Entre la difficulté à mener un débat sérieux sur la Syrie et la vigueur de « l’affirmation anti-guerre » (pour s’opposer à la possibilité de frappes américaines et françaises), quel contraste ! La Fête de l’Humanité a largement été placée sous l’égide du pacifisme, quitte à invoquer les mânes de Jean Jaurès, pas seulement pour célébrer l’anniversaire du grand homme... Gilles Alfonsi légitimement fait part de sa « gêne » à voir le portrait de Poutine dans la galerie de « ceux qui font échec à la guerre » qu’affichait la « une » de l’Humanité-Dimanche. Mais l’abus s’inscrit dans l’usage envahissant qui a marqué la Fête du pacifisme : « Non à la guerre », « Quelle connerie la guerre », « Ne pas ajouter de la guerre à la guerre »...
La paix ? Bien sûr ! Qui n’est prêt à partager cet espoir ? Celui de 1918, lorsqu’on a voulu croire avoir vécu « la der des der ». Jusqu’à l’aveuglement de certains quelques années plus tard face à la montée inexorable de la nouvelle barbarie, et aux moyens de la combattre...
Aujourd’hui, l’opinion publique est majoritairement hostile à l’intervention militaire annoncée en réponse aux bombardements chimiques. Le Parlement britannique a brisé net l’élan impulsé par Cameron. Obama a préféré tergiverser et faire assumer au Congrès la décision. Et Hollande s’est vu brocardé pour s’être trop vite avancé et ensuite se trouver isolé gravement.
Somme toute il est juste que soit honorée la note des mensonges d’avant hier pour justifier la guerre en Irak, et ceux d’hier qui ont habillé l’offensive visant la destruction du régime de Kadhafi d’une volonté de protéger la rébellion de Benghazi... L’anti-impérialisme des uns peut marcher main dans la main avec le pacifisme de tous, quitte à faire oublier à notre internationalisme que cette note il n’est pas trop honnête de la faire payer au peuple syrien !
Passons sur le soupçon qu’on peut avoir que cette exigence de paix en cache une autre moins glorieuse : celle « qu’on nous foute la paix ! » (que, là bas, ils règlent leurs problèmes, puisque, ici, nous avons les nôtres...)
Bref, le pacifisme est fort légitime en son ambition d’écarter la guerre.
Mais il n’a pas le pouvoir de volatiliser la guerre quand « elle vient ». En Syrie, elle est installée, sous la forme d’une guerre civile et par de multiples interventions étrangères. Peut-être faudrait-il partir de là, plutôt que de brandir des slogans entretenant l’illusion que la guerre ne s’enclenchera qu’avec les frappes envisagées par les États-Unis et la France (qualifiées de « bombardements sur la Syrie »...)
Car, quand il y a guerre, la question que nul ne saurait ignorer, ni contourner, est de savoir qui on veut aider à la gagner.
Choix souvent difficile, parce que brouillé par les effets de guerre transférés dans l’information : Quels sont les camps en présence ? Qui manipule qui ? Ne faut-il pas renvoyer dos-à-dos des adversaires tous coupables de crimes horribles ? D’ailleurs ces ennemis qu’on nous dit être les acteurs de la tragédie, ne sont-ils pas de simples marionnettes dont des puissances extérieures qui défendent des intérêts évidents ou opaques tirent le fils ?
Choix parfois dramatique aussi, voire déchirant. Mais, puisqu’il ne peut-être escamoté, ne peut-on, malgré la confusion régnante, se référer à quelques données sûres ?
Il n’y pas de trait d’égalité à tirer entre les deux camps qui s’affrontent. Entre, d’une part, un peuple qui, porté par la dynamique des révolutions arabes, s’est soulevé pour se libérer d’un pouvoir dictatorial et sauvage, et, d’autre part, ce régime qui pour maintenir son pouvoir massacre la population, pilonne et assiège des villes, détruit le pays, avec tous les moyens de guerre dont il dispose.
Situation inédite rendue possible parce que la balance n’est pas égale entre les diverses et multiples interventions étrangères. La Russie fournit massivement les armes nécessaires au régime pour mener cette guerre, l’Iran s’ingère militairement, le Hezbollah envoie des milliers de combattants. En face ? Arabie saoudite et Qatar soutiennent, pour des intérêts opposés, des secteurs différents de la rébellion. États-Unis et Israël ne s’impliquent qu’avec beaucoup de prudence, sans doute ne sachant pas avec certitude quelle est l’issue qui leur sera la plus défavorable, entre la chute du régime Assad ou son maintien. Royaume-Uni et France voudraient intervenir de manière plus forte, mais ne peuvent le faire paralysés par leur opinion publique et plus encore par leur dépendance de la puissance militaire américaine.
D’où, du côté « occidental », cette posture disgracieuse qui consiste à déclarer qu’on ne laissera pas faire (la « ligne rouge » des armes chimiques), mais en assurant que l’objectif n’est absolument pas de faire tomber le régime de Bachar al-Assad, à proclamer la solidarité avec les forces rebelles démocratiques, mais sans leur fournir les moyens militaires qui lui permettraient de modifier qualitativement le rapport de forces militaires avec le régime (et en se paralysant par la menace que ces armes risquent de tomber entre de mauvaises mains islamistes)...
C’est cette dissymétrie dans les ingérences qui a permis à Poutine (grand pacifiste et défenseur du droit international, comme chacun sait) de réussir un magnifique coup de poker diplomatique. Puisque les Occidentaux prétendent que le problème est celui des armes chimiques, alors ouvrons une négociation internationale (tout en continuant à expliquer de ci de là que, si elles existent, rien ne prouve que c’est le régime qui en a fait usage...). Et ensemble invitons Bachar al-Assad à les neutraliser, ces armes chimiques !
Et voilà l’élan américano-français vitrifié... Et conforté le régime syrien, qui va pouvoir prendre tout son temps pour concrétiser l’engagement à recenser, rassembler l’arsenal chimique, et étudier les éventuels moyens de le détruire. Temps pendant lequel il aura tout loisir de continuer à massacrer ses adversaires et son peuple, avec... des moyens militaires classiques. Les pacifistes ont le droit de détourner le yeux !
Reste bien sûr une inconnue, qui est de savoir ce que peut signifier précisément la neutralisation des armes chimiques. Le régime syrien pourra-t-il en toute quiétude prolonger indéfiniment le processus qu’il dit accepter ? Les gouvernements américain et français auront-ils, face à l’intransigeance russe, la volonté de maintenir des « conditions contraignantes » à l’accord international, c’est-à-dire à laisser planer sur la tête de Bachar al-Assad l’épée de Damoclès de frappes (épée dont plus le temps passe plus s’émousse le tranchant et s’affaiblit la crédibilité).
Des aléas qui échappent à tous ceux qui se veulent solidaires du peuple syrien et de sa révolution si chaotique.
Pour ces forces, l’honneur ne serait-il pas de consacrer la même énergie que celle qui fut dépensée pour dénoncer la perspective de l’intervention américano-française, pour engager une vraie campagne de solidarité avec le peuple syrien ? En appelant à ce que soient fournies à ses composantes démocratiques les armes dont elle a besoin pour renverser le régime toujours en place et qui est bien déterminé à y rester à jamais...
Francis Sitel, 18/09/2013