Le 8 septembre, Fillon faisait scandale en se démarquant du « ni, ni », ni vote PS ni vote FN au second tour, défendu par Copé et la plupart des dirigeants de l’UMP, pour préconiser un « ou, ou » : dans un tel cas, il faudrait « voter pour le moins sectaire », en sachant que la possibilité qu’un candidat PS soit le plus sectaire « peut arriver, je ne dis pas que c’est toujours le cas, mais ça peut arriver. »
Quelques jours après avoir ainsi brisé le tabou de l’appel au vote pour des candidats Front national, l’ancien premier ministre s’affichait à Moscou avec Poutine pour critiquer la position de Hollande sur la Syrie.
Un mois plus tard, dans les colonnes du très réactionnaire Valeurs actuelles, il se dressait contre Sarkozy, se présentant comme « en compétition » avec lui et précisant : « quand on perd une élection, il est impossible de dire qu’on a fait une bonne campagne. (...) On a le devoir d’en analyser les raisons. On est obligé de se remettre en cause, sinon c’est un bras d’honneur aux Français. » S’ensuivait l’appel à une véritable « rupture », celle que Sarkozy avait promise mais non réalisée, passant notamment par le retour à la semaine de 39 heures comme à la retraite à 65 ans.
Quelle mouche a piqué le critique de la droitisation de la campagne de 2012 ? Celui qui, il y a encore quelques mois, pour justifier sa « différence d’approche irréconciliable » avec Sarkozy, déclarait le FN « en dehors des limites du pacte républicain » ? Qu’est-il arrivé au dit gaulliste social formé à l’école de Séguin ?
« La survie de l’UMP est en jeu »
L’impétrant estime que pour parvenir à s’imposer comme le candidat de l’UMP pour 2017, il doit montrer ses muscles, en cassant l’image du « collaborateur » lisse et falot ayant besogné cinq ans dans l’ombre de Sarkozy. Mais le plus notable est qu’il le fasse de cette manière-là, aussi brutalement à droite. Les responsables de La Droite forte, courant de l’UMP le plus ouvertement réactionnaire, n’ont d’ailleurs pas manqué de le remarquer et de s’en féliciter.
Difficile de dire s’il y a chez Fillon un changement de l’ordre des convictions, ou bien s’il s’inspire de la méthode de la « triangulation », inventée sous Tony Blair et visant à reprendre le discours de ses adversaires pour mieux les neutraliser. Devant le tollé provoqué au sein même de l’UMP par ses propos sur le vote pour « le moins sectaire », il déclarait le 17 septembre (selon l’AFP) « qu’il continuerait de ‘‘combattre’’ le Front National et les ‘‘alliances’’ avec ce parti, tout en défendant la nécessité de ‘‘s’adresser à ceux qui sont tentés de voter’’ FN. » Alors, une « habile manœuvre » finalement pas si habile ? Ce qui dans tous les cas prédomine, c’est l’adaptation au climat réactionnaire dominant qui s’est installé depuis le mouvement de « La manif pour tous » et qui se prolonge maintenant à travers la montée électorale du FN.
Car le résultat inévitable de telles prises de position est, à la fois, d’aggraver les divisions à droite et de légitimer l’extrême droite. Celui qui fait maintenant figure de « vieux sage » de l’UMP, Juppé, le souligne en lançant l’avertissement :
« Devant tant de défaillances [du gouvernement], l’opposition devrait avoir un boulevard pour reconquérir la confiance des Français. A condition de leur proposer une alternative convaincante. Mais, au lieu de travailler ardemment au projet qu’attendent nos concitoyens, que faisons-nous ? Nous nous complaisons dans les chicaïas internes et les rivalités de personne. C’est désastreux et c’est désormais la survie même de l’UMP qui est en jeu. D’un côté, nous perdons sur le flanc centriste qui s’efforce de reconstituer l’ancienne UDF. De l’autre, en nous précipitant dans le piège de nos relations avec le Front national, nous décomplexons notre propre électorat qui cède de plus en plus aisément à la tentation de préférer l’original à la copie. Et j’entends souvent cette complainte : ‘‘Après tout, pourquoi ne pas essayer autre chose… c’est-à-dire Le Pen’’ » [1]
Le projet UDI-MoDem
Voyons ce qu’il en est du « flanc centriste ». Il y a un an, l’UDI (Union des démocrates et indépendants) était lancée par regroupement de neuf formations issues pour la plupart de l’ancienne UDF de Giscard d’Estaing. Avec pour ambition déclarée (selon Morin du Nouveau centre) « de ne plus être le strapontin de la majorité future avec l’UMP » mais un « partenaire obligé et demain l’acteur majoritaire (…) Redevenir la première force politique française comme l’était l’UDF au début des années 90 : voilà notre objectif. »
Un nouveau pas a été franchi le 29 septembre 2013 avec l’annonce du regroupement UDI-MoDem, dont le premier acte électoral devrait être la présentation de listes communes aux européennes. La base d’accord est celle qui avait présidé au lancement de l’UDI : opposition au gouvernement PS-EELV, alliance avec l’UMP mais dans l’indépendance et la concurrence. Bayrou, qui au second tour de 2012 avait appelé à voter Hollande, n’a pas eu trop de mal à s’adapter à cette nouvelle donne.
La création de l’UMP en tant que parti unique de la droite et du centre visait à conjurer toute possibilité d’un « 21 avril à l’envers ». Ce projet ayant désormais clairement échoué, il est logique que la « famille centriste, libérale et européenne » tente de se reconstituer. Son espace reste encore réduit, mais il pourrait s’élargir si l’UMP continuait à évoluer sur une pente de plus en plus droitière ; d’autant que cela s’accompagne de la reprise d’accents anti-UE qui inquiètent les milieux dirigeants du patronat.
Mais là aussi, rien n’est simple et les ambitions personnelles peuvent fragiliser le mariage de raison. La « charte » qui doit l’officialiser était annoncée pour le 15 octobre, mais sa publication a été retardée. L’entourage de Bayrou s’est répandu en confidences prédisant une OPA de son chef sur une UDI qui dispose d’élus mais reste en manque de leadership. Borloo (président de l’UDI) a répliqué en déclarant qu’il voulait laisser à Bayrou le temps d’« expliquer son virage à droite »...
Et pour l’instant, le gagnant est…
Le Pen, bien sûr. L’éditorialiste du Monde, Françoise Fressoz, résume la situation avec une clarté qui justifie une citation un peu longue :
« Mais, avant [Fillon], Nicolas Sarkozy avait fait la même chose : il avait ‘‘nommé’’ les problèmes, au point de les exacerber, mais sans pour autant les résoudre. Si bien qu’aujourd’hui, c’est le même procès qui est fait aux deux partis de gouvernement et dans tous les domaines : celui de l’impuissance. Et cette accusation est un poison pour la droite. Elle pousse l’UMP dans une incroyable fuite en avant. Affolée de ne pas thésauriser sur les difficultés de François Hollande, ce parti promet désormais de rompre avec tout : le bilan ‘‘trop tiède’’ de Nicolas Sarkozy et l’Europe mal aimée qu’il a contribué à façonner.
« L’UMP se méfie de Schengen et veut ériger des frontières. Elle dénonce l’Etat providence et s’en prend au modèle social. Elle veut jeter aux orties les 35 heures et annonce une lutte implacable contre l’assistanat. Elle fait siens certains mots du FN et plus elle le fait, plus Marine Le Pen police son discours, y compris sur l’euro, qui était son talon d’Achille. A en croire ses proches, il n’est plus question d’en sortir du jour au lendemain, mais de poser des conditions. Et tout cela crée une incroyable porosité entre la droite et l’extrême droite sans qu’un leader soit capable de dire ‘‘stop’’, car à l’UMP, la guerre des chefs bat son plein. » [2]
Une question cruciale
Savoir si l’on est aujourd’hui confronté avec le FN à un danger « fasciste », et par conséquent comment combattre sa progression, est évidemment pour nous une question cruciale. Le NPA en débat et une série de points de vue s’expriment, que cette revue a commencé à refléter. On n’abordera ici, très brièvement, qu’un aspect du problème.
Selon Léon Trotsky en 1938, le fascisme représentait avec les « fronts populaires » « la dernière ressource politique de l’impérialisme dans la lutte contre la révolution prolétarienne ». Il s’agit d’une modalité de domination très spécifique, qui est lourde de périls y compris pour des secteurs de la bourgeoisie. C’est pourquoi celle-ci ne l’appelle au pouvoir qu’en toute dernière extrémité. Un tel choix (qui n’est pas équivalent à celui de dictatures militaires ou de régimes très autoritaires) ne s’est d’ailleurs plus répété en Europe depuis les années 1930, quand il avait coûté aux classes dominantes rien moins qu’une guerre mondiale.
Le fascisme implique, entre autres, une mobilisation extra-parlementaire de la petite-bourgeoisie et des secteurs déclassés de la société, dirigée à la fois contre les organisations du mouvement ouvrier et contre les formes démocratiques de l’Etat bourgeois, qu’il veut détruire les unes et les autres. L’Aube dorée, ainsi, est clairement fasciste (néonazie). On vient de voir comment, après l’avoir longtemps tolérée et utilisée, la bourgeoisie grecque lui a donné un coup d’arrêt, en répondant de cette manière à la pression insistante de l’Union européenne et du FMI [3]. Tel n’est pas le cas du FN, quand bien même beaucoup de ses dirigeants sont des fascistes dans l’âme et ce parti pourrait, dans une autre situation, servir de base à l’émergence d’un mouvement de type fasciste.
La bourgeoisie, ses représentations politiques traditionnelles ont avec le FN un problème sérieux. Mais nous aussi, et bien plus encore. Le danger, réel et croissant, réside dans sa capacité à répandre le poison d’un nationalisme xénophobe et raciste, simultanément à faire reculer encore davantage l’indépendance de classe des travailleurs, en exploitant le désarroi qui existe profondément parmi eux face à l’absence de perspective collective d’émancipation.
En cette mi-octobre, l’irruption de la jeunesse contre les expulsions de lycéens sans papiers nous indique en tout cas une des voies indispensables à la riposte : pour combattre le FN, il faut lutter contre la politique du gouvernement.
Jean-Philippe Divès