Il ne se passait pas de semaine, à cette époque, sans une manifestation dans les rues et tous se sentaient forts, portés par cette effervescence, galvanisés par les sondages qui donnaient 77 % des Français contre la refonte des retraites. On allait le faire plier, sûr. Lui, c’était Nicolas Sarkozy, juste arrivé à l’Elysée.
Un de ces jours de défilé, quelques-uns de Roanne, dans la Loire, se retrouvent vers 4h30 du matin pour peindre des graffitis sur le trajet du cortège, cinq amis dans une petite aube froide, tous de la CGT. Cristel est la seule fille, elle sent son enfance qui remonte, le souvenir des banderoles qu’elle déployait glorieusement avec son père, dirigeant syndical. C’étaient les années 1980, où les grandes usines de Roanne commençaient à fermer les unes après les autres, la ville entière battait le pavé. Plus tard, Cristel a ramé pour trouver du travail, personne ne voulait embaucher « la fille Coste ». Pour ces moments aussi – ou peut-être surtout pour ceux-là –, une nostalgie l’envahit, comme un attendrissement. Cristel a fini par être embauchée à l’hôpital, agent de service, pas étonnant puisque les hôpitaux sont devenus les plus gros employeurs locaux.
Il doit être 6 heures du matin, quand deux voitures de police s’arrêtent à la hauteur des cinq en train de taguer « Casse-toi pov’ con. » D’habitude, ça se passe bien avec les uniformes, certains agents des renseignements généraux sont même devenus des amis. A Roanne, ancienne ville ouvrière, la CGT reste une institution, subventionnée par la mairie depuis la Libération, quelle que soit sa couleur. Cette fois, on conduit les syndicalistes au poste. Tous commencent par trouver ça « marrant », d’autant que Serge Lenoir, patron local de la CGT, harcèle les officiels. Quand les cinq sortent, il n’est pas 8 heures, et Cristel s’indigne surtout du « matériel pourri, indigne de policiers ». C’était le 23 septembre 2010, chacun croit en rester là. Trois ans plus tard, François Hollande a succédé à Nicolas Sarkozy mais, de procédure en procédure, les cinq en sont cette semaine à leur troisième procès, risquant cette fois un an de prison avec sursis. Serge Lenoir cherche toujours la raison de cette escalade. « Ce serait politique ? Mais dans quel but ? » Lui trouve l’affaire « si con » qu’il peine de plus en plus à rédiger les tracts.
A l’hôpital de Roanne, Gérald travaille avec Cristel, 1 400 euros par mois. A l’époque, il vient d’être titularisé et s’est dit : « Maintenant je peux me permettre de me syndiquer. » L’opération « Casse-toi pov’ con » signe ses débuts de militant. Il sent sa vie basculer au premier procès, le 13 septembre 2011 : il y a certes les 2 000 euros d’amende avec inscription au casier judiciaire, mais surtout cette impression d’avoir au front l’étiquette « Délinquant » ou le silence autour de lui dans certains lieux publics. Il en parle à la famille, la trouve réticente, surtout anxieuse de protéger les enfants.
Un an plus tard, en appel à Lyon, les choses se retournent : reconnus coupables, les cinq sont dispensés de peine. C’est pas gagné, mais on fait comme si : à la « une » de L’Huma, Gérald affiche avec les autres le V de la victoire.
EMBALLEMENT
« Et la vie reprend, aussi terne qu’avant, mais au moins on souffle un peu », raconte Ginette. Elle, c’est la femme de Christian, un autre des cinq. Christian, lui, travaille dans l’armement, « une des dernières grosses boîtes avec des acquis sociaux ». A Roanne, en quelques années, les 55 000 ouvriers, entre le textile et la métallurgie, sont tombés à moins de 5 000.
Quand Christian reçoit une nouvelle convocation, en mai 2013, il ne comprend pas d’abord. Il doit se plier à un prélèvement d’ADN, comme le procureur peut le demander dans certaines procédures. L’ADN ? Le fichier des pédophiles ? « Qu’est-ce que je viens foutre là-dedans ? » Les cinq ont reçu le même courrier. Tous refusent.
Le lendemain, Cristel est conduite en garde à vue, enfermée dans la geôle. Elle ne trouve plus ça marrant du tout. Un coup de fil prévient les autres. Christian court à la voiture, criant à Ginette : « Roule et évite les grandes routes, on est recherchés. » Avec les autres, il se cache dans le local syndical, « une journée encore plus intense que celles où du matériel avait été brûlé pendant le conflit dans la boîte », dit Christian. « Chez nous, on s’était arrangé entre soi, comme d’habitude. »
Le procès pour refus d’ADN s’est tenu le 5 novembre à Roanne. En soutien, la CGT a fait venir 10 000 militants de toute la France. Sous la pluie, un orateur lance : « Poursuivre une seule personne de la CGT, c’est nous poursuivre tous », et, sur la scène, les cinq lèvent les bras comme des boxeurs, sauf Gérald.
« Au fait, la réforme des retraites, où elle en est ? », demande, côté public, un ouvrier des Fonderies du Poitou. Personne ne sait exactement. « On ne mobilise plus là-dessus », coupe quelqu’un. Un autre : « Les grands thèmes, ça ne marche plus. » Un agent EDF, venu de l’Ain, présente un collègue : « Voila la nouvelle garde. » Le type a 35 ans et s’excuse : « Les plus jeunes ne viennent pas chez nous. » Chez Bel Maille, à Roanne, David explique que beaucoup sont au Front national.
Pour refus de prélèvement, les cinq risquent un an de prison, bien plus que les 3 750 euros d’amende encourus à l’origine pour les tags. Dans cet emballement, Karine Thiebault, leur avocate, voit surtout « une chaîne pénale qui continue toute seule sur sa lancée » et une seule politique : « Celle du chiffre. »
En rentrant du tribunal, les cars CGT passent devant le siège du FN, locaux neufs, inaugurés en fanfare trois jours plus tôt par une femme qui n’a pas 30 ans.
Jugement le 17 décembre.
Florence Aubenas