Les électeurs de gauche sont de plus en plus nombreux à condamner la politique du gouvernement. Cette condamnation se nourrit, chez certains, d’un sentiment de trahison. Ils ne sont pas seulement déçus, ils se sentent dupés. Curieux diagnostic, en réalité : à moins d’avoir la mémoire courte, il n’y a guère de raisons d’être étonné par les choix faits par le chef de l’Etat et ses ministres. Un an et demi après leur arrivée au pouvoir, ils sont tout bonnement fidèles à eux-mêmes.
Valls, l’hérétique du PS
Commençons par Manuel Valls. Ses propos sur les Roms et sa très grande fermeté sur les questions migratoires provoquent des haut-le-cœur au Parti socialiste. Mais comment être surpris ? Depuis des années, l’iconoclasme est sa marque de fabrique et la triangulation son arme rhétorique. Chez lui, indigner la gauche au risque de se faire accuser de parler comme la droite est une vieille habitude.
Ce fut le cas en 2009 lorsqu’il suggéra de débaptiser le PS en expliquant que le socialisme était un mot « dépassé ». Ce fut à nouveau le cas, en 2011, quand il proposa de « déverrouiller » les 35 heures et d’instaurer une « TVA sociale ». Aujourd’hui, c’est la même histoire qui se répète avec les Roms ou dans l’affaire Leonarda. De ce point de vue, l’entrée au gouvernement n’a pas changé M. Valls : face aux dogmes du PS, hérétique il était, hérétique il demeure. Pour lui, être en phase avec l’opinion importe plus que complaire à la base du parti.
Moscovici, DSK pour modèle
Pierre Moscovici, lui non plus, n’a pas changé. Certains se sont étonnés, fin août, de le voir si affable avec les patrons lors de l’université d’été du Medef : c’est oublier qu’il connaît ce milieu mieux que la plupart des socialistes pour avoir été, de 2004 à 2012, vice-président du Cercle de l’industrie. D’autres ont été surpris de sa déclaration sur le « ras-le-bol fiscal », en soulignant qu’un tel propos était incongru de la part d’un homme de gauche.
C’est oublier que dans son livre L’Urgence. Plaidoyer pour une autre politique (Plon, 1997), M. Moscovici, alors jeune député européen, dénonçait déjà un « matraquage fiscal inefficace ». C’est oublier aussi que l’actuel ministre de l’économie a pour modèle Dominique Strauss-Kahn, celui-là même qui, à l’été 1998, un an après son arrivée à Bercy, écrivait dans Le Monde que « les impôts sont, en France, trop lourds », et qu’il fallait les baisser massivement. Quinze ans plus tard, l’élève est fidèle au maître.
Hollande, promoteur de « l’esprit d’entreprise »
Ce qui vaut pour les ministres vaut aussi pour le chef de l’Etat. Le 16 septembre, François Hollande a ainsi dérouté certains à gauche quand, sur TF1, il se posa en « président des entreprises ». Là encore, seuls ceux qui ont la mémoire courte avaient des raisons de tiquer. Dans son livre Le Rêve français (Privat, 2011), celui qui n’était alors que candidat à la primaire socialiste se posait déjà en promoteur de « l’esprit d’entreprise », expliquant que celle-ci devait être « respectée, comprise et encouragée ».
Une conviction mûrie depuis longtemps : en décembre 1993, six mois avoir perdu son siège de député lors de la débâcle des socialistes aux élections législatives, M. Hollande, alors animateur du club Témoins, proche de Jacques Delors, écrivait dans Le Monde que l’Etat devait veiller à la « compétitivité » des entreprises. A l’époque, peu de socialistes utilisaient le mot. Qu’y a-t-il d’étonnant, dès lors, à ce qu’il en fît une priorité, vingt ans plus tard, une fois devenu président ?
L’image d’un candidat en campagne
Ces rappels le montrent : les hommes changent moins qu’on ne croit. D’où vient alors l’impression contraire, celle qui les fait percevoir comme inconstants, et qui nourrit leur procès en trahison ? D’un seul élément, en réalité, qui a pour nom la campagne présidentielle. Juste quelques semaines pendant lesquelles ils ont mis sous le boisseau des convictions mûries pendant des années, par souci de plaire aux électeurs. Mais quelques semaines cruciales, car ce sont elles qu’ont retenues les Français. C’est là qu’ils se sont fait une image de François Hollande.
Cette image, quelle est-elle ? Celle d’un homme déclarant, lors de son principal meeting, le 22 janvier 2012 au Bourget, que son adversaire s’appelait « la finance ». Un homme qui, un mois plus tard, annonçait sur TF1 son intention de créer une taxe à 75 % sur les très hauts revenus. Un homme qui, à longueur de journée, dénonçait la tendance de son principal adversaire, Nicolas Sarkozy, à « stigmatiser » certaines catégories de la population au lieu de vouloir « rassembler » celle-ci.
Un an et demi plus tard, le candidat qui brocardait la finance se veut le « président des entreprises ». Le promoteur d’une nouvelle taxe laisse son ministre de l’économie se dire « très sensible au ras-le-bol fiscal » des Français, avant d’expliquer lui-même que le temps est venu d’une « pause fiscale ». Et le pourfendeur de la « stigmatisation » ne désavoue pas son ministre de l’intérieur quand celui-ci met en doute la volonté de s’intégrer d’une population étrangère. Comment s’étonner que ses électeurs soient déroutés ?
A son tour, François Hollande revit le drame de ses prédécesseurs. Comme eux, il a gagné en réveillant un imaginaire qui mobilisait son camp mais auquel lui-même, au fond, ne croyait guère. Au lieu de profiter de la campagne pour imposer des idées parfois déplaisantes pour les siens, il s’est fait le chantre d’un idéal qu’il tenait lui-même pour illusoire. C’est cela qu’il paie aujourd’hui auprès de ses électeurs. Que ceux-ci se sentent trompés est naturel. Mais qu’ils aient été naïfs est indéniable.
Thomas Wieder