C’est un livre original et subtil dans sa forme mais au fond très discutable que nous propose Hicham-Stéphane Afeissa. S’inscrivant dans la tradition historiographique de la Problemgeschichte, l’auteur veut appliquer cette méthodologie à l’examen des œuvres d’une quinzaine de philosophes, de Husserl à Stengers en passant par Heidegger, Jonas, Naess et Guattari. Sa thèse : « la philosophie, dans la mesure où elle se comprend elle-même en son sens essentiel, aspirait depuis le début à poser le problème du monde », c’est-dire à « s’étonner de ceci que nous sommes au monde, s’étonner de la présence au monde comme présence du monde, en tant que cette présence est autre chose que la présence des choses présentes, à la fois au sens où le monde n’est pas réductible à la totalité de ce qui est dans le monde, et au sens où le ‘sujet’ ne fait pas lui-même partie de ce qu’il ouvre et rend accessible ». La question des relations entre humanité et nature constituant ainsi un « problème philosophique » au sens fort du terme, on pourrait, selon Afeissa, « passer outre la relativité de chaque philosophie à son époque » pour l’étudier indépendamment des contextes historiques.
Une démarche originale
Hicham-Stéphane Afeissa pose à certains des penseurs étudiés « des questions (écologiques) que, parfois, ils ne se sont pas posées, ou du moins pas dans les termes sous lesquels nous les interrogeons, en cherchant chez eux la solution à un problème dont ils ne proposent pas, en toute rigueur, de formulation ». L’exercice livre certains résultats intéressants, notamment pour ce qui concerne Edmund Husserl. Afeissa s’y adonne en poussant sa logique jusqu’au bout, donc sans souci de chronologie mais en prenant délibérément le risque de l’anachronisme, d’une part, et, d’autre part, en écartant résolument la perspective encyclopédique pour assumer son droit de choisir arbitrairement les auteurs interrogés. Car « le paradoxe de (la) méthode est que c’est à condition d’être résolument arbitraire (…) qu’elle peut prendre la forme d’une ‘méditation responsable sur ce qui est vrai ou faux’ (Husserl) ».
C’est ici qu’intervient la métaphore du peintre et de son modèle. En introduction de son ouvrage, Hicham-Stéphane Afeissa nous rappelle en effet que « le portrait porte toujours la marque du regard qui s’est posé sur lui. Un peintre ne se soumet pas tant à ses modèles qu’il ne soumet leur représentation à son style. C’est pourquoi l’art du peintre consiste sans doute moins à adapter son langage à ses modèles qu’à choisir ses modèles d’après son langage.(…) Pour quelle raison le peintre chercherait-il à peindre ce qu’il voit si ce n’est parce qu’il a trouvé dans ce qu’il voit le style de ce qu’il peint ? » Pour quelle raison Afeissa interrogerait-il certains penseurs seulement, si ce n’est parce qu’ils lui ont permis, « au point où (il se situe) dans (son) propre parcours, de poursuivre (…) une réflexion personnelle visant à élucider les enjeux et les défis d’une philosophie de l’environnement dont l’identité reste à construire » ?
Les philosophes dont l’auteur brosse le « portrait en écologistes » appartiennent tous au 19e et, surtout, au 20e siècle. On peut le déplorer, mais le fait est que la crise écologique en tant que processus global a démarré il y a un peu plus de deux siècles, donnant une actualité soudaine aux deux aspects du « problème philosophique » que l’auteur a cru devoir identifier : d’une part, le monde « n’est pas réductible à la totalité de ce qui est dans le monde » (les catastrophes futures sont contenues dans le présent – « telle est l’une des découvertes de la modernité philosophique avertie du péril environnemental », écrit Afeissa) ; d’autre part, la question se pose de savoir « ce que signifie appartenir au monde pour un être qui prend conscience de la finitude qui affecte à la fois le monde (dans la perspective de sa destruction possible) et sa propre vie (en tant qu’être mortel dont la survie est conditionnée par le milieu naturel au sein duquel il évolue) ».
Une subtilité de l’ouvrage est d’organiser les portraits en trois catégories, certains auteurs étant questionnés dans plusieurs d’entre elles. La première section – « Portraits en pied » - interroge les œuvres d’Edmund Husserl, Martin Heidegger, Arne Naess, Hans Jonas et Michel Serres sur le mode de la monographie, « en vue de saisir (leur) pensée sous l’angle particulier de la contribution qu’elle peut apporter à la philosophie de l’environnement ». La seconde – « Portraits de groupuscule » - cherche à ouvrir un « espace d’interlocution » entre Hans Jonas, Bruno Latour, Ulrich Beck, Bryan Norton, Aerne Naess, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Isabelle Stengers. Ces auteurs y sont considérés comme un groupe, « sous un éclairage délibérément politique » (on verra plus loin qu’Afeissa tente de puiser dans leurs travaux les éléments constitutifs de sa propre philosophie et politique environnementale) Dans la troisième section –« Portraits en majesté » sont dressées les « effigies » d’Holmes Rolston, Peter Sloterdijk, Hannah Arendt et Martin Heidegger.
C’est sa part de « méditation responsable sur ce qui est vrai ou faux » qu’Hicham-Stéphane Afeissa nous offre dans cet ouvrage dense, parfois difficile et… souvent contestable. En introduction, l’auteur confie son ambition : éviter le double écueil du commentaire qui « adopte les thèses de la théorie qu’il étudie », d’une part, et de celui qui, « informant délibérément sa pratique par des principes indépendants de la doctrine qu’il prend pour objet, s’expose à être accusé de partialité, voire de trahison », d’autre part. Cet objectif n’est pas atteint sans quelques contorsions. C’est manifestement le cas au chapitre 6, dans lequel l’auteur admet « forcer la convergence » entre certains des penseurs dont il a choisi de brosser le « portrait de groupuscule » : les européens centrés sur la critique philosophique de la technique et les américains axés sur la défense de la valeur intrinsèque de la nature.
Du fait de son « éclairage délibérément politique », cette deuxième partie du livre est celle qui révèle le plus clairement les limites, voire les impasses de la philosophie de l’environnement qu’Hicham-Stéphane Afeissa cherche à élaborer indépendamment du contexte historique et social. Le chapitre 9, en particulier, s’achève sur une série de huit propositions programmatiques visant à fonder « l’écologie politique au temps des catastrophes » (selon l’expression d’Isabelle Stengers). Inspirées d’auteurs tels que Negri, Holloway, Deleuze, Guattari, Benasayag et d’autres, ces propositions sont articulées autour du concept d’invention de possibles par « une nouvelle forme de militantisme conférant aux initiatives un caractère de subjectivation vivante, de réappropriation de l’action par laquelle l’agent mesure et exerce son propre pouvoir d’initiative, par quoi chacun participe à prendre en charge des responsabilités collectives en refusant d’en laisser le monopole à l’Etat ou à une quelconque forme de gestion technocratique du pouvoir ». On fera à ce sujet trois remarques critiques.
En finir avec tout programme ?
La première concerne la question du programme. L’auteur dénonce les « partis écologistes » qui « se laissent piéger par les lois propres au microcosme politique et se perdent dans les jeux de pouvoir et les combinaisons tactiques, s’épuisant et se déchirant autour de visées strictement politiciennes ». Face à cette réalité, on ne peut qu’appuyer son appel à l’autogestion et à l’auto-organisation des « pratiques de lutte ». Mais de lutte contre quoi ? Cette question décisive reste sans la moindre réponse. En fait, la stratégie d’Hicham-Stéphane Afeissa élimine à ce point les enjeux programmatiques qu’elle aboutit, au nom de l’innovation stratégique, à rejoindre pour ainsi dire par la gauche la vieille thèse de Bernstein selon laquelle « le but n’est rien, le mouvement est tout ». En pire pourrait-on dire, car le mot « capitalisme » n’est même pas prononcé, ou du bout des lèvres seulement. De plus, Afeissa fait l’impasse sur les aspects très peu démocratiques de la pensée de certains de ses modèles, tels que Jonas ou Heidegger.
Quoique Marx ne fasse pas partie des philosophes « portraités » en écologistes, l’auteur le mentionne cependant à quelques reprises. Il sollicite même son appui à sa stratégie d’invention des possibles en citant le passage suivant de « La question juive » : « C’est seulement lorsque l’homme individuel, réel, aura recouvré en lui-même le citoyen abstrait et qu’il sera devenu, lui, homme individuel, un être générique dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels ; lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l’aspect de la force politique ; c’est alors seulement que l’émancipation humaine sera accomplie ».
Il n’y a rien à enlever à cette définition philosophique de l’émancipation, mais, pour ne pas dénaturer la pensée marxienne, il conviendrait d’ajouter qu’elle a pour condition nécessaire la fin de l’aliénation économique, donc l’abolition de la séparation entre les producteurs et leurs moyens de production (en premier lieu les ressources naturelles). Or, cette abolition implique à son tour la suppression de la propriété capitaliste, son remplacement par la propriété collective, l’extinction de la division entre travail manuel et intellectuel et l’instauration de l’autogestion par les producteurs associés. Ce sont des conclusions programmatiques majeures. Elles ne découlent pas d’un quelconque « modèle ordonnateur depuis le futur » mais de l’analyse critique du processus historique concret qui a commencé à la fin du Moyen-Age par « l’extrême déchirement » entre l’être humain et la nature - son « corps inorganique » - pour déboucher sur la situation actuelle. De ces conclusions incontournables, l’auteur de « Portraits de philosophes » se débarrasse à bon compte en amalgamant « programme » et « énonciation détaillée » de revendications, « lutte politique » et « prise du pouvoir d’Etat par un état-major dictant sa loi ». Or, sans une claire perspective anticapitaliste – un programme au sens fort du terme – « le changement de société », « l’utopie critique » et « la dynamique de transformation des rapports sociaux » dont Afeissa se revendique restent évidemment des formules vagues, dépourvues de tout contenu.
Le local, rien que le local ?
Notre deuxième remarque porte sur l’articulation du local et du global. Dans la mesure où sa stratégie d’« invention des possibles » est entièrement basée sur l’action des communautés, en excluant tout programme ainsi que toute lutte pour le pouvoir, il est logique qu’Hicham-Stéphane Afeissa privilégie le local, car c’est à ce niveau que les pratiques alternatives qu’il décrit peuvent se développer. « L’urgence, dit-il donc, est celle d’une ‘re-territorialisation de la praxis politique’, d’une reconquête de nos espaces de liberté, laquelle n’implique pas tant de lutter frontalement et prioritairement contre les processus déterritorialisés de production et d’échange de l’économie mondialisée que de créer des conditions qui permettent aux hommes de ‘faire leur territoire’, de conquérir leur destin, à titre individuel et collectif ».
L’auteur est conscient de la difficulté avec cette orientation de répondre aux défis écologiques globaux : « Il n’est pas sûr que puisse être aisément résolue la tension entre la nécessité de tenir un discours global de lutte et la nécessité, tout aussi impérative, de donner un caractère local aux luttes pour leur conférer un sens singulier ou s’exprime la capacité de faire ». En fait, la tension en question n’a de chance d’être résolue que dans le cadre d’une stratégie politique articulant le global et le local par le truchement d’un programme qui comprend à la fois des mesures anticapitalistes fortes et l’auto-organisation des populations à tous les niveaux. Comme Afeissa récuse cette stratégie, il reste dans le local et on peut donc lui retourner la critique qu’il adresse au « pragmatisme écologique » de Norton, à propos duquel il écrit ceci (Chapitre 7) :
« Que vaut une telle approche lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes qui ne peuvent être ramenés à l’échelle locale, et que les communautés locales ont tendance à méconnaître, voire à ignorer, et qui demandent une vaste coopération entre les différentes communautés et, au-delà, entre les différents pays ? La lutte contre le réchauffement climatique, par exemple, (…) n’exige-t-elle pas que l’on développe le concept d’une communauté globale ? (…) Ne peut-on pas craindre légitimement que le pragmatisme environnemental finisse par entériner de fait les solutions minimalistes relevant de ce que Karl Popper appelait la politique ‘des petits pas’, laquelle évite soigneusement toute politique de rupture ? Si tel est le cas, une telle option théorique ne se révèle-t-elle pas d’une insigne inefficacité politique face à des problèmes dont (…) leur urgence appelle des décisions radicales de la part d’individus en position de faire des choix pour tous ? »
Une impasse politique
Et ceci nous amène à notre troisième remarque critique. Les « décisions radicales » (par exemple : la double nationalisation avec expropriation des secteurs de l’énergie et du crédit, sans laquelle il est tout simplement inconcevable de sortir des combustibles fossiles en deux générations) constituent des éléments de programme impliquant la conquête du pouvoir politique. Or, programme et lutte pour le pouvoir, on l’a vu, sont les deux tabous d’Hicham-Stéphane Afeissa. Il n’y voit que la menace d’une délégation de pouvoir à « des individus en position de faire des choix pour tous, en court-circuitant la dynamique d’expérimentation par laquelle s’effectue le dépassement des conflits de valeurs ». Du coup, quand il nous présente sa « stratégie d’invention des possibles », l’auteur ne se contente pas d’oublier la critique qu’il adressait à Norton quelques dizaines de pages auparavant. En plus, pour repousser les « décisions radicales » qui entreraient en contradiction avec sa stratégie, il tend à… relativiser l’urgence écologique qui rend ce programme rigoureusement incontournable.
C’est ainsi qu’au Chapitre 9 un voile d’incertitude tombe soudain sur la gravité du changement climatique : « S’il importe de prendre au sérieux le péril auquel nous sommes exposés, il convient néanmoins de se départir de notre obsession des points de non-retour, des enchaînements catastrophiques inéluctables, etc., qui participent à (...) une rhétorique réactionnaire, c’est-à-dire une procédure d’argumentation qui finit par nous convaincre de l’inanité de toute initiative et nous condamne à une inertie politique ». L’existence de ces points de non-retour (par exemple, en cas de dislocation des calottes glaciaires de l’Antarctique Ouest) et de ces enchaînements inéluctables (par exemple vers une planète sans glace si la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone devait dépasser un certain niveau) est bien établie par les spécialistes ? Qu’à cela ne tienne : « C’est là le second problème avec la façon dont nous configurons la crise écologique sous les espèces du réchauffement climatique, qui tient à ceci que la science dispose du quasi-monopole de la définition de ladite crise, comme si un parfait consensus régnait entre les scientifiques en ce domaine, alors qu’ici comme partout elle est évidemment pétrie d’incertitudes ».
Là, ça ne va plus du tout. Une chose est de questionner l’expertise des scientifiques, de les amener à mettre leurs connaissances au service des citoyens afin que ceux-ci puissent déterminer démocratiquement les décisions radicales qu’il s’imposerait de prendre. Autre chose est de mettre en doute la gravité des changements climatiques afin de sauver la cohérence formelle d’une stratégie sociale et politique qui, parce qu’elle refuse les notions même de programme et de lutte pour le pouvoir, ne permet pas de faire face au danger dans son urgence et dans sa globalité. Entendons-nous bien : les mises en garde d’Hicham-Stéphane Afeissa contre les discours catastrophistes qui sèment une « peur transcendantale » paralysante sont justifiées. Cependant, dans le contexte, elles servent surtout à détourner l‘attention du fait que l’auteur esquive le dilemme logique auquel il est confronté au terme de son propre raisonnement. A savoir : oui ou non à un programme de « mesures radicales » pour faire face à l’urgence écologique, sachant que ce programme implique de se saisir des outils politiques nécessaires à son application ?
C’est peu dire que cette pirouette d’Hicham-Stéphane Afeissa ruine son ambition, exposée en introduction de l’ouvrage, de « se donner les moyens théoriques » de dépasser « son propre projet de vérité » pour contribuer à « concevoir une histoire de la raison ». L’échec était cependant inscrit dans la méthode suivie. Les auteurs dont il brosse le portrait ne donnent notamment pas à Afeissa les clés qui lui auraient permis de se hisser au-dessus des débats confus et obscurs sur la « valeur intrinsèque » de l’environnement. Les moyens théoriques nécessaires pour « fonder l’écologie politique au temps des catastrophes » ne sauraient être découverts sur le seul terrain de la philosophie anhistorique des relations entre humanité et (le reste de) la nature : les saisir nécessite avant tout d’appréhender les formes historiques que ces relations ont prises dans le cadre du capitalisme, ce mode de production qui nous mène à l’abîme parce qu’il « détruit les deux seules sources de toute richesse - la terre et le travailleur » (Marx).
Daniel Tanuro