Editorial du Monde des Livres. D’abord rappeler ce qui a eu lieu. Vendredi 25 octobre, à Angers, Christiane Taubira, ministre de la République, a été accueillie par des enfants de La Manif pour tous aux cris de : « C’est pour qui la banane ? C’est pour la guenon ! » Ensuite constater ce qui n’a pas eu lieu : la réprobation. Car, si cet épisode a brièvement électrisé les réseaux sociaux, il a été peu rapporté, et trop rarement commenté. Enfin, poser la question : comment une telle scène peut-elle avoir eu lieu ?
Ce qui l’a rendue possible, c’est la répétition quotidienne d’une autre scène, plus banale mais non moins pernicieuse, à laquelle peu à peu nous nous sommes habitués. Quelqu’un, quelque part, prononce une parole raciste, misogyne ou homophobe ; or, témoin de tels propos, chacun préfère la boucler ; l’ouvrir, ce serait s’exposer au grand ricanement de l’époque : « Marre du politiquement correct ! » ; protester, ce serait risquer le pilori.
« Nous savons que cette scène se reproduit partout », constatait le philosophe Jacques Derrida dans un livre indispensable cosigné avec Elisabeth Roudinesco (De quoi demain…, Fayard-Galilée, 2001). Qualifiant le « politiquement correct » de slogan armé, Derrida y rappelait que cette expression fut inventée aux Etats-Unis par de puissants groupes conservateurs. Au prétexte de combattre les abus d’une certaine gauche intellectuelle, cette campagne a fini par cibler toute pensée critique. Et par exercer sa force d’intimidation sur quiconque ose encore rappeler des principes, faire valoir une éthique.
Répété ad nauseam, ce spectacle fait plus que jamais recette. Les champions du « politiquement incorrect » sont les rois du prime time. Ces grands briseurs de tabous pourfendent la bien-pensance au « 20 heures ». Leur posture, qui se prétend rebelle, jouit d’une domination sans partage. Au bistrot comme dans les salons, « politiquement correct » s’est imposé comme l’étiquette infamante. L’indignation, dès lors, passe pour une lubie de vieux barbon. Et l’abjection devient un jeu d’enfant.
Jean Birnbaum
Journaliste au Monde