives de scop.
Mobilisation NDDLandes
Cette mobilisation contre la projet de construction d’un nouvel aéroport à Nantes dans le cadre d’un partenariat public privé avec Vinci d’un coût de 3 milliards euros sur une zone pour partie cultivée, pour partie zone naturelle humide de landes, bois et bocages qui abrite un remarquable écosystème, et nombre d’espèces animales (dont le triton crêté est devenu l’emblème) et végétales rares ..a en fait commencé il y a plus de 10 ans.
Elle a réussi à unifier contre les collectivités locales dirigées par le PS auquel est allié le PCF, la droite et le patronat local une coalition incluant :
• les associations d’habitants ; la plus importante est l’Acipa,
• la Confédération paysanne,
• Solidaires du côté syndicats,
• les Verts, NPA, Alternatifs, PG et certains secteurs du PCF, GU, GA,..
• des élus locaux en nombre croissant ,
• des dizaines agriculteurs concernés menacés d’expulsion,
• plusieurs centaines de jeunes autonomes et autres à partir de l’été 2009 qui se sont installés dans la ZAD (zone aménagement différé de venue « zone a défendre ») en réaménageant des maisons laissées à l’abandon ou en construisant des cabanes. Ils sont 200 stables, avec des expériences autogestionnaires (organisation en commun, partage, dons et récoltes, apprentissage de la vie communautaire), 2 sites non-violents altermondialistes qui sont des lieux de débats sur le pouvoir, l’anti-sexisme, l’économie, l’écologie, une cantine, une laverie collective… cette ZAD est le lieu de passage de milliers de jeunes de toute l’Europe.
Il est intéressant de s’arrêter sur la spécificité de la Confédération Paysanne. Cette organisation crée en 1987 recueille 20% des voix aux élections aux Chambres d’agriculture (ce qui correspond à peu près aux paysans qui ne votent pas à droite ou à l’extrême droite). Elle organise les paysans au travers d’une adhésion volontaire, à la différence du syndicat majoritaire, la FNSEA, qui existe au travers prêts, coopératives, etc …
Elle défend qu’il n’y a pas unité de la paysannerie, car il y a une lutte de classes chez les paysans aussi. Elle se bat contre l’impact de la PAC, essaie de résoudre la crise du lait, le problème de l’accès à la terre pour les jeunes en particulier, de l’endettement. Elle lutte aussi contre le productivisme et défend une agriculture paysanne dans des exploitations à taille humaine qui nourrissent de manière saine la population.
C’est donc une approche de l’agriculture, de l’exploitation des terres et de l’alimentation, qui en fait des questions, non corporatives, mais de toute la société. Pour la CP, les choix doivent être faits par l’ensemble de la société, consommateurs, citoyens, pas seulement par les paysans qui doivent eux, garder l’autonomie de production.
C’est une approche résolument opposée aux raisonnements corporatistes, qui amène la CP, malgré ses faibles forces à s’impliquer dans ce type de mobilisations, dans le cadre de l’organisation paysanne internationale Via campesina, etc ..
La mobilisation contre l’aéroport monte en puissance depuis 2011, avec l’organisation de rassemblements de soutien massifs (40 000 personnes), la mise en échec des tentatives gouvernementales de déloger les zadistes par la force, malgré le déploiement de 1200 gendarmes et policiers.
Ce qui est remarquable dans cette mobilisation, c’est qu’elle est partie d’une lutte locale sur un objectif impliquant lieux et enjeux quotidiens, ce qui est très concret et apparaît plus accessible que la lutte contre les« marchés financiers » ; qu’elle ne s’est pas limitée à l’axe « pas dans mon jardin », en devenant un lieu de prise de conscience politique anticapitaliste , un espace à partir duquel se construisent des résistances et des alternatives plus globales, le catalyseur de la convergence des luttes contre les « grands projets inutiles et imposés » (opposants aux LGV, à l’exploitation des gaz de schiste, au nucléaire, aux lignes THT…).
Quelques pistes pour un projet de transformation sociale partagé
On ne peut plus penser la lutte de classes dans nos pays avec l’approche issue d’une autre époque : prolétariat industriel concentré, bureaucraties puissantes, patronat prêt à lâcher du lest.
Nous n’avons pas reconstruit une alternative programmatique et organisationnelle crédible.
Il y a à cela des raisons objectives : les effets de décennies de stalinisme, les évolutions des rapports de forces inter-impérialistes, les nouvelles formes de domination, la crise écologique, les modifications structurelles de la classe des exploitéEs et des oppriméEs….
Il y en a également des raisons subjectives, notamment pour toute une génération militante qui a un passé de minoritaires, qui fabrique une/des formes de sectarisation due à l’isolement, au fait que les orientations ne se confrontent pas souvent à la réalité des luttes de classes massives. On peut finir par penser que lorsqu’on deviendra majoritaire (comment, ..question trop souvent évacuée), on verra alors comment ces orientations s’appliqueraient. On peut ainsi se contenter de répéter sempiternellement des mots d’ordre, des formules programmatiques générales qui n’ont aucun effet sur le cours des évènements, sans se préoccuper de savoir si elles peuvent même en avoir.
Sont proposées ici quelques pistes de réflexion pour réorienter les mouvements des exploitéEs et des oppriméEs en faveur d’un projet global de transformation sociale.
La classe des exploitéEs et des oppriméEs est très hétérogène, elle n’a peut-être été jamais aussi éclatée, tout en ayant un haut niveau d’instruction, de formation et des capacités énormes de communication. Pour devenir une force collective, il faut, à partir des formes de résistance existantes, des formes actuelles de mobilisation, que cette classe s’unifie en pratique en :
• organisant de manière active la convergence des luttes,
• voulant postuler à la transformation radicale de la société
• et surtout montrant sa capacité à représenter l’intérêt général, car le projet d’émancipation est un projet pour TOUTE la société.
Le processus par lequel la classe des exploitéEs et des oppriméEs peut devenir « classe pour soi » sera long et complexe car nous sommes dans une période recul précédemment décrite.
Quelle convergence des luttes des exploitéEs et des oppriméEs ?
La somme des mobilisations ne crée pas automatiquement une alternative globale.
Nous devons œuvrer à la convergence des luttes, ce qui va au-delà de la solidarité, travailler à la convergence de tous les secteurs des exploitéEs et des oppriméEs autour d’objectifs unifiants en y adaptant les revendications et les modalités de lutte.
Un mouvement social majoritaire, ou à vocation majoritaire, existe lorsque des centaines de milliers de gens voient la possibilité d’agir ensemble et quand se rencontre le mouvement spontané (même si sa forme est en partie liée à la présence de militantEs au point de départ) et les structures politiques, syndicales et associatives (l’espace français étant très dense de ce point de vue…) dans une cohérence autour d’objectifs communs, au-delà des dynamiques divergentes.
Il s’inscrit dans la durée lorsque les résistances sont nourries par la perspective qu’un « autre monde est possible » : la véritable unification n’est possible que sur la base d’un projet de transformation sociale partagé par les mouvements et par de larges couches des exploitéEs et des oppriméEs.
La relégitimisation d’une alternative
Comment faire pour ne pas ressasser des formules programmatiques et revendicatives issues du passé ?
Lorsque le rapport de forces est défavorable, tout projet de transformation radicale paraît irréaliste. C’est une spirale infernale : la faiblesse des mouvements populaires encourage la soumission à la logique capitaliste au nom du réalisme, et la soumission à la logique capitaliste condamne les mouvements sociaux à la faiblesse.
C’est ce qui explique la faiblesse actuelle du projet anticapitaliste, l’incapacité à faire comprendre à une échelle de masse les gaspillages du capitalisme, et surtout à lui disputer le terrain de l’efficacité en faisant la démonstration que la classe des exploitéEs et des oppriméEs est seule capable de faire franchir à la civilisation un stade nouveau. Et cela, pas seulement au niveau des rapports de production, mais aussi pour tout ce qui fait l’existence des exploitéEs et des oppriméEs, et de toutEs les membres de la société.
Jean-Marie Vincent aborde ainsi cette question : « Si les luttes ont un point de départ limité, ….. elles doivent « toujours être globales et totalisantes dans leurs visées sans se laisser enfermer dans les cadres cloisonnés du capital qui dé-totalisent les exploités et les opprimés, en les empêchant de saisir la société où ils vivent. Elles doivent en conséquence aller au-delà de la lutte de classe administrative et routinière qui a largement caractérisé les conflits locaux après la seconde guerre mondiale. L’encadrement institutionnel tendait, en effet, à les cantonner dans le domaine économique… en les fermant aux mouvements sociaux tels que le mouvement des femmes, le mouvement étudiant, les mouvements écologistes »
Si on revisite par exemple les luttes des salariéEs contre les licenciements avec cette approche, cela nous pose de nouvelles question sur les axes à mettre en avant pour qu’elles ne soient pas seulement le combat des salariéEs dont l’emploi est menacé, mais pour toute la société.
On le sait, ces luttes se renforcent, prennent une dynamique différente lorsqu’elles intègrent tous les emplois induits, la vie économique de l’ensemble de la ville, de la région. Mais si cette approche s’impose facilement pour de grosses usines dans de petites villes, c’est plus compliqué dans de grosses agglomération (PSA pour la région parisienne par exemple).
Comment en se mobilisant avoir une réponse qui parle à tous les exploitéEs et les oppriméEs ?
Par exemple, on sait bien qu’il n’est pas possible d’argumenter qu’il faut toujours plus de voitures pour sauvegarder l’emploi.
On pourrait aussi avoir une approche partant du progrès que représente l’augmentation de la productivité, qui doit bénéficier à tous les salariés, et pas seulement aux actionnaires, et défendre une réduction du temps de travail à 4, voire trois jours par semaine.
Ou encore, en allant plus loin, se mobiliser et dire à toute la population : « on ne tient pas à travailler bêtement à produire des voitures polluantes et condamnées à terme, mais à être payés ; on veut être formés à concevoir et produire intelligemment les moyens de transport de la transition énergétique ». Un raisonnement de cette nature concerne l’essentiel des industries, voire même du tertiaire, à l’exception des fonctions d’éducation ou de santé .. pour lesquelles ce n’est pas seulement la question du type de croissance/décroissance et des finalités qui se pose, mais aussi celle du fonctionnement.
Cette approche peut paraître bien lointaine, voire hors de portée, mais c’est pourtant sur ces pistes que les exploitéEs et les oppriméEs vont devoir s’aventurer pour avancer vers l’émancipation et donner du sens aux luttes.
Une des bases de la faiblesse du mouvement syndical, c’est en fait sa soumission à la logique de la compétitivité, le renoncement à toute stratégie de transformation sociale. C’est pour cette raison que les syndicats ne sont plus perçus à une échelle de masse comme un moteur du progrès social, mais plutôt comme des défenseurs de privilèges de groupes.
La situation n’est pas différente lorsque les mouvements sociaux se limitent à des luttes défensives et au lobbying.
C’est en ayant à la fois la capacité :
• d’organiser la résistance quotidienne aux nouvelles formes d’organisation du travail, par une réflexion collective sur le travail lui-même qui combatte pied à pied tout ce qui déstructure les collectifs de travail,
• et de défendre une réponse émancipatrice globale, que les mouvements sociaux, syndicaux et politiques pourront unifier la classe des exploitéEs et des oppriméEs dans un combat pour une transformation sociale.
N’oublions jamais l’évidence : l’acte initial de toute émancipation est la désobéissance à un pouvoir.
C’est le cas dans les luttes de salariéEs, avec la grève bien sûr, mais aussi dans tous les actes collectifs de résistance, d’organisation de réponses à partir de ceux d’en bas, de construction de contre pouvoirs parfois limités mais très importants dans ce qu’ils créent de collectif face aux processus d’aliénation au travail.
Mais au-delà, tous les actes de délégitimisation du pouvoir sont utiles, de l’occupation de logements vides à la ZAD, à toutes les luttes contre l’oppression et les discriminations. Ils font apparaître qu’il existe des solutions concrètes et à portée de main, posent la question du pont entre des « micro » mobilisations qui sont souvent des tentatives de survie, et une nouvelle vie possible. Ils rendent encore plus insupportable la perpétuation du monde tel qu’il va. Ils sont des leviers, des motifs de combattre pour nombre de jeunes combatifs/ves, ayant souvent de forts sentiments anti-organisation.
Si chaque mouvement de ce type « même à une échelle infiniment petite, abolit l’état actuel des choses et tend pratiquement à reconstruire le monde sur d’autres bases et selon d’autres rapports humains » [11], leur extension, et même leur fédération, ne peuvent aboutir à l’effondrement du système dans son entier : la question de l’Etat reste toujours présente.
Les questions du pouvoir politique, de l’Etat sont incontournables
L’Etat bourgeois est aujourd’hui une machine complexe et très structurée, avec une légitimité dans la société bien supérieure à la sphère politique, elle même de plus en plus organisée directement autour des besoins des sphères dirigeantes capitalistes, laissant une place marginale aux institutions démocratiques comme les parlements. Il s’appuie sur des institutions européennes dans lesquelles la norme de gouvernance est l’entreprise, pas le débat politique.
Il ne peut être question de le prendre par surprise, de le détruire simplement au travers d’une insurrection rapide.
Tout processus révolutionnaire est long, sur des années, parfois des dizaines d’années, avec des accélérations, des temps de recul, d’apparente stabilisation, car il suppose la mise en mouvement de millions d’exploitéEs et d’oppriméEs. Il y a bien sur des moments de basculement, mais analyser les révolutions autour de ce seul moment du basculement est terriblement réducteur, car cela occulte les phénomènes de radicalisation à long terme, les processus de désagrégation du pouvoir en place, les modalités de construction d’une autre réponse, d’une autre légitimité.
S’il est donc indispensable de mettre en avant des objectifs allant vers une démocratie de producteurs associés, il faut tout autant qu’existent des actions qui remettent en cause l’ordre existant.
Pour tous ceux qui veulent réellement révolutionner la société, l’engagement dans les luttes doit s’accompagner d’un effort pour relier les moindres actes collectifs au processus de transformation de la société. Nous ne pouvons attendre la rupture, la révolution, pour transformer les relations sociales, les formes collectives d’action, car les formes de la rupture sont en partie le produit de transformations déjà produites par le mouvement de masse, qu’elle amplifie. Par exemple attendre les ordres des responsables ne crée pas la même rupture que l’irruption des masses organisées par en bas, qui agissent par elles-mêmes, au travers d’une réflexion collective.
La violence des relations au quotidien dans la société capitaliste est un obstacle à la lutte pour créer des liens de solidarité, neutraliser les conflits de pouvoir et les rapports hiérarchiques. Il nous faut rechercher des pratiques politiques en rupture avec les pratiques traditionnelles pour combattre cette violence, relégitimer , recrédibiliser l’idée de transformation sociale, reconstruire les conditions permettant la transformation sociale par l’action elle-même. Nous sommes partisans d’une démocratie de producteurs associés qui se construit aussi comme alternative dans l’action permanente, qui remet en cause, même de manière limitée, l’ordre existant dans le cadre des luttes.
Rôle du parti
Un parti anticapitaliste porteur d’un projet de société alternative a un rôle important à jouer, même si la forme parti est aujourd’hui en question à une échelle de masse.
Le rôle de ce parti est d’élaborer, en s’appuyant sur les problématiques et les expériences des mouvements sociaux, un projet de transformation sociale radicale et de promouvoir au sein de toutes les luttes et les mouvements des exploitéEs et des oppriméEs une pensée, une, des hypothèses stratégique qui s’inspirent de ce projet. « Voilà ce qu’on veut pour la société, la planète, et voici comment on peut avancer vers sa réalisation. »
Dans une société ou la classe des exploitéEs et des oppriméEs est tellement éclatée, il n’y a pas de lieux de réflexion collective dans lesquels on puisse intégrer des réalités différentes, des préoccupations différentes toutes aussi importantes les unes que les autres pour élaborer une perspective émancipatrice globale, qui puisse être perçue à une échelle de masse comme ayant pour objectif de répondre aux questions essentielles. Le parti que nous devons construire doit se donner les moyens d’être cet intellectuel collectif indispensable.
Il est évident qu’un tel parti ne peut pas se limiter à l’activité électoraliste.
Sans nier l’intérêt d’obtenir des éluEs, les campagnes électorales doivent servir surtout à élargir les termes du débat public, à populariser des revendications qui remettent en cause la logique capitaliste et qui laissent entrevoir une société différente, démocratique et solidaire.
Loin de chercher à donner des leçons aux mouvements des exploitéEs et des oppriméEs, il faut créer des espaces pour que les membres du parti qui y militent puissent échanger sur les expériences et les idées.
Ces échanges doivent permettre d’élaborer des revendications qui, tout en s’inspirant d’une stratégie de transformation sociale, apparaissent comme accessibles et justes, permettent de gagner dans l’immédiat et d’apporter des améliorations réelles. Car la confiance qui vient de victoires concrètes crée un terrain social réceptif à un projet de transformation sociale, à une stratégie d’offensive des exploités et des opprimés.
Pour jouer un rôle sur le cours réel des événements, être ce creuset pour l’action dont les luttes ont besoin, le parti doit démontrer jour après jour son utilité, être un lieu de convivialité, de fraternité, de solidarité, qui permet un réel partage des savoir-faire et des expériences (et pas une transmission verticale de celles/ceux qui savent à celles/ceux d’en bas), qui construit en pratique une boîte à outils pour mieux résister à l’ordre capitaliste.
Patrick Le Moal, septembre 2013