Kaminette : Bonjour... Quelle serait la particularité du PLD (Parti libéral-démocrate) par rapport à d’autres partis conservateurs occidentaux ? Autrement dit, qu’est-ce qui caractérise le conservatisme japonais en politique ?
Philippe Pons : Le PLD japonais ressemble à ce qui fut la Démocratie chrétienne en Italie, c’est-à-dire un parti conservateur dans lequel il y a plusieurs courants, plusieurs sensibilités. Ceux-ci sont rassemblés derrière des hommes forts, qui opèrent des arbitrages entre les différents groupes le composant. Ces sensibilités vont de la droite au centre gauche. Et l’intelligence du conservatisme japonais a été de soutenir évidemment l’expansion économique et les milieux d’affaires, mais aussi de pratiquer une politique de compensations sociales remédiant aux inégalités et soustrayant souvent à la gauche ses propres projets.
Pikachu : Pour insuffler un renouveau, encore faut-il avoir un projet de société. Quel est le projet de société de Koizumi ?
Philippe Pons : Complément à la première réponse : ce qui est train de changer actuellement, c’est que le premier ministre est en train de prendre en main ce parti en évinçant les hommes forts et en donnant une plus grande cohérence idéologique à ce parti conservateur. Les élections ont porté sur un sujet particulier qui est la privatisation de la Poste. Il n’y a pas eu, au cours de cette campagne, de véritable débat sur le projet de société que peut avoir M. Koizumi. Il a toujours éludé ces questions. En fait, derrière les programmes des partis, il se dessine un choix de société, c’est-à-dire le passage d’un conservatisme traditionnel soutenant l’expansion et les milieux d’affaires, et cherchant à avoir une politique de compensation sociale, à un conservatisme néolibéral mettant l’accent sur les mécanismes du marché et donnant la priorité aux intérêts capitalistiques et financiers. Donc, le projet de société de M. Koizumi n’est pas clair, mais en filigrane, ce qu’il veut faire, c’est orienter davantage la société japonaise vers un modèle néolibéral.
Gille : Selon vous, le démantèlement de la Poste est-il une bonne chose ?
Philippe Pons : C’est une vaste question et une question très complexe. La Poste est une vieille institution au Japon, qui a plus de 130 ans. La privatisation de la Poste a été la réforme principale de M. Koizumi, sur laquelle il s’est toujours battu depuis son arrivée au pouvoir. Cette institution fonctionne très bien et a surtout la particularité de drainer une épargne considérable. Les Japonais ont été et sont encore de grands épargnants, et l’épargne de la Poste s’élève à l’équivalent de 2 600 milliards d’euros. C’est une somme considérable considérée par les milieux d’affaires comme gelée, car elle ne rapporte pratiquement pas d’intérêt. Le gouvernement et le PLD s’en servent pour financer des travaux publics. Donc, l’idée de Koizumi est de privatiser progressivement la Poste à partir de 2007 et de la diviser en quatre entités, et, surtout, de cette manière, de pouvoir recycler dans l’économie ce bas de laine des Japonais.
Pikachu : Dans l’un de vos articles, vous disiez que Koizumi détruisait plus qu’il ne construisait. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Philippe Pons : Ça veut dire que depuis son arrivée au pouvoir, il a fait un certain nombre de réformes, mais ces réformes et le bilan d’une manière générale de son mandat de quatre ans sont assez maigres. A part la privatisation de la Poste, qui n’est pas encore réalisée, il n’a à mettre à son actif que l’apurement des mauvaises créances des banques, qui était un des problèmes les plus graves de l’économie japonaise et qui est en voie de solution. En ce moment, il est en train de faire éclater le vieux PLD, mais on voit mal pour l’instant vers quoi il veut aller. Cela rejoint un peu les questions précédentes sur son projet de société. Il n’est jamais explicite sur l’orientation qu’il veut donner au pays.
Sammy : Le nombre des fonctionnaires est très important. Quel est leur poids dans la vie politique ? Quel est leur soutien au gouvernement réélu ?
Philippe Pons : Je ne connais pas le nombre des fonctionnaires, mais le secteur public en général est moins important au Japon qu’il ne l’est en France. Le secteur public, cela dépend à quel niveau, mais toute une partie est syndicalisée et ne vote pas forcément pour le PLD. Il vote aussi pour les partis d’opposition.
Bernard : Comment réagissent les syndicats à cette élection ?
Philippe Pons : Les syndicats soutiennent le Parti démocrate, ou le Parti social-démocrate, ou le Parti communiste, donc au cours de cette campagne, ils ont soutenu le parti qu’ils affectionnent, mais n’ont pas fait beaucoup de manifestations ou de congrès.
LE POID ÉCRASANT D’UN PARTI FACE À UNE DÉMOCRATIE
Paulette : Cette personnalisation du pouvoir n’est-elle pas dangereuse ?
Lojol : Koizumi a déclaré qu’il était plus « proche d’Haider que de Berlusconi ». Est-ce là la cohérence politique dont vous parlez ?
Philippe Pons : Le résultat des élections et le raz de marée en faveur du parti de Koizumi et de Koizumi lui-même, une fois l’étonnement passé, a commencé à susciter un certain nombre d’appréhensions dans la presse, qui a commencé à demander à Koizumi de faire preuve de modération et de ne pas abuser du pouvoir qu’il a. Le Japon est une démocratie, il est évident que dans toute démocratie le poids devenu soudain considérable d’un parti et la popularité tout aussi importante du chef de ce parti peuvent susciter des craintes. La crainte que l’on peut surtout avoir, ce n’est pas que M. Koizumi soit autoritaire par nature, elle tient plutôt au phénomène Koizumi : les électeurs ont voté moins pour un programme que pour un homme, et moins pour des orientations précises que pour des promesses. C’est en cela que le phénomène Koizumu peut être relativement inquiétant.
Réponse à la seconde question : la cohérence politique dont je parle, c’est que le PLD, comme je l’ai dit, était formé de plusieurs sensibilités, et aujourd’hui, c’est beaucoup plus une orientation unilatérale, néolibérale, que M. Koizumi est en train de donner à ce parti. Le PLD est en train de perdre cette pluralité d’opinions qui avait fait sa force dans le passé, et devient donc idéologiquement plus cohérent.
Sammy : Existe-t-il un Japon des déshérités, et comment vote-t-il ?
Gille : Koizumi ne va-t-il pas creuser encore davantage le fossé dans ce Japon à deux vitesses ?
Philippe Pons : Effectivement, à la suite de la récession qu’a connue le Japon pendant une douzaine d’années, les inégalités sociales et les disparités entre les régions se sont fortement creusées. Et la politique néolibérale que défend M. Koizumi ne me semble pas destinée à remédier à ces inégalités. Je pense que celles-ci vont donc continuer à s’accroître. Le problème qui se pose aujourd’hui, c’est que les électeurs ont voté massivement pour le PLD, à la fois en raison des frustrations, des inégalités qu’ils ressentent, et en pensant que M. Koizumi pouvait remédier à cette situation. Le risque est que dans quelques mois, il y ait une déception assez forte de la part des électeurs. Quant aux déshérités, effectivement, il y a au Japon de plus en plus de sans-abri, l’expression la plus visible des nouvelles pauvretés qui existent dans ce pays. Cela dit, le nombre de sans-abri est moins important qu’il n’est en France par rapport à la population. Et ces déshérités sont souvent apolitiques, il ne vont pas voter. Donc je ne crois pas qu’ils aient joué un grand rôle dans ces élections. En tout cas, les plus déshérités d’entre eux. De toute façon, les sans-abri ne peuvent pas voter car ils n’ont pas de domicile.
LES PARADOXES DU RÉGIME JAPONAIS
Les ours : On parle beaucoup de l’émergence d’une société civile au Japon. Qu’en est-il en ce qui concerne la représentation politique ?
Philippe Pons : Il y a un paradoxe dans ce pays, dans la mesure où l’on a des forces politiques, des partis, et toute une société civile qui, depuis le séisme de Kobé en 1995, s’est beaucoup développée à travers des ONG, des mouvements de citoyens divers. C’est certainement à ce niveau qu’il y a le plus grand dynamisme démocratique dans cette société. Il y a un pullulement de petites organisations qui s’occupent aussi bien des déshérités, des personnes âgées, que du tiers-monde. Et en même temps, il n’y a pas, entre cette société civile et le monde politique, de véritable liaison. Cette société civile a son action, a une énorme diversité d’actions, mais n’embraye pas, si je puis dire, sur la vie politique.
Pouliche : Comment expliquez-vous ce plébiscite du Parti libéral-démocrate au Japon alors qu’en Europe le libéralisme n’a pas bonne presse, comme l’ont démontré les résultats du référendum ?
Philippe Pons : Le Japon a vécu ce modèle de développement dans lequel on avait une expansion très forte et en même temps toute une politique de compensations sociales, qui a fait qu’il y avait un certain équilibre entre les deux. Aujourd’hui, après la récession, qui a été lente à s’exprimer dans la sociétés, il n’y a pas eu au Japon de rupture du lien social. La crise s’est fait sentir, mais progressivement. Aujourd’hui, la préoccupation majeure des Japonais, c’est comment se dégager de cette crise. Je crois qu’ils ne mesurent pas bien les conséquences de la politique que compte mener et mène déjà M. Koizumi avec ce néolibéralisme.
Camille : Si comme vous le dites, cette élection est suivie d’une nouvelle déception à court terme, pensez-vous que Junichiro Koizumi finira par céder sa place à un membre de sa formation, ou peut-on imaginer un nouveau « clash » qui amènerait cette fois-ci le Minshuto (opposition) au pouvoir ?
Philippe Pons : Je ne vois pas, dans la situation présente, le parti d’opposition qui a été laminé par ces élections arriver au pouvoir. La principale formation d’opposition, c’est le Parti démocrate, lequel a perdu une soixantaine de sièges dans cette bataille. Je ne sais pas si ce risque va se déclarer dans l’année qui vient, mais il est vraisemblable que ces espoirs qui se sont portés sur Koizumi seront déçus. Dans quelques mois ou dans un an, peut-être la popularité de M. Koizumi risque-t-elle de diminuer.
Ardéa : Quelles conséquences cette réélection triomphale aura-t-elle sur les plans régional et international ?
Philippe Pons : La diplomatie a été d’une manière générale extrêmement absente de cette campagne électorale, à l’exception de l’opposition démocrate, sociale-démocrate ou communiste, qui a notamment évoqué la question de la présence de troupes japonaises en Irak. Les questions internationales ont largement été passées sous silence par Koizumi. Donc, l’une des grandes questions qui va se poser, c’est comment le Japon va améliorer ou pas ses relations avec ses voisins, notamment la Chine et la Corée du Sud, ces relations étant les plus froides que l’on ait connues depuis de très longues années. Etant donné que Koizumi a toujours fait preuve d’un suivisme inconditionnel des Etats-Unis, je ne pense pas que cette victoire électorale modifiera - au contraire - ce pro-américanisme.