Sandra Demarcq – Le 5 novembre dernier, la loi contre la fraude fiscale a été définitivement adoptée par le Parlement. Va-t-elle vraiment être efficace ?
Vincent Drezet – Cette loi comporte certains points positifs, comme l’extension du champ de compétences de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, l’autorisation d’exploiter des informations quelle que soit l’origine de l’information, certains renforcements de sanctions… Mais ces petits pas en avant sont ne sont pas suffisants au regard des enjeux : aujourd’hui, en quelques heures, on peut créer plusieurs comptes et sociétés écrans dans les « paradis fiscaux » alors qu’il faudra au mieux plusieurs mois au fisc ou à la justice pour remonter la chaîne de la fraude.
La réponse n’est certes pas strictement nationale : l’Union européenne et l’OCDE portent une lourde responsabilité dans l’accroissement de la fraude : elles prônent toujours la concurrence fiscale et sociale et le recul de l’État, elles n’imposent pas les mesures clés (échange automatique d’informations, règles fiscales communes), ce qui affaiblit sa capacité de contrôle et favorise le développement de la fraude. Celle-ci est évaluée à 1 000 milliards d’euros pour l’UE (dont 60 à 80 milliards en France auxquels il faut ajouter la fraude due au travail non déclaré de 15 à 20 milliards d’euros).
Et au plan national, certaines mesures manquent cruellement : le renforcement des obligations déclaratives en matière de prix de transfert part exemple ou encore un vrai renforcement des moyens humains de l’administration fiscale (au sein de laquelle 30 000 emplois auront été supprimés entre 2002 et 2014, notamment dans les services qui gèrent les dossiers fiscaux et qui contribuent à débusquer la fraude).
Que ce soit du côté des plus riches, ou du côté des salariés et des retraités, le mécontentement face aux hausses d’impôts et face aux effets de la « crise » semble être unanime. Comment expliques-tu cela ?
Ce mécontentement, qualifié de « ras-le-bol fiscal », n’est pas seulement fiscal : il est avant tout social, au sens où il mêle perte de confiance dans l’action politique, déception devant les promesses de changement non tenues, colère devant les injustices qui perdurent et désespérance face à la crise. En matière de fiscalité, il traduit une aspiration à plus de justice et de simplicité fiscale. Or les mesures prises ne constituent pas une réforme de fond qui irait en ce sens. Au contraire, avec la hausse de la TVA ou la création du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), c’est toujours la politique de l’offre qui est à l’œuvre.
Ce mécontentement est instrumentalisé par certains intérêts (les « pigeons », le Medef par exemple) qui n’ont que faire d’une réforme fiscale : ils demandent moins d’impôt pour eux, un point c’est tout. Le mélange d’un « ras-le-bol » profond et ancien et des stratégies mises en place par ces « intérêts particuliers », puissants et visibles, accroît les confusions et donne l’impression d’un « ras-le-bol » global. D’où une certaine perte de repères, porteuse de dangers.
L’injustice fiscale est bien réelle aujourd’hui. Comment y remédier ?
L’injustice fiscale est réelle, elle s’est aggravée au cours des 20 dernières années : la baisse de certains impôts (l’impôt progressif sur le revenu, l’imposition du patrimoine) et l’explosion des régimes dérogatoires ont favorisé et accompagné le développement des inégalités au profit des agents économiques les plus aisés (essentiellement le 1 % des ménages les plus riches et les grandes entreprises). Au surplus, en l’absence d’harmonisation, la concurrence fiscale européenne, marque de fabrique des politiques néolibérales, a déséquilibré le partage des richesses, exercé une forte pression sur l’action publique alors qu’elle permet la prise en charge des besoins sociaux, et affaibli la redistribution fiscale.
Il faut donc prendre le contrepied de ces orientations. Si le niveau européen est difficile à changer, il n’en demeure pas moins que certains chantiers doivent avancer : il en va ainsi de l’échange automatique d’informations, de l’harmonisation de la TVA et de l’imposition sur les sociétés et de la création d’impôts européens (impôt sur les sociétés, impôt sur le patrimoine, taxe sur les transactions financières) pour alimenter le budget européen et financer les solidarités, notamment au bénéfice des régions pauvres.
Au plan national, il n’y a pas besoin de l’autorisation de Bruxelles pour rendre la fiscalité plus juste : la suppression de nombreux régimes dérogatoires, un barème de l’impôt sur le revenu dont la progressivité serait renforcée, un impôt sur les sociétés qui imposerait plus lourdement la distribution de dividendes que l’investissement, une imposition du patrimoine refondue et une fiscalité locale (complexe et déséquilibrée) rénovée assise sur la valeur foncière réelle des biens immobiliers et plafonnée en fonction des revenus sont des réformes souhaitables que la France peut mener seule.
Les agentEs de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) sont aujourd’hui les plus « exposéEs » à ce mécontentement. Les difficultés pour eux sont de plus en plus nombreuses. Quelles solutions ?
Les agents sont directement confrontés aux réalités sociales du pays, notamment dans les services d’accueil, de contrôle et de recouvrement. Face à l’explosion de la charge de travail et de sa complexité, il faut un renforcement des effectifs, un changement du mode d’encadrement et des moyens financiers pour améliorer les conditions d’accueil et les conditions de vie au travail ou encore pour rembourser les sommes engagées par les agents lorsqu’ils se déplacent dans le cadre de leurs fonctions. Ces solutions sont nécessaires, les gouvernements successifs ont choisi de faire le contraire.
Propos recueillis par Sandra Demarcq