« Les Tunisiens ont leur destin entre les mains »
Habib Mellakh, universitaire et syndicaliste tunisien
Lundi 18 février, à l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO)
« La Tunisie est un laboratoire pour l’Arabie saoudite et le Qatar, qui entendent y faire reculer l’Histoire . Ils ne veulent pas que cette révolution aspirant à davantage de démocratie et de libertés puisse pas contaminer leurs pays ».
Habib Mellakh n’est ni un journaliste, ni un harangueur. Sa plume est plutôt sèche, son style concis, son récit factuel. Le petit livre jaune écrit de sa main et publié par Cérès éditions [1], en Tunisie, mérite pourtant le détour. Il y décrit, presque jour après jour, l’entreprise de déstabilisation qui a visé – et vise toujours – la faculté des lettres de La Manouba, près de Tunis, à partir du 28 novembre 2011.
Ce jour-là, deux étudiantes supposées, revêtues d’un niqab, un habit couvrant intégralement le visage et le corps, se présentent dans le bureau du doyen, Habib Kazdaghli, qui résistait depuis plusieurs semaines à la présence en cours de femmes entièrement voilées. Des étudiants salafistes les rejoignent et l’universitaire doit s’enfuir, tandis que son bureau est saccagé. Mais il apprendra ensuite qu’une plainte pour coups et blessures a été déposée contre lui par l’une des jeunes filles. Un procès a été engagé, dont le verdict n’est toujours pas connu.
« J’ai commencé à écrire par souci d’informer les collègues de ce qui se passait », racontait lundi 18 février au soir Habib Mellakh, professeur de littérature française à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba, devant une trentaine de personnes réunie à l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). « Puis le cercle de mes lecteurs s’est élargi à des amis, en Tunisie et à l’étranger. Des mails, je suis passé à Facebook. Finalement, des amis m’ont conseillé d’en faire un livre. » Ces « Chroniques du Manoubistan« , préfacées par Habib Kazdaghli, commencent le 5 décembre 2011 et s’achèvent le 22 août 2012. Elles éclairent les pratiques des agitateurs salafistes tunisiens et des autorités relevant du parti islamiste Ennahda.
La rencontre à l’iReMMO a par ailleurs été enrichie par la projection d’un documentaire de la sociologue Agnès De Féo, « Niqabmania à Tunis », où l’on constate les stratégies d’occupation du terrain de la Faculté de Manouba par un petit groupe de salafistes et dans lequel des « femmes niqabées » (sic) expliquent leurs motivations. Pour Agnès De Féo, il faut prendre en compte la dimension personnelle de ce phénomène : les jeunes femmes en niqab sont parfois en révolte contre le milieu parental ; elles sont souvent très individualistes, adhérant à un islam global et éloigné des traditions familiales ou nationales ; et leur discours intransigeant peut avoir des explications psychologiques.
« Certains nous disent : pourquoi vous faire tant de soucis ? »
« J’accepte les explications des sociologues », explique Habib Mellakh d’une voix un peu éraillée. « Certains nous disent : il y a très peu de femmes portant le niqab en Tunisie, pourquoi vous faire tant de soucis ? Vous n’allez pas en faire une maladie ! De fait, le ministre de l’enseignement supérieur en a recensé 192 sur un total de 250 000 étudiants. Mais ces étudiantes sont aussi encouragées, voire financées, dans leurs provocations par des milieux qui veulent étendre leur vision de l’islam ».
« Des activistes qui se considèrent comme les dépositaires de la vérité absolue »
« Au Canada et au Royaume Uni aussi, des femmes portant le niqab », poursuit l’universitaire. « La différence, c’est qu’en pays d’islam, ces musulmans activistes ne se considèrent pas comme des locataires, mais comme des propriétaires, les dépositaires de la vérité absolue. Et c’est un islam étranger à nos contrées qu’ils veulent imposer ».
« Le niqab symbolise un projet liberticide »
« Le niqab est plus qu’un bout d’étoffe », assure cet enseignant militant. « Il est chargé de symboles et d’enjeux énormes, aussi bien dans la relation enseignant/enseigné, à l’université, que dans la société. Il représente un projet liberticide. C’est une bataille qui engage tout le monde » .
« La liberté vestimentaire n’est pas absolue »
« Dans une république civile et démocratique, la liberté vestimentaire n’est pas absolue », argumente ce responsable du Syndicat général de l’enseignement supérieur tunisien. « Elle peut-être limitée à l’université pour des raisons pédagogiques, à l’usine pour des motifs de sécurité, dans les hôpitaux par mesures d’hygiène. À l’université, c’est au corps enseignant de définir les règles, dans le cadre de son projet pédagogique. C’est ce que nous avons fait à La Manouba ».
« Sous Ben Ali, une politique d’arabisation mal menée »
« La question du niqab a des causes endogènes et exogènes », analyse Habib Mellakh. « L’enseignement a fait le lit de l’intégrisme. Bourguiba avait donné des moyens à l’école et celle-ci était à l’époque un ascenseur social, avec des trajectoires parfois fulgurantes. Son successeur Ben Ali a promu une politique d’arabisation qui a été mal menée. L’arabisation des contenus a mis l’accent sur un legs religieux conservateur et rigide. Elle a occulté les Lumières de la civilisation arabo-andalouse, notamment la poésie en langue arabe. L’arabisation de la philosophie a abouti à des cours de pensée islamique rétrogrades ».
« L’Arabie saoudite et le Qatar veulent que l’Histoire marche à reculons »
« Les causes exogènes sont les stratégies de l’Arabie saoudite et du Qatar, deux pays qui veulent que l’Histoire marche à reculons », continue l’universitaire. « Leurs relais en Tunisie, Ennahda et les salafistes, veulent islamiser le pays à la manière des wahhabites. C’est devenu flagrant lors de l’attaque et de la destruction de certains mausolées. Malheureusement, les instances de l’islam malékite, qui représente la tradition de la Tunisie, ne résistent pas. Il a fallu une recrudescence des violences, la mort à la mi-octobre 2012 du président de l’Union régionale des agriculteurs de Tataouine et coordinateur local de Nidaa Tounes, Mohammed Lotfi Nakdh, et les attaques de mausolées pour que les Zitouniens (étudiants et professeurs de l‘université Zitouna, où se trouve une faculté de charia et de théologie islamique officielle, ndlr) commencent à se manifester ».
« Quatre cents mosquées contrôlées par les salafistes »
« Aujourd’hui, on estime que 400 mosquées sont contrôlées par les salafistes dans le pays », précise Habib Mellakh. « Des imams qui étaient autrefois à la solde de Ben Ali ont d’ailleurs tourné casaque et sont devenus salafistes. Ces mouvements exercent une forme de terrorisme intellectuelle, un pseudo salafisme scientifique et pernicieux qui nourrit l’idée du djihad contre les mauvais musulmans et développe une idéologie sectaire. Ils croient mordicus détenir la vérité et sont capables de vous tuer si vous le ne croyez pas ».
« On veut exclure du jeu politique les démocrates, qualifiés de mécréants »
« Ennahda, quant à lui, est engagée dans une relation perverse avec les salafistes », ajoute le professeur de La Manouba. « Sur une vidéo, on a vu Rached Ghannouchi, leader de ce parti et véritable chef de la Tunisie d’aujourd’hui, se dire admiratif de la ‘démocratie à l’iranienne’. En août 2011, il affirmait que les ennemis d’Ennahda étaient des ennemis de l’islam. Ennahda mime le régime de Téhéran. Comme en Iran après la révolution de 1979, il veut exclure du jeu politique tous les démocrates, qualifiés de mécréants ».
« Le combat d’Ennahda, c’est d’islamiser le pays »
« Aujourd’hui, le gouvernement dirigé par Ennahda n’a plus la capacité de gouverner mais il s’accroche au pouvoir », observe Habib Mellakh. « Son projet n’est pas la démocratie. Il ne croit pas à l’alternance. Son combat, c’est d’islamiser le pays. Son dogme, aussi intransigeant que celui de la dictature du prolétariat en Union soviétique, c’est le règne de Dieu sur terre, dont il se dit le représentant ».
« La Tunisie est le résultat d’un brassage des civilisations »
« Leur projet va à l’encontre d’une tunisianité dont nous sommes fiers », assure le professeur de littérature française, spécialiste notamment du poète français Francis Ponge (1899-1988). « La Tunisie d’aujourd’hui est le résultat d’un brassage des civilisations. Sa position géographique lui a permis d’être un pays au carrefour des cultures. C’est à tous ces apports que certains veulent porter atteinte, à cet enrichissement qui est aux antipodes d’une conception étriquée et figée de l’identité. La grande majorité des Tunisiens ne souhaite pas une séparation de la religion et de l’État, mais la séparation du politique et du religieux est à l’œuvre depuis la fondation en 1875 du collège Sadiqqi, indépendant de la Zitouna, où fut bientôt formé l’élite musulmane masculine ».
« La résistance à la fascisation rampante »
« La bataille peut-être gagné si nous résistons », assure le syndicaliste. « La colère et l’émotion qui se sont manifestées après l’assassinat de Chokri Belaïd le 6 février doit se transformer en un mouvement positif. La résistance à la fascisation rampante est une œuvre de salut public. Le soutien international est le bienvenu, venant de la société civile, des organisations de défense des droits de l’homme, d’autant qu’une liste noire circule dans mon pays. En France, le syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP) est à nos côtés. Il faut notamment être vigilant sur le procès de Habib Kazdaghli. Le verdict était attendu fin janvier mais il a été à nouveau reporté de deux mois et demi. Tout cela est politique ».
« La Manouba, faculté rebelle »
L’université de La Manouba devrait rester un pôle de la laïcité dans cette lutte. « La faculté des Lettres a une tradition de résistance depuis 30 ans », explique Habib Mellakh. « Dans d’autres universités, des doyens ou des recteurs ferment les yeux. Certaines ne connaissent pas de problèmes et ne veulent pas s’en attirer. À La Manouba, on s’est souvent battu, au temps de Ben Ali, pour des revendications d’ordre moral ou au nom de la liberté académique. En 2005, nous avons mené une longue grève administrative, pour des revendications syndicales, qui a marqué les esprits. Cette faculté est une institution rebelle, porte drapeau de la défense de toutes les libertés ».
« Quarante ans de carrière et de combat »
« Quant à moi qui ai quarante ans d’enseignement, j’arrive en fin de carrière après m’être toujours battu pour la cause de la liberté. Et je n’accepte pas que cette liberté puisse être confisquée au nom d’un nouveau sectarisme politique ».