Avant l‘élection
Tenir les élections à tout prix, non pas pour déterminer ce que souhaitent vraiment les populations, mais pour redonner une apparence de légitimité à une oligarchie qui a largement contribué au déclin du pays : c’est le pari stratégique que la France a cherché à imposer au Mali. Le premier tour de l’élection présidentielle était initialement prévu pour début juillet, puis a été fixé au 28 juillet 2013. Cela même si le président de la Ceni (Commission électorale nationale indépendante), Mamadou Diamountani, a déclaré le 27 juin dernier que c’était « extrêmement difficile d’organiser ce premier tour dans les conditions actuelles ». Plus de 400.000 réfugiés maliens vivaient alors loin de chez eux.
C’est dans ce contexte qu’il faut placer l’accord intervenu le 18 juin 2013 entre le gouvernement transitoire en place à Bamako, et les groupes séparatistes MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawad) ainsi que HCUA (Haut conseil pour l’unité de l’Azawad). Le MNLA, fondé fin 2011 et qui a démarré la lutte armée dans le nord du Mali en janvier 2012, est en bonne partie à l’origine de la crise qui a conduit à la division du Mali en 2012. L’alliance temporaire qu’il avait contractée avec des groupes djihadistes a cependant été rompue en juin de la même année, le MNLA a alors été défait militairement par ses ex- alliés, et sa direction s’est réfugiée à Ouagadougou (chez ce grand pilier de la Françafrique qu’est la président burkinabè Blaise Compaoré). Depuis, l’organisation a renoncé à sa revendication d’indépendance, mais défend haut et fort son nouveau mot d’ordre : « l’autonomie », désignant un statut spécial pour le nord.
Ces groupes - MNLA et HCUA - avaient plus d’intérêt à la signature de l’accord que les autorités de Bamako. Le MNLA avait mis sa signature sous le document dès le 10 juin, alors que le gouvernement malien rechignait encore pendant plusieurs jours avant d’apposer la sienne. Le journal Le Monde (du 20 juin 13) relate comment les choses se sont déroulés : le 12 juin, le ministre des Affaires étrangères du Burkina Faso, Djibril Bassolé, se rendit à Bamako pour négocier avec les autorités maliennes. Or, même après six heures d’âpres discussions, celles-ci n’aboutissent pas. Il a fallu, précise le journal, des « coups de fil de François Hollande et (du président burkinabè) Blaise Compaoré » en personne, pour faire pencher la balance.
Blaise Compaoré et son gouvernement ont, à l’évidence, joué un rôle central dans le dénouement de cette négociation, qui s’est dès le début déroulée sous leur tutelle ; d’où le choix de Ouagadougou, la capitale du Burkina, comme lieu de négociation. Rappelons que le régime de Compaoré – au pouvoir depuis 1987, suite à l’assassinat de son célèbre prédécesseur Thomas Sankara et à l’arrêt du processus révolutionnaire conduit par Sankara – est l’un des alliés les plus étroits du néocolonialisme français dans la sous-région.
La pomme de discorde principale entre le MNLA (et la France) d’un côté et le gouvernement malien de l’autre était alors, depuis plusieurs mois, l’occupation de Kidal. Cette ville dans le nord-est du Mali et la région du même nom étaient « libérées », depuis février 2013, par les armées française et tchadienne, est interdite d’entrée à l’armée malienne mais ouverte au MNLA. Ce qui posait un problème de plus en plus insupportable à de nombreux Malien(ne)s, dont beaucoup considéraient que l’élection présidentielle prévue fin juillet ne pouvait pas se tenir « si tout le territoire national du Mali n’est pas libéré ».
C’est pour libérer le chemin qui doit conduire à l’élection, que la France et son allié burkinabè ont exercé une forte pression sur les autorités maliennes afin qu’elles acceptent la conclusion de cet accord. Celui-ci est d’ailleurs intitulé « Accord préliminaire à l’élection présidentielle et aux pourparlers inclusifs de paix au Mali », et stipule à son article 2 : « Les Parties acceptent l’organisation de l’élection présidentielle sur toute l’étendue du territoire », donc aussi dans la région de Kidal.
Ce point est d’ailleurs le plus concret de tout l’accord, correspondant à l’intérêt principal que les puissances tutélaires française et burkinabè liaient à sa conclusion. Pour le reste, l’objet de l’accord reste assez flou, dans la mesure où le règlement des problèmes est pour l’essentiel renvoyé... après l’élection. En effet, les parties signataires promettent à l’article 3 : « Après l’élection du Président de la République et la mise en place du Gouvernement, les Parties conviennent d’entamer un dialogue inclusif pour trouver une solution définitive à la crise. » En attendant ce futur dialogue envisagé, les groupes armés (et notamment le MNLA) ne sont pas désarmés, bien que l’article 6 dise que leur désarmement « est accepté par tous ». Mais en attendant les discussions à venir, ces groupes armés sont « cantonnés » sur des sites particuliers, sans pour autant ce séparer de leurs armes, « sous la supervision de la MINUSMA » (la troupe des Nations Unies pour le Mali) et « avec le concours initial de la Force Serval » française ?
Cependant, l’armée malienne pouvait rentrer dans la région de Kidal ; il était question de son « déploiement progressif (...) dès la signature du présent Accord, en étroite coopération avec la MINUSMA et la Force Serval » (article 11). Par ailleurs, il a été annoncé que l’armée française allait être stationnée dans la zone de l’aéroport de Kidal, en vue de séparer les deux parties armées potentiellement hostiles : l’armée malienne d’un côté, le MNLA de l’autre. Pour le reste, l’article 21 promet : « A l’issue de l’élection présidentielle et soixante jours après sa mise en place, le nouveau Gouvernement du Mali (...) entamera, avec l’accompagnement de la communauté internationale, des pourparlers de paix avec toutes les communautés du nord, les signataires ainsi que les groupes armés (...) ».
Rien n’est donc résolu pour le moment, ni la question du désarmement des groupes armés ni le risque d’une balkanisation du pays. Mais la France pourra se targuer d’avoir pu imposer la date des élections et garde deux fers au feu : la coopération avec les autorités du Mali, mais aussi celle avec le MNLA. Dans la pratique, les choses se sont d’ailleurs déroulées de façon plutôt compliquée : le gouverneur (représentant du gouvernement central) rentra à Kidal début juillet, avant de s’enfuir le 11 juillet... et de revenir sur place le 15 juillet. Depuis, c’est le statu quo : le MNLA a gardé ses armes ; l’armée malienne est sur place, mais reste cantonnée dans ses casernements (alors que ce sont théoriquement les ex-rebelles qui devaient être cantonnés) ; l’armée française sépare les deux parties.
Le vote
La dynamique du vote elle-même n’était pas « bidon ». L’engouement populaire pour aller participer au vote était réel, quand le peuple malien était appelé à élire un nouveau président, les 28 juillet (premier tour) puis 11 août dernier. A Bamako et ailleurs, on pouvait voir les électeurs et électrices sortir massivement, munis de leur carte électronique « NINA » qui était censée rendre incontestable l’identification des votants. Le scrutin s’est néanmoins déroulé dans le calme, en tout cas selon ce que nous avons pu observer dans la capitale Bamako.
Ceci reflète avant tout la maturité politique du peuple malien, dont une nette majorité a surtout souhaité « tourner la page » des années de gestion désastreuse du pays par l’ex-président ATT (Amadou Toumani Touré, 2002 à 2012). Celle-ci avait largement facilité l’implosion de l’État et l’occupation du Nord du pays par une coalition de rebelles, mêlant séparatistes adeptes d’un « Azawad » à base « ethnique » et djihadistes, et elle avait dégoûté une majorité de Maliens de toute participation à la vie politique officielle du pays. Le dernier scrutin présidentiel sous ATT, celui de 2007, n’avait connu qu’un taux de participation officiel de 26 %, tout en étant accompagné de critiques portant sur des achats de voix et d’autres manipulations.
Une telle situation est derrière le peuple malien. Lors du premier tour du 28 juillet 2013, le taux de participation avait d’abord été indiquée avec 53,5 %, puis corrigé dans le résultat officiel à 49 % (probablement compte tenu des plus de 400.000 bulletins de vote comptés comme « nuls »). Au deuxième tour, ce taux a légèrement baissé à 45,7 %, ce qui est probablement dû aux conditions météorologiques – une pluie tropicale tomba ce 11 août sur une partie de la capitale - mais aussi au fait qu’un certain nombre de Maliens et Maliennes pensaient que « les jeux étaient largement faits » après le premier tour. Aussi faut-il ajouter que le premier tour avait lieu pendant le Ramadan, alors que le mois de carême était fini au moment du deuxième tour, et qu’un certain nombre de personnes (surtout des femmes) étaient alors occupées à préparer le repas familial en milieu de journée. Le nombre de bulletins « nuls » au second tour était très inférieur à celui du premier, tombant à 50.000.
Ce constat général n’était pas gagné d’avance. La France, notamment, avait exercé une forte pression pour que le vote se tienne avant la fin du mois de juillet. C’était prendre un risque important : un vote en pleine saison des pluies – quand les paysans travaillent la terre – et en plein Ramadan, allait-il vraiment pouvoir mobiliser le peuple malien ?
Floraison de candidats
Nombreuses étaient les voix qui pensaient que ce scrutin venait « trop tôt », que la plupart des forces politiques – surtout celles qui ne sont pas issues de l’oligarchie de l’ancien système – n’y étaient pas suffisamment préparées, que les conditions matérielles pour un déroulement correct du scrutin n’étaient pas réunies au « jour J ». Cela était peut-être même sciemment calculé : avec une faible participation, les partisans de tel représentant de l’ancienne oligarchie allait pouvoir l’emporter sans « trop de vagues ». Mais c’est, finalement, un autre scénario qui s’est réalisé. Avant tout à cause de la maturité du peuple malien désormais plus « éveillé » politiquement, suite à la catastrophe qu’il a connu en 2012, et certainement pas « grâce à la France »... mais peut-être plutôt malgré l’attitude française.
Un observateur pouvait confirmer à vu d’œil, dans le Bamako de ce mois d’août 2013, que le résultat final de l’élection correspondait réellement à ce que semblait souhaiter une large majorité du peuple. Alors que le second tour opposait l’ex-Premier ministre « IBK » (Ibrahim Boubacar Keïta, 39 % des voix au premier tour et 77,62 % au second) à son rival Soumaïlia Cissé (19,7 % au premier tour et 22,38 % au second), l’effigie d’IBK était très présente : sur des autocollants apposés dans des taxis, sur des affiches collées dans les entrées d’un certain nombre de maisons, sur des boutiques dans les marchés... Rien de tel n’existait pour Soumaïlia Cissé. Le résultat, quelques jours avant le second tour, ne pouvait laisser guère de placer au doute.
Si ce « réveil démocratique » du peuple malien a finalement largement profité dans les urnes au vainqueur « IBK », c’est parce qu’il était considéré comme le « moins mal » des candidats par beaucoup de gens. Il faut entendre par là qu’il était apprécié comme « moins voleur » que d’autres : lors de sa période comme Premier ministre, de 1994 à 2000, il faisait preuve d’une gestion plus rigoureuse des finances publiques que d’autres avant et (surtout) après lui.
Surtout, le candidat Keïta promettait un renouveau public à travers l’annonce de la fondation d’une « quatrième République » au Mali ; la première République était la période socialisante de Modibo Keïta depuis l’indépendance jusqu’en 1968, la deuxième correspondait au régime militaire sous Moussa Traoré renversé en 1991, la troisième couvrant à la dernière période. Cette promesse, bien que son contenu exact soit encore flou, rencontrait un écho certain auprès de ceux et celles qui voulaient en finir avec les pratiques de l’ancienne oligarchie. Celle-ci était, en revanche, associée à l’image de Soumalïa Cissé – l’ancien grand argentier du pays d’abord, puis de l’Union économique et monétaire ouest- africaine (UEMOA) – et à ceux qui le soutenaient au second tour. Tels que l’ex-Premier ministre Modibo Sidibé, dont l’ex-président « ATT » de sinistre mémoire avait voulu faire son successeur.
Mais « IBK » aura fort à faire. Sa candidature était en effet soutenue par des forces aux aspirations contradictoires, et certainement investie d’espoirs et d’attentes qui ne vont pas tous dans le même sens. La gauche malienne était ainsi au rendez-vous : le Rassemblement pour la justice sociale (RJS), créé avant le scrutin et dans lequel on trouve des leaders associatifs, s’était rallié à la candidature « IBK » dès avant le premier tour. Le parti SADI (Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance) avait présenté son candidat Oumar Mariko au premier tour – il obtint 2,57 % -, mais soutenu « IBK » comme le moindre mal, au second. Du côté progressiste au sens large, on trouve aussi les jeunes officiers qui avait mis fin au régime « ATT » par leur coup d’État du 22 mars 2012. « IBK » avait aussi leur soutien, et a pu faire campagne dans leur fief, le camp Kati au nord- ouest du Bamako, trois jours avant le premier tour.
Cependant la candidature « IBK » était aussi soutenu par des forces politico-religieuse somme toute réactionnaires, dont celles du « Haut conseil islamique » (HCI) qui s’étaient mobilisée contre une réforme du Code de la famille en 2011, et la fédération Sabati influencée par les idées wahhabites. Pour des raisons qui tiennent aux références religieuses et aux « valeurs traditionnelles » du candidat Keïta, mais aussi à des amitiés personnelles, ces forces ont aussi voulu peser dans la balance en misant sur un « cheval gagnant ». Elles ne manqueront pas, elles aussi, de faire pression en faveur de leurs propres
objectifs.
Dernière évolution
Le nouveau président a inauguré son mandat par une cérémonie qui s’est tenu le 15 septembre, en présence de François Hollande qui proclame alors : « Nous avons gagné cette guerre ! ». Les chantiers qui l’attendent seront immenses, dont la négociation avec le MNLA – toujours en embuscade – sur la question de savoir s’il faut donner ou non un statut spécifique sous forme d’autonomie au Nord. Le président Keïta ne pourra pas compter sur la passivité et la résignation du peuple malien, qui sera là pour observer ses actes.
Dans le nord, les choses se sont vite gâtés. Des négociations étaient censées démarrer sur le statut des régions du nord, sachant qu’« IBK » avait toujours précisé par la campagne qu’une décentralisation plus poussée (mais avec des règles identiques dans tout le pays) était acceptable à ses yeux, mais pas un statut juridique spécial pour le nord. C’est précisément cela que revendique le MNLA. La dernière semaine de septembre, le MNLA a une première fois rompu les négociations, avant de revenir à la table des négociations le 05 octobre. Entre-temps, des combats armés se sont déroulés à Kidal, où des médias maliens (tels que Malijet) signalent maintenant à nouveau la présence de groupes djihadistes composés d’Algériens, de Tunisiens, de Pakistanais et d’autres combattants internationaux.
La violence des djihadistes s’est aussi réveillée, pour le moment ponctuellement. Les 25 septembre, un attentat à Tombouctou à tuer six personnes (dont les djihadistes eux- mêmes), et des combats soutenus avec les forces spéciales françaises ont abouti - le 1er octobre - à la mort d’une dizaine de djihadistes, près de Tombouctou.
La dimension économique et sociale était largement absente des enjeux visibles de la campagne, comme l’a - à juste titre - déploré Aminata Traoré dans une interview accordée à L’Humanité. Cette question avait été largement masquée par les enjeux relatifs à l’unité du pays et au(x) statut(s) du Nord. Or, à la longue, ce sera elle qui sera décisive pour le regard que jettera le peuple malien sur le nouveau pouvoir. A cet égard, la désignation d’un banquier - ayant fait ses classes à la Banque mondiale -, Oumar Tatam Ly, au poste de Premier ministre est un mauvais signe inaugural. Il n’a pas de passé politique connu, mais a été réputé technocrate financier « apolitique ». Les élections législatives, prochainement à venir, devront déterminer le poids des forces politiques.
Bertold Du Ryon