L’honneur d’ouvrir la lutte armée contre le fascisme n’était pas revenu par accident au prolétariat de Barcelone. Port de mer et principal centre industriel de l’Espagne, Barcelone, qui concentrait dans ses murs et dans les villes industrielles catalanes voisines près de la moitié de la classe ouvrière espagnole, a toujours été à l’avant-garde de la révolution. Le réformisme parlementaire de l’U.G.T. (Union générale des Travailleurs, réd.), dirigée par les socialistes, n’avait jamais pu s’y implanter. Les partis socialiste et stalinien (le P.S.U.C., Parti socialiste unifié de Catalogne, réd.) réunis ne regroupaient pas, le 19 juillet, autant de membres que le P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste, communiste antistalinien, réd.). Les travailleurs étaient presque tous organisés par la C.N.T. (Confédération nationale du travail, arnacho-syndicaliste, réd.), dont les souffrances et les persécutions, tant sous la monarchie que sous la République, avaient imprégné sa base d’une tradition militante anticapitaliste, bien que sa philosophie anarchiste ne l’ait pas dotée d’une direction systématique. Mais, avant que cette philosophie n’ait pu révéler sa tragique caducité, la C.N.T. atteignait des sommets historiques dans sa lutte victorieuse contre les forces du général Goded.
Le gouvernement catalan, comme à Madrid, refusa d’armer les travailleurs. Les émissaires de la C.N.T. et du P.O.U.M., qui, venus réclamer des armes, furent informés, avec le sourire, qu’ils pouvaient prendre celles que les Gardes d’assaut blessés abandonnaient.
Mais, dans l’après-midi du 18, les travailleurs de la C.N.T. et du P.O.U.M. organisèrent des raids dans les magasins d’articles de chasse pour prendre des fusils, dans les chantiers pour s’emparer de bâtons de dynamite, et dans les demeures fascistes où étaient cachées des armes. Avec l’aide de quelques gardes d’assaut amis, ils s’étaient emparés de plusieurs râteliers de fusils gouvernementaux. (Depuis 1934, les travailleurs révolutionnaires avaient rassemblé à grand-peine quelques fusils et pistolets.) C’était là, avec autant de véhicules à moteur qu’ils purent en trouver, tout ce dont les travailleurs disposaient, quand le 19, à cinq heures du matin, les officiers fascistes commencèrent à faire sortir leurs détachements des casernes.
Des heurts isolés devant des barricades de pavés conduisirent dans l’après-midi à un affrontement généralisé. Et là, les armes politiques firent mieux que suppléer à l’infériorité de l’armement face aux fascistes. Des travailleurs héroïques s’avançaient hors des lignes pour interpeller les soldats et leur demander pourquoi ils tiraient sur leurs compagnons de travail. Ils tombaient sous le feu des fusils et des mitrailleuses, mais d’autres surgissaient à leur place. Ici ou là, un soldat commençait à tirer dans le vide. Puis d’autres, plus audacieux, se tournèrent contre leurs officiers. (...) Les premières casernes furent prises. Dans l’après-midi, on captura le général Goded. Les ouvriers nettoyèrent Barcelone avec les armes des arsenaux. En quelques jours, toute la Catalogne fut entre leurs mains.
Dans le même temps, le prolétariat madrilène se mobilisait. Les socialistes de gauche distribuaient leurs maigres stocks d’armes, sauvés d’octobre 1934. On éleva des barricades dans les rues principales et autour des casernes de Montana. Des groupes d’ouvriers guettaient les dirigeants réactionnaires. Le 19, à l’aube, les premières patrouilles de la milice se mirent en place. A minuit, on échangea les premiers coups de feu avec les casernes. Mais ce ne fut que le jour suivant, quand les grandes nouvelles parvinrent de Barcelone, qu’on les prit d’assaut.
Valence aussi fut rapidement arrachée des mains des fascistes. Le gouverneur nommé par Azaña (président de la République, réd.), ayant refusé de les armer, les travailleurs se préparèrent à affronter la troupe avec des barricades, des pavés et des couteaux de cuisine, jusqu’à ce que leurs camarades, à l’intérieur des casernes, leur aient donné des armes, après avoir fusillé leurs officiers.
Les mineurs des Asturies, combattants de la Commune de 1934, équipèrent une colonne de 5000 dynamiteurs pour une marche sur Madrid. Ils y arrivèrent le 20, juste après la prise des casernes, et se chargèrent de la garde des rues.
A Malaga point stratégique face au Maroc, les travailleurs, ingénieux, tout d’abord désarmés, avaient entouré les garnisons réactionnaires d’un mur de maisons et de barricades en flammes.
En un mot, sans avoir ne serait-ce que la permission du gouvernement, le prolétariat était entré dans la lutte à mort contre le fascisme. L’initiative n’appartenait plus à la bourgeoisie républicaine.
La plus grande partie de l’armée était du côté des fascistes. Il fallait lui opposer une armée nouvelle. Toutes les organisations ouvrières commencèrent à organiser des milices, à les équiper, à les envoyer au front. Le gouvernement n’avait aucun contact direct avec les milices ouvrières. Les organisations lui présentaient leurs réquisitions et leurs fiches de paie, et il fournissait marchandises et argent qu’elles distribuaient aux milices. Les quelques officiers restés dans le camp loyaliste leur étaient affectés en tant que « techniciens ». Leurs propositions militaires étaient transmises aux miliciens par l’intermédiaire des officiers ouvriers. Les gardes civils et d’assaut restés fidèles au gouvernement disparurent vite des rues. L’atmosphère ambiante contraignit le gouvernement à les envoyer au front. Une police ouvrière et les miliciens assumèrent leurs tâches.
Les marins, traditionnellement plus radicaux que les soldats, sauvèrent une bonne partie de la flotte en fusillant leurs officiers. Des comités de marins élus prirent le contrôle de la flotte loyaliste et entrèrent en contact avec les comités ouvriers à terre.
Aux frontières, des comités ouvriers armés remplacèrent les officiers des douanes. Un livret syndical ou la carte rouge du parti valait mieux qu’un passeport pour rentrer dans le pays. Peu de réactionnaires parvinrent à franchir le cordon ouvrier.
Les mesures militaires révolutionnaires s’accompagnaient de mesures économiques révolutionnaires contre le fascisme. (...)
En Catalogne en particulier, une semaine après le 19 juillet, les transports et l’industrie étaient presque entièrement aux mains des comités ouvriers de la C.N.T., et les travailleurs s’étaient regroupés dans les deux comités C.N.T.-U.G.T. réunis. Les comités syndicaux reprirent systématiquement en mains la production, la remirent en ordre et l’accélérèrent pour les besoins de la guerre. Par le biais des industries nationales de Barcelone, le même processus s’étendit à Madrid, Valence, Alicante, Almeria et Malaga, sans prendre toutefois le caractère généralisé qu’il avait en Catalogne (...).
Dans les campagnes
Les paysans n’eurent pas besoin qu’on les presse de prendre la terre. Ils essayaient de le faire depuis 1931 ; on honorait les noms des villages de Casas Viejas, Castilblanco, Yeste où les troupes d’Azaña avaient massacré ceux qui s’étaient emparés de la terre. Maintenant, Azaña n’était plus en mesure de les en empêcher. Dès que les nouvelles arrivèrent des villes, les paysans se jetèrent sur les terres. Tout officier du gouvernement, tout propriétaire républicain assez stupide pour leur barrer le chemin, se heurtait à leurs faux et à leurs haches. En de nombreux endroits, pénétrés des enseignements des anarchistes et des socialistes de gauche, ils s’organisèrent directement en collectivités. Des comités paysans s’occupèrent de nourrir les milices et les villes, en donnant ou vendant leurs produits directement aux comités d’approvisionnement, aux colonnes de la milice et aux syndicats.
Partout, les structures gouvernementales existantes et les organisations ouvrières se montrèrent incapables d’organiser la guerre et la révolution. Chaque district, ville ou village créa son comité de la milice pour armer les masses et les entraîner. Les comités d’usines U.G.T.-C.N.T. qui dirigeaient tous les ouvriers, y compris ceux qui n’avaient jamais été organisés auparavant, se développèrent plus largement que les organisations syndicales traditionnelles. Les vieilles administrations municipales disparurent, remplacées généralement par des comités unitaires où tous les partis et syndicats anti fascistes étaient représentés. (...)
A l’inverse d’une coalition gouvernementale qui repose en fait sur le vieil appareil d’Etat, le Comité central, dominé par les anarchistes, s’appuyait sur les organisations ouvrières et les milices. L’Esquerra (autonomistes catalans de gauche, réd.) et ceux qui en étaient le plus proche - les staliniens et l’U.G.T. - ne faisaient pour l’instant que suivre. Les décrets du Comité central constituaient la seule loi en Catalogne. Companys (président du gouvernement régional, réd.) obéissait sans question à ses ordres de réquisitions ou à ses demandes d’argent. Censé avoir été mis en place comme centre d’organisation des milices, il lui fallut de plus en plus assumer des fonctions gouvernementales. Il organisa bientôt un département de police ouvrière, puis un département chargé de l’approvisionnement dont les décrets avaient force de loi dans les usines et dans les ports.
Guerre antifasciste et révolution sociale
Les campagnes militaires du Comité central, durant ses mois d’existence, furent inextricablement liées à des activités révolutionnaires. Il en fut ainsi pendant les campagnes de l’Aragon, que les milices catalanes investirent en cinq jours et qu’elles conquirent en tant qu’armée de libération sociale. On créa des comités antifascistes de villages, auxquels on remit toutes les grandes propriétés, les moissons, les approvisionnements, le bétail, les outils, etc., qui appartenaient aux grands propriétaires et aux réactionnaires. A partir de là, le comité de village organisa la production sur de nouvelles bases, généralement collectives, et créa une milice villageoise pour promouvoir la socialisation et combattre la réaction. Les réactionnaires capturés passèrent en procès devant l’assemblée générale du village. Tous les titres de propriété, les hypothèques, les reconnaissances de dettes des registres officiels furent voués au feu de joie. Le monde du village ainsi transformé, les colonnes catalanes pouvaient aller de l’avant, certaines que tout village ainsi organisé constituait une forteresse de la révolution. (...)
Des multitudes de comités d’usines, de villages, d’approvisionnement, de ravitaillement, de police, etc., qui réunissaient les diverses organisations antifascistes et détenaient en réalité une autorité supérieure à celle de leurs composantes se ralliaient au Comité central des milices. Certes, après le premier raz-de-marée révolutionnaire, les comités révélèrent leur faiblesse fondamentale : ils étaient fondés sur l’accord mutuel des organisations dont les membres composaient la base, et les premières semaines passées, l’Esquerra, appuyée par les staliniens, reprit courage et avança son propre programme. Les dirigeants de la C.N.T. commencèrent à faire des concessions au détriment de la révolution. Dans ce cadre, les comités n’auraient pu fonctionner qu’en abandonnant progressivement la méthode de l’accord mutuel et en adoptant celle des décisions majoritaires par le biais de délégués de milices ou d’usines démocratiquement élus.
Les régions de Valence et de Madrid avaient également tissé un réseau de comités unitaires de milices anti fascistes, de patrouilles ouvrières, de comités d’usines et de districts pour balayer les réactionnaires des villes et envoyer la milice au front.
Ainsi à côté des gouvernements officiels de Madrid et de la Catalogne avaient surgi des organes de pouvoir contrôlés essentiellement par les travailleurs et par le biais desquels les masses organisaient la lutte contre le fascisme. Pour l’essentiel, la lutte militaire, économique et politique se faisait indépendamment du gouvernement, et même malgré lui.
Note
1. Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagne (1936-1938). Paris, Ed. La Brèche, 1978. Cet ouvrage se trouve aussi sur le site www.marxists.org/francais/morrow/espagne/. Felix Morrow, journaliste américain à l’hebdomadaire Socialist Appeal, était un des dirigeants du Socialist Workers Party. Il fit partie des dix-huit militants trotskystes emprisonnés aux USA à la suite de la grève de Minneapolis en 1941.