Je hais les débats communautaires, ça me fait chier car ce sont des sujets que je maîtrise très mal, et de plus, je m’en suis toujours tenu à l’écart dés que possible pour ne pas me retrouver enfermé dans les boîtes où justement on tache toujours de nous enfermer. Cela ne veut pas dire que je ne m’y suis jamais intéressé. Personnellement, je préfère nettement l’économie, l’histoire ou la musique.
Mais devant la violence de la charge, tombant comme par hasard après six mois d’écumage des fosses sceptiques homophobes des politiciens de la France profonde, de l’église la plus réactionnaire et des nervis de l’extrême droite, la consternation aussi face à ces accusations, j’ai été incapable de réprimer l’envie de m’en mêler, de m’y jeter. J’ai beaucoup échangé sur Facebook, beaucoup lu les réactions. Après plusieurs mises au point, Houria Bouteldja a publié sur le site du PIR une mise au point qui, sans que j’y adhère entièrement, m’a semblé fournir une bonne base de discussion [3].
Qu’on ne s’y trompe pas. Si j’ai considéré que ce texte posait les bases d’une discussion, c’est avant tout car je comprends un certain nombre des arguments que Houria y avance et qui n’ont, de fait, jamais émergé au sein des associations homosexuelles.
Pour certains, sur mon mur, les réactions m’ont fait l’effet que je pactisais avec le diable.
Ce type de réaction m’a encouragé dans mon choix, porté par une intuition profonde.
Après tout, un de mes premiers articles pour Minorités fut au sujet du silence des LGBT au sujet d’une loi génocidaire en Ouganda [4]. Sentiment de revenir aux origines et de boucler une boucle, de terminer le travail laissé béant à ce moment là.
J’ai proposé à Houria le contrat suivant. Je vous le livre tel quel avec quelques coupures qui en rendent la lecture plus aisée.
« J’aimerais te proposer quelque chose au sujet de la question de l’homosexualité car si je comprends bien ta grille de lecture et l’approuve dans ses grandes lignes, j’aimerais en discuter certains termes. Non pas à partir de cet agenda blanc que tu dénonces à juste titre, mais à partir de tes termes et de ma réalité d’indigène homosexuel car il me semble que tu passes à côté de notre réalité (je te précise que je ne vois au passage aucune homophobie dans tes propos).
Minorités a publié de nombreux articles contre les discriminations dans les quartiers, que ce soit le foulard ou l’islamophobie.
Je vis au Japon, il m’est quasiment impossible de faire une interview, et je ne suis pas fana de la formule 5 questions car je ne veux pas te coincer, et je pense que ton article sur le site du PIR parle de lui-même.
J’aimerais en revanche écrire un papier, on l’appellera Chère Houria, je te le ferai parvenir, et tu apporteras la réponse que tu veux, comme tu le veux, avec les références que tu veux.
Je me permettrai juste de conclure cet échange de deux ou trois lignes pour partager mon sentiment sur ta réponse, et je te communiquerai cette impression avec une dernière copie du tout.
On n’est pas payé quand on écrit à Minorités. Je serais extrêmement fier de faire ce travail, parce que c’est aussi cela, la stratégie d’un indigène homosexuel : mon père est décédé sans savoir que j’étais homosexuel, mais je sais au fond de moi que c’est le type d’article pour lequel il aurait été profondément fier. »
Chère Houria,
Tout d’abord, je dois à mon message une correction. Bien sûr, que mon père savait. Comment ne l’aurait il pas su, d’ailleurs. Dans la cité des Fleurs où j’habitais, à Bondy, à côté de la cité De Lattre, tout le monde savait : je ne l’avais jamais caché, et ce, dès 15 ans. Aussi curieux que cela puisse paraître, mes copains du cours d’arabe, au CPRA, ou les anciens copains de collège, jamais, ne se sont moqués de moi. Tout au plus, j’ai été interrogé, comme s’il voulaient être sûrs que c’était vrai. Je crois avant tout qu’ils ne concevaient pas, mais parfois il me racontaient des histoires sur le Bled, où visiblement les tandems de garçons étaient en fait un peu plus que des amis. On y reviendra un peu plus tard.
Oui, Houria, tu as raison : notre histoire d’indigènes, la très grande majorité des LGBT ne peuvent pas la comprendre. Ce n’est pas la leur. Ce n’est pas un reproche, juste un fait qui a, bien entendu, des implications importantes.
Je n’ai jamais eu l’opportunité de le dire à mon père. En fait, il a perdu son travail en 1978 avec la fermeture de l’usine, à La Courneuve, il avait alors 52 ans, parfois, à l’ANPE, on lui suggérait de rentrer en Algérie, et puis les autres entreprises ne voulaient plus de lui, trop vieux.
La religion est revenue dans sa vie, à lui, le vieux panarabiste et ancien militant du FLN. Je sais bien que tout ça te semble assez banal, on vient du même coin, ça l’est un peu moins pour le lecteur de Minorités. La religion, c’est de famille. Ben Chikh, le fils du Cheikh. Origine vers Ain El Hammam. Tout le monde le regardait comme un illettré, analphabète. Il pouvait pourtant réciter le Coran, connaissait Aristote, parlait parfaitement l’Arabe classique, le Kabyle bien entendu, et il s’était appris lui même le français, après avoir fréquenté 15 jours une école pour l’apprendre : le livre racontait des histoires avec Mamadou, Mohammed, des tournevis et des moteurs à réparer. Un soir, il était revenu en colère.
Je crois bien que c’est pour ça que j’ai toujours eu un problème avec ce mot, « indigène ». C’est dur, à accepter, quand on a conscience d’où on vient. Il avait étudié dans une madrasa. Ben Chikh oblige.
À partir de 1979, on est entré dans la très grande pauvreté. Mes parents ramassaient les fruits et légumes sur les marchés, ma mère faisait des ménages : les immigrés ont été en première ligne dans les restructurations de la seconde moitié des années 70.
Moi, j’ai commencé à fuir la maison. À l’école, je faisais le programme minimum. J’ai quand même eu mon bac, tu te rends compte, dans un milieu pareil ? Comme Khaled Kelkal, le brother que je me suis trouvé en lisant son interview posthume [5]. J’ai fait ma place dans le milieu gay. J’y rencontrais d’autres gosses de cité, comme moi, arabes, antillais, certains bien moins bien partis dans la vie. La plupart, à cette époque, fréquentaient une boîte appelé Le Scorpion, à Strasbourg Saint Denis, ou bien Le Scaramouche. Pas moi. Ils étaient vraiment folles, souvent.
Très vite, goût pour les études oblige, mon cercle d’amis se fit plus cultivé et j’allais au Broad, un autre genre. Plus blanc. De toute façon, j’étais un rocker.
C’est finalement quand j’ai eu passé cette sorte de crise d’adolescence pédé que mon père est tombé malade. Une leucémie. L’amiante, au travail. Il est mort à 63 ans, pile poil comme les travailleurs immigrés qui, en général, meurent avant de toucher leur retraite.
Jamais eu l’occasion de lui dire.
Je te raconte ça parce que je pige vraiment, quand tu parles des priorités dans les quartiers. Pas de travail, les violences policières, le délit de faciès, la négation de notre histoire. Oui, il y a une identité collective à se réapproprier. La dernière partie de ton texte me parle. Oui, il y a une temporalité différente, elle n’est pas due à la volonté des habitants des quartiers, mais à ce que la société française a elle-même produit, et ce, depuis la colonisation, et pour certains, depuis la traite esclavagiste.
Et puis c’est vrai que les homosexuels médiatiques donnent une image, celle de l’argent, de la réussite, de leur blancheur.
Mon amie Hélène Hazera évoquait cette semaine sur mon mur La folle arabe, qui chante, roule les fesses [6]. Invisible, chez les LGBT. Immontrable. Au PIR aussi, d’ailleurs.
Mais c’est parce que tu as parfaitement raison en restituant une temporalité, une identité dans ces quartiers que tu manques un point fondamental.
L’homosexualité est universelle. Ce qui ne l’est pas, ce sont les formes qu’elle revêt. Mais établir une distinction comme tu le fais entre l’homoérotisme ici et l’homosexualité, Ben... Laisse-moi t’expliquer.
L’homoérotisme, ce sont ces tandems de copains, qui se touchent, marchent main dans la main dans tout le pourtour du Bassin Méditerranéen, à Alger ou ailleurs. Ce sont les Grecs qui avaient l’intégré (et non l’homosexualité qui y était punie de mort) dans leur cycle d’éducation.
Ce que tu nommes homoérotisme est une des nombreuses formes que prend la catégorie sociologique des « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes ». Une des catégories car, pour en avoir été le témoin en Algérie, l’homoérotisme au Maghreb est une forme très poussée d’amitié, à priori plus ou moins consommée sexuellement mais, à priori, en excluant toute sodomie (je dis bien à priori car personne ne peut vérifier). Cela peut être ainsi purement sensuel et platonique comme cela peut être un réel désir physique conduisant à des rapports sexuels plus ou moins poussés.
Cette forme de la sexualité, de plus en plus réprimée du fait de l’influence aliénante des pires formes du conservatisme patriarcal occidental depuis la colonisation et de l’échouage social de la jeunesse, ne doit pas masquer l’existence des homosexuels. Ce que Didier Lestrade, reprenant le rapport Kinsey, appelle les « Kinsey 6 » [7].
100% homosexuels.
Cela étant posé, et puisque je suis moi-même un Kinsey 6, je continuerai en disant NOUS. Et ces homosexuels, tout en parvenant, dans ces pays, à trouver leur place dans cette forme de sexualité, en sont souvent également victimes : leur désir est plus fort, leurs sentiments plus intenses, la jalousie des autres hommes guète. Mammeri, dans La colline oubliée [8], raconte l’un d’entre nous. Ils danse, il joue de la flûte, et les yeux des hommes brillent.
Car NOUS sommes partout. On nous a brûlé en place publique en occident, châtré, électrocuté, drogué, lobotomisé, interdit, enfermé, et nous sommes toujours là. Que ce soit en Europe, en Afrique, en Asie, en Océanie ou dans les Amériques.
Cela m’amène à l’idée de construction d’une homosexualité politique, une idée que tu contestes, alors que ton travail, que pour ma part je respecte, consiste à construire une identité. L’indigène.
Je pense que sur ce sujet de l’identité politique homosexuelle, tu es à côté.
Car cela n’a pas été évident, pour les homosexuels, de construire une identité politique, cet outil de l’émancipation.
Cette identité nous a été, elle nous est toujours, nécessaire, pour éviter la prison, le bûcher, la lobotomie, l’internement, le mariage forcé, que sais-je, tout cet arsenal inventé en occident pour nous éradiquer et créer la société moderne parfaite qui faisait tant rêver les hygiénistes bourgeois blancs du 19e siècle, en même temps qu’ils développaient leurs idées eugénistes pour éliminer avant la naissance la trisomie, le nanisme, etc
L’apothéose de cette idéologie de la perfection sociale fut atteinte durant les années 30 et 40 dans l’Allemagne nazie quand cette idéologie ultra-moderne systématisa et industrialisa l’éradication des Juifs, des tziganes, des prostitués, des malades mentaux. Et des homosexuels.
La France a ainsi conservé, jusqu’à l’élection de François Mitterrand, en 1981, une législation du régime de Vichy condamnant l’homosexualité, la comparant à un acte contre la pudeur et l’enregistrant au même niveau que la tuberculose et le cancer, parmi les maladies à éradiquer.
La construction d’une identité politique homosexuelle n’a donc pas été de soi. Elle a été une lutte, politique, contre une des tares fondamentales de l’Occident, la même exactement qui avait au 19e siècle conduit à catégoriser et hiérarchiser les races et les cultures pour mieux les dominer.
Il n’y a aucun hasard à ce que l’émergence d’une identité politique des homosexuels se soit développée parallèlement aux luttes d’émancipation des peuples. Il n’y a aucun hasard à ce que Jean Genet fut un compagnon de route engagé auprès des peuples arabes. Il n’y a aucun hasard à ce que James Baldwin devint un des premiers écrivains ouvertement homosexuels, et ce, dans les années 50.
Aucun.
Alors bien sûr, maintenant que cet agenda politique est parvenu à faire évoluer les élites et les législations des grandes puissances impérialistes, le caractère révolutionnaire de cet agenda tend à céder la place, au sein même desdites élites, à une sommation à « évoluer » pour le reste du monde, transformant cet agenda en une sorte de nouvelle évangélisation, les droits des homosexuels devant, et les multinationales derrière, à l’affût.
D’ailleurs, parallèlement à ce nouvel agenda d’une dépénalisation universelle de l’homosexualité, les groupes ultra-conservateurs des mêmes puissances impérialistes, via l’Opus Dei ou les églises évangélistes protestantes [9], financent de puissantes offensives homophobes dans certains pays d’Afrique, montrant bien que cet agenda autour de l’homosexualité, principalement en Afrique mais aussi en Asie, cache bel et bien, en réalité, une guerre économique pour le contrôle des richesses dans les anciennes colonies de la vieille Europe déclinante comme cela se fit à la fin du 19e siècle en Amérique latine.
Mais une fois cela dit, comment puis-je, en tant qu’homosexuel, et en tant qu’indigène moi-même, me contenter d’assister au spectacle de la persécution de ceux qui, eux aussi cumulent ces deux casquettes ? Leur enfermement. Leurs condamnations à mort. Comment puis-je accepter que les églises protestantes, souvent avec l’argent du Fond International contre le sida, financent en Afrique Subsaharienne de violentes campagnes anti-homosexuelles, en s’appuyant sur de pseudo discours anthropologiques pour justifier que l’homosexualité serait une pratique importée et venue de l’Occident quand tout ce que réclament les homosexuels dans ces pays est de pouvoir vivre leur vie et surtout éviter la propagation du VIH, non seulement chez les homosexuels, mais aussi chez les hétérosexuels.
Et comment ne puis-je pas, comment ne pouvons NOUS pas, collectivement, en tant qu’homosexuels, sursauter, quand certains dans les milieux des luttes anti-impérialistes, développent des discours ambigüs, renvoyant l’homosexualité à l’Occident, et refusant de voir qu’elle est une réalité vraie, vécue, de tous les temps, en Afrique ou ailleurs.
La place que tu nous accordes dans l’ordre des revendication, cette sorte d’invisibilité, est injuste, unfair. Et discriminante.
Nous sommes nombreux, Houria, et nous sommes nombreux à vivre out. Et contrairement à tous les clichés véhiculés par les fans de Caroline Fourest, ça se passe globalement pas plus mal pour les souchiens que pour les indigènes. Ce sera peut être un peu plus difficile, mais nous ne tarderont pas à nous marier aussi, contrairement à ce raccourci un peu facile qui consiste à penser que le mariage ne concerne pas les cités. Car nous y vivons aussi.
En fait, même en Palestine, nous existons, et nous combattons pour la libération de notre terre. Et même quand nous sommes victimes de l’obscurantisme du Hamas et conduits à l’exil, nous continuons à lutter pour le droit du peuple Palestinien. Parce que que tout gay friendly que peut tenter de se présenter Israël [10], l’oppression du peuple Palestinien nous expose à la même fragilité que nos frères et sœurs, en nous désignant en plus comme ennemis quand Israël tente de récupérer notre cause [11].
En fait, c’est le refus de prendre en compte la réalité de notre présence dans les quartiers qui donne aux LGBT toute leur blancheur.
Il serait temps d’avoir le courage (et ton texte, en abordant la question de l’homoérotisme, avec toutes les critiques que cela me suggère, va réellement dans le bon sens car ça ne plait pas forcément à tout le monde), de reconnaître notre présence dans les cités non pas comme pièces rapportées ni produits d’une quelconque acculturation, et que nous sommes bel et bien homosexuels.
Il serait temps de regarder ces femmes transsexuelles qui se prostituent à la Porte de Clichy comme une part de notre histoire commune. Sans papiers, au ban, livrées à l’arbitraire de la police et du sida. Car derrière ces femmes, tu le sais certainement, il y a des familles, souvent bien plus compréhensives que les reportages sensation sur l’homophobie de TF1 veulent bien dire. Les associations LGBT les laissent à leur destin, qui donc s’y intéressera ?
Il serait temps que dans cette cause décoloniale le VIH trouve enfin sa place. Aux USA, en France, ACT-UP, dès sa création, fit le lien entre l’indifférence des politiques et des médias et le fait que la maladie touchait avant tout l’Afrique et les parias dans les puissances impérialistes. Maintenant que les traitements en Europe ou aux USA sont extrêmement performants et « presque » confortables, que le droit au mariage se trouve reconnu dans de plus en plus d’Etats, qui va pousser la lutte contre le sida en Afrique ou en Asie, où les traitements restent à la traîne et continuent de porter leurs lots d’effets secondaires ?
Il serait temps pour que cette cause progresse qu’il y ait enfin des militants, et pas seulement homosexuels, pour pointer le caractère blanc de tout la nomenklatura homosexuelle, son islamophobie.
Cela passe par l’émergence de militants homosexuels issus des quartiers. Ça, c’est notre part.
Cela passe par un travail de la part d’organisations comme le PIR, non pas pour reprendre les revendications homosexuelles, mais pour casser les représentations homophobes qui circulent et que certaines formulations anti-impérialistes entretiennent. Comme je te l’ai écrit, le texte que tu as publié, en reconnaissant des pratiques sexuelles multiples, esquisse un possible.
Le succès de la lutte pour la reconnaissance et le droit des homosexuels ne doit pas effacer d’où les homosexuels viennent : nous nous sommes battus, et nous avons aussi nos morts. Beaucoup continuent dans le monde à se battre, et ils ont besoin que nous relayons leurs luttes avec la même légitimité que les combattants Palestiniens ont besoin que nous relayons la leur.
Les homosexuels sont à la croisée des chemins. Le mariage passé, dans les mois qui viennent, les traditionnels discours islamophobes reviendront, et cette fois, la chasse aux électeurs homosexuels sera ouverte, islamophobie à l’appui [12], comme c’est le cas dans d’autres pays européens. Un peu comme certains musulmans regardent du côté du FN pour se trouver le masque de respectabilité que la société leur refuse.
Il sera alors fondamental que les militants homosexuels conscients de l’enjeu des luttes décoloniales et que les militants comme toi conscients des nouvelles dynamiques à créer parviennent à jeter les bases d’un dialogue à égalité. Cela voudra dire, de part et d’autre, et dans le respect de l’identité de chacun, casser les préjugés et les représentations. Il nous faudra du courage.
Madjid Ben Chikh