Après le Mali, la République centrafricaine. Beaucoup de différences mais aussi pas mal de points communs. Un Etat disparu, une misère de plus en plus excluant pour une partie de la population et pour des régions entières. Quel contraste avec le flot de commentaires rassurant sur le rebond économique de l’Afrique et la croissance des investissements !
La contradiction est même choquante. Si quelques pays bénéficient d’une nouvelle manne parce qu’ils disposent d’un appareil d’Etat encore cohérent, il faut tout de même préciser que ce sont plus des villes et des régions plus que des pays qui en bénéficient. Et dans tout ce continent comme ailleurs, mais ici avec une radicalité particulière, quelques couches corrompues détournent et accumulent pendant que la majorité se débrouille comme elle peut. La croissance apparente des investissements européens, brésiliens, chinois, indiens, arabes, américains se concentrent sur des zones d’agriculture intensive potentielle, sur les minerais et les ports. La diffusion des revenus ainsi générés reste faible et suit trop souvent les voies clientélistes et ethniques.
La pauvreté s’approfondit, mais ce sont surtout les équilibres fonciers et écologiques qui sont affectés. L’économie marchande a tout envahi déstabilisant le rapport à la terre, aux chefferies traditionnelles et nourrissant de nouvelles formes de tensions sociales et régionales. Dans les contrées où la pression démographique s’est fortement accentuée, les conflits pour le partage de la terre (ou de l’eau), parfois entre cultivateurs et éleveurs, sont fréquentes. Ce fut la raison manipulée et exacerbée [de la crise] au Rwanda en 1994, mais ce peut être aussi l’une des causes des affrontements récents au Nord Kenya entre communautés Gabra et Borana.
Selon le scénario habituel, les pouvoirs en place avantagent les régions qui leurs sont acquises pour diverses raisons mais souvent par logique ethnique. Cela va du très classique bitumage de la route allant à la ville de naissance du président jusqu’aux implantations d’usines étrangères. Les capitales occidentales, si promptes à parler de reconstruction politique et démocratique quand c’est trop tard, n’ont généralement rien tenté au fil de ce demi-siècle pour contrebalancer ces choix irresponsables et cyniques des administrations avec lesquelles elles travaillent. Tout cela se paye un jour. Mais en attendant ce sont des millions d’Africains qui, d’un côté ou de l’autre de leurs préjugés et de leurs exaltations, meurent de cette faillite historique.
La pénurie rampante, dans les faubourgs des villes et les régions éloignées, conduit à la non-existence progressive de l’Etat et à la barbarie. Les « troupes rebelles » qui naissent de cette situation et qui coalisent différents groupes d’intérêts ne constituent pas des alternatives politiques cohérentes. Elles se transforment très vite en bandes vivant de rapine et éclatent en différentes milices, proposant leurs services à des milliers de jeunes désœuvrés et prompts à croire à une quelconque marche triomphale. La République Centrafrique n’a pas échappé à ce faisceau de problèmes avec des régions Nord (majoritairement musulmanes) en partie reléguées par le pouvoir de Bangui.
Centrafrique, bis repetita non placent
Le débat parlementaire sur cette nouvelle intervention française n’a pas manqué de sel. Visiblement, la bonne manière d’être pour tout en marquant un petit pas de côté est de demander pour « combien de temps ? » et « pour faire quoi ? ». Questions auxquelles le gouvernement répond aussitôt et sans difficulté « pour un temps limité » et « pour rétablir un appareil d’Etat ». Question suivante !
Sauf qu’en Centrafrique cela va être encore plus complexe qu’au Mali, si l’on peut dire. Il n’y aura pas, et avant très longtemps, de rétablissement d’un Etat démocratique unifié dans ce pays. Ce n’est pas le vent du Nord Mali qui s’est mis à souffler dans ce pays, mais le vent de l’Est et du Sud-Est, du Sud Soudan, de la région des lacs de la République démocratique du Congo, de l’Ouganda… de cette partie de l’Afrique où les bandes armées et les seigneurs de guerre pèsent souvent plus lourd que les Etats, terrorisent les populations et accélèrent la destruction des relations ancestrales entre communautés. Dans des pays où les appartenances ethniques, religieuses et sociales (agriculteurs, éleveurs, commerçants) se tuilent mutuellement, le moindre heurt sur fond de misère radicalise les préjugés traditionnels. Le pillage des commerces Haoussa à Bangui en est une des tristes expressions. Désormais, il faudra un temps incalculable pour que ce pays redevienne (éventuellement) un Etat dans lequel toutes les populations vivent en paix.
Ceci enterre une fois de plus le vieux rêve colonial d’une division étatique vertueuse et stable des anciens empires. Le fameux Etat-Nation sui generis, sorti des cartes d’état-major et des conférences coloniales reste, ici ou là, une gageure. La crise, la misère, les dictatures, les petits arrangements entre prévaricateurs locaux et capitales occidentales ainsi que la dette et les politiques libérales finissent toujours par rendre à l’Histoire ce qu’elle mérite.
La France mandatée…
La France intervient donc. Une fois de plus ! Mais pourquoi le fait-elle dans ce contexte que personne n’ignore ? Elle le fait pour la même raison qu’au Mali (risque djihadiste en moins) : la peur du trou noir, l’appréhension d’une pure et simple disparition d’un Etat au cœur d’une carte politique qui se désagrège déjà à plusieurs endroits : Somalie, Soudan, République démocratique du Congo (Kivu), tensions régionalistes au Kenya et au Nord Mali, zone hors contrôle au Cameroun et en Ouganda, Casamance au Sénégal, Etat narcotrafiquant en Guinée Bissau, reconstruction fragile en Côte d’Ivoire, bandes islamistes omniprésentes au Nord Nigeria, interrogation récurrente sur la stabilité du Tchad…
Globalement, la « Communauté internationale », comme il est dit, ne peut pas se permettre un glissement de plus vers le chaos, pour ses intérêts économiques certes mais aussi pour les effets géopolitiques et également migratoires que tout cela occasionnerait. L’effondrement d’un Etat, c’est à nouveau des dizaines de milliers de réfugiés aux frontières et une source de nouvelles zones d’incertitude militaire. Il faut comprendre cela pour s’éviter tout anti-impérialisme sommaire qui voudrait qu’une intervention militaire de ce type ait nécessairement pour cause la défense d’intérêts privés ou économiquement stratégiques.
Or, la République centrafricaine n’est pas au centre des intérêts étrangers, loin s’en faut. Ce pays n’a pas d’industrie, il exploite et exporte de l’or, du diamant et du bois. Il est avant-dernier (188e sur 189 devant le Tchad) dans les critères de la Banque mondiale pour « faire de affaires ». Quant au gisement d’uranium de Bakuma, Areva l’a mis pour le moment en sommeil préférant judicieusement solliciter l’aide de la diplomatie française sur d’autres pays producteurs. Mais son implosion déstabiliserait un peu plus le reste de l’Afrique centrale où ces intérêts sont beaucoup plus importants. Nous ne sommes plus au temps de la crise du Biafra (1967-1970). Dans le monde actuel, de tels chaos ont des répercussions politiques, humanitaires, diplomatiques, militaires très expansives.
Le dilemme est donc très clair en ce qui concerne la Centrafrique : ni les Européens, ni les Américains, ni les régimes africains ne veulent voir cet Etat disparaître de l’écran radar. Le risque est trop grand d’un effet dominos. Mais personne ne veut aller au charbon, ni les Européens incapables de justifier pareille intervention devant leurs opinions publiques (tout le monde n’a pas eu un empire), ni les Américains après l’Afghanistan et l’Irak. Il faut par ailleurs, pour des raisons d’efficacité opérationnelle, que le leadership revienne à une force parlant le français ce qui rend l’équation facile à résoudre. Les armées africaines, quant à elles, ne rechignent pas trop car elles font ainsi financer quelques bataillons en quête de soldes. Mais elles ont peu d’équipement, leur rôle technico-militaire reste très marginal et leur présence est généralement moins acceptée que celle des Occidentaux. La France est donc la candidate toute désignée, quitte à ce que l’Europe et les Etats Unis lui couvrent une partie de ses dépenses et lui prêtent quelques avions… Au nom de la « Communauté internationale et des pays Africains », la France joue donc son rôle de « spécialiste » du terrain africain à ses risques et périls, mais toujours avec cette petite arrogance impériale qui sied si bien à la Ve République. C’est l’occasion de ressortir le « je » comme on ressort son habit du dimanche. « J’ai décidé » claironne F. Hollande… Allons donc mon gars.
Dénoncer l’opération militaire française en Centrafrique, aussi juste que cela puisse être, nécessite d’apporter une réponse alternative. Rien ne justifie qu’au nom d’une culpabilité postcoloniale on laisse des dizaines de milliers de gens s’entretuer sur les décombres d’un Etat moribond et qu’on laisse proliférer des bandes hagardes de coupeur de route. La barbarie appelle une réponse concrète, plausible, possible, même dans une démarche hélas simplement propagandiste. Il faut aussi ne pas oublier qu’il n’y a pas d’armée centrafricaine et plus d’Etat. Une force d’interposition donc aux objectifs humanitaire. Encore faudrait-il qu’elle ait les moyens techniques nécessaires, qu’elle soit munie d’une force avancée et d’un état-major parlant le français et qu’enfin elle ait mandat pour ouvrir le feu quand il s’agit de sauver des populations contre des milices ; qu’elle sécurise l’ensemble du pays et ses frontières, qu’elle permette en première intention le rétablissement des activités économiques de base et la cohabitation des communautés entre quartiers de Bangui ou en zones rurales.
Embourbement programmé
L’affaire est encore plus compliquée que pour le Mali. D’abord pour les raisons susdites de l’effondrement achevé de l’Etat centrafricain, mais aussi parce que contrairement à ce que prétend Paris, l’armée française n’intervient pas en simple interposition. En débarquant à Bangui, ville majoritairement chrétienne et en cherchant à réduire les poches de petits groupes armés qui s’attaquent aux populations depuis des mois, elle s’oppose de facto à des forces issues de la Seleka c’est-à-dire d’obédience musulmane. Et la petite phrase de F. Hollande à propos l’actuel président, Michel Djotodia, issu du coup militaire de la Seleka, confirme cette interprétation pour une partie de la population : « Je ne veux pas individualiser la responsabilité mais on ne peut pas laisser en place un président qui n’a rien pu faire, voire même a laissé faire ».
Le scenario malien, tout proche, illustre lui-même l’impossibilité d’une intervention « rapide » pour éteindre un conflit armé et reconstruire un Etat digne de ce nom. Le président malien dans une interview au Monde du 4 décembre dévoile le fond de l’affaire : « Ces troupes ont vocation à aider le Mali à recouvrer son intégrité territoriale et sa souveraineté. Nous assistons, hélas, à une situation où la présence de ces troupes a empêché le Mali de rétablir l’autorité de l’Etat à Kidal, alors qu’il l’a fait à Gao et à Tombouctou. Pour quel motif ? (…) La libération s’est faite de manière conjointe jusqu’aux abords de Kidal, où là, on a bloqué les Maliens. Pourquoi ? Serions-nous des barbares d’une autre époque qui, une fois à Kidal, se mettraient à massacrer tout le monde ? L’armée malienne n’est pas une armée de soudards, surtout cette armée qui est aujourd’hui en refondation. Je ne comprends pas que Kidal ait été une exception. Pour un ami de la France comme moi, j’assiste avec beaucoup de dépit à un reflux de l’enthousiasme envers la France dans la population malienne qui avait applaudi l’intervention française au début de l’année. Aujourd’hui, les Maliens s’interrogent ».
Et oui, Paris n’a aucune confiance dans la troupe malienne et dans ses chefs après des élections présidentielles et législatives sous contrôle international, c’est-à-dire avec un retour supposé à la démocratie. Cette méfiance de Paris par rapport à son « grand ami » Ibrahim Boubacar Keïta en ce qui concerne l’absence de représailles vis-à-vis des Touaregs conduit inévitablement à un maintien prolongé de la troupe française et donc à une présence progressivement ambigüe et conflictuelle. La même chose va se reproduire en Centrafrique.
L’équation est donc non résolue : empêcher la multiplication des implosions étatiques sans pouvoir intervenir… mais tout y en envoyant tout de même la France, qui elle-même n’est pas la mieux placée pour jouer le rôle de pacificatrice ! Théoriquement il aurait fallu une intervention étrangère mixant troupes africaines et troupes occidentales, mais sans l’ancienne puissance coloniale. Théoriquement ? Mais pour y faire quoi ? Ici pas d’horizon raisonnable pour voir enfin survenir un Etat de droit démocratique accepté de tous. Cet Etat n’a jamais vraiment existé depuis son indépendance en 1960, sans même parler de l’épisode Bokassa 1er.
L’issue est sans doute et malheureusement hors d’Afrique. Dans ce continent ravagé par le colonialisme puis par la domination postcoloniale, écartelé entre cet héritage indélébile et les nouvelles donnes de la mondialisation, les mini-résistances progressistes pourtant nombreuses n’arrivent pas à prendre un essor suffisant pour représenter une référence sociale ou politique durable dans le champ de vision des populations, hormis le cas à part de l’Afrique australe et surtout de l’Afrique du Sud. En Afrique sub-saharienne en raison de formations sociales spécifiques, le désordre libéral planétaire limite plus qu’ailleurs la possibilité de mouvements progressistes et universalistes et favorise objectivement les forces de la désintégration. Partout, la formation des consciences sociales n’est jamais le seul fruit de l’expérience endogène, elle découle aussi des échos du monde. Dans un certain nombre de pays africains, l’histoire a bien trop déséquilibré cette dialectique. Dans les années 90, les grandes mobilisations démocratiques et les Conférences nationales constituantes qui en ont découlé ont été fortement inspirées par la chute du mur de Berlin. Ces assises politiques étaient imposées par les mouvements d’opposition mais aussi par des organisations que nous qualifierions de mouvement social. C’était il y a vingt ans. Depuis l’économie-monde a poursuivi ses ravages en sélectionnant encore un peu plus les pays, les régions ou les villes susceptibles d’intéresser le business. Les autres…
Voilà le reflet actuel du monde vu d’Afrique. Or, l’une des souffrances de l’Afrique est de subir à haute dose la détérioration des rapports de forces sociaux européens dans la configuration de ses propres rapports de forces endogènes. C’est sans doute une particularité qui la distingue de l’Asie et de l’Amérique Latine, même si cela concerne inégalement les pays sub-sahariens et une fois encore sans l’Afrique du Sud et sa région. Pragmatiques par nécessité, les Africains adaptent donc leurs stratégies de survie au scenario le plus probable venant d’Europe, notamment de la France pour des pays comme la République centrafricaine. Or, le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sentent pas venir de là un souffle social régénérateur qui puisse changer la donne pour leurs pays. D’où notre part de responsabilité. Le développement inégal, accéléré par la mondialisation, prend alors toute sa puissance dévastatrice dans l’économie, mais aussi dans les consciences.
Claude Gabriel