Yann Cézard – Tu as travaillé « en immersion ». Peux-tu expliquer les conditions de ton étude sur cette firme que tu as rebaptisée Batax ?
Marlène Benquet – C’est une enquête qui s’est déroulée en trois temps. J’ai d’abord travaillé comme caissière, dans deux hypermarchés du groupe durant six mois, puis au sein de l’organisation syndicale majoritaire pendant cinq mois et enfin à la direction des ressources humaines du siège durant quatre mois. L’objectif était de comprendre le fonctionnement d’une entreprise à la fois par en bas, par en haut et par le côté, du point de vue légèrement décalé des organisations syndicales. C’est un travail ethnographique que j’ai conduit par observation participante, c’est-à-dire en partant du principe que pour comprendre le travail des individus, on ne peut pas se contenter d’écouter ce qu’ils en disent au cours d’entretiens ou en répondant à des questionnaires, il faut le pratiquer soi-même à leurs côtés pour saisir de l’intérieur ses différentes dimensions.
Quand tu arrives dans l’entreprise, elle est en train de basculer sous l’emprise de ce qu’on appelle parfois le « capitalisme financier ». Qu’est-ce qui a changé dans la politique des directions et le fonctionnement du groupe ?
On a intérêt à étudier la financiarisation du capitalisme via l’évolution de l’actionnariat, depuis une vingtaine d’années en France. On trouve de plus en plus souvent des fonds d’investissement à la tête des grandes entreprises. Ces fonds réunissent des capitaux venus de banques, de fonds de pension, de sociétés d’assurance, situés partout dans le monde, qui leurs sont prêtés pour une durée maximale de dix ans. Ils rachètent avec cet argent des entreprises pour les « restructurer » et les revendre rapidement en réalisant la plus-value la plus importante possible. Les entreprises sont achetées à crédit et leurs profits servent à rembourser la dette ; comme si un particulier achetait un appartement et remboursait le crédit avec l’argent laissé dans la commode. Si l’opération réussit, les fonds gagnent de l’argent. Si elle échoue, les fonds ne pouvant rembourser leur dette, les banques qui ont prêté des capitaux finissent par faire appel aux Etats pour éviter la faillite. Dans les deux cas, une part des revenus du travail (sous forme de salaires ou d’impôts) est transférée aux fonds et aux banques.
C’est ce qui est arrivé à Batax, passé en 2008 des mains des familles fondatrices à un fonds d’investissement. Le fonds a immédiatement commencé à réorganiser l’entreprise en nommant un nouveau PDG chargé de restructurer en deux étapes : d’abord générer du cash en vendant des parties rentables de l’entreprise (en l’occurrence les murs des hypermarchés), puis réduire les coûts de 4, 5 milliards d’euros en quatre ans, notamment en réduisant les frais de personnel. Depuis, l’entreprise a perdu 16, 4 % de salariés alors que le nombre de magasins est resté le même.
Tu cites un « M. Bruneteau » (page 246), DRH du groupe, qui à l’occasion d’une réunion de ses collaborateurs, assène : « c’est très important que les salariés soient motivés et adhèrent. Nous sommes convaincus que le ‘‘plan de transformation’’ ne pourra pas se faire sans les collaborateurs. Pour que le groupe arrive (...) à réduire ses coûts, il faut que les salariés suivent mais aussi qu’ils participent et qu’ils s’impliquent. » Alors, comment « obtenir le travail » des salariés en les payant et en les traitant si mal ?
Luc Boltanski et Eve Chiapello écrivaient assez justement, dans Le Nouvel esprit du capitalisme (en 1999), que le profit ne peut se réaliser qu’avec la participation « d’un très grand nombre de personnes dont les chances de profits sont faibles » et dont l’hostilité ou l’indifférence doit être vaincue. Définir un assortiment de marchandises, en négocier les prix auprès des fournisseurs, les acheter, les acheminer vers les entrepôts, vérifier leur qualité, les faire parvenir dans les points de vente, en faire la promotion, les mettre en rayon, les vendre, fidéliser les clients, gérer le personnel et la comptabilité, autant d’activités se décomposant en des centaines de tâches, assurées par des milliers de salariés, confrontés à des millions d’occasions de freiner la circulation des produits, de brouiller la visibilité des flux de marchandises, d’introduire dans le système de petits grains de sable propres à le gripper. En d’autres termes, si les individus utilisaient toutes les possibilités dont ils disposent pour freiner ou saboter le travail, le profit peinerait à se réaliser.
Or ce n’est pas le cas. Contrairement à ce qu’affirment les départements de ressources humaines – et beaucoup de travaux de sociologie – la participation des salariés n’est pas obtenue par des mécanismes incitatifs producteurs de motivation et d’enthousiasme, mais par des mécanismes bloquant les possibilités de révoltes : le recrutement de salariés enclin à la docilité en raison de leur situation extraprofessionnelle (des femmes, peu diplômées, en charge de famille), l’organisation du travail en horaires individualisés qui empêchent les salariés de se connaître, la surveillance informatique des gestes de travail, etc.
Ces hauts cadres ont leurs soucis. Ces spécialistes de la restructuration peuvent même devenir les « arroseurs arrosés » !
Oui, lorsque je travaillais au sein de la direction des ressources humaines du groupe, il venait d’être décidé un plan social destiné à réduire d’un tiers ce département. Les directeurs ressources humaines se sont retrouvés contraints d’organiser leur propre licenciement.
Parfois, les caissières sont vues comme un symbole de la précarité des salariées. Mais de quelle précarité s’agit-il vraiment ?
On oppose souvent la précarité au contrat à durée indéterminée, comme si celui-ci protégeait mécaniquement de l’insécurité professionnelle. Ce n’est pas le cas. Les caissières sont presque toutes embauchées en CDI. Elles sont pourtant exposées à une triple forme de précarité. Une précarité économique, d’abord, puisque le taux horaire est inférieur à 10 euros et que le salaire permet donc à peine la reproduction de l’existence. Une précarité temporelle, ensuite, puisque les horaires de travail différant d’une semaine à l’autre, les caissières ne peuvent organiser leur vie extraprofessionnelle de façon pérenne. Une précarité projectionnelle, enfin, au sens où le temps passé dans cet emploi ne diminue en rien les chances d’être exposé à l’avenir à la précarité, puisque l’expérience de caissière n’est absolument pas valorisée sur le marché du travail.
Tu refuses de dire que les salariées sont « aliénées ». Mais en revanche tout est fait pour les « coincer ».
Il y a une certaine tradition marxiste, notamment dans ses versions althussérienne et bourdieusienne, qui s’échine à expliquer la faiblesse de la lutte des classes par l’aliénation et qui donne comme tâche aux organisations de faire prendre conscience aux individus de leur situation de classe. Au-delà du caractère un peu condescendant de ce présupposé de la servitude volontaire, du consentement à la domination, d’un peuple qui aime ses chaînes et ses chefs, je ne pense pas que l’aliénation permette de décrire la situation de la plupart des salariés. La lucidité est une qualité très bien partagée. Je n’ai pas rencontré de caissières pensant que la répartition des profits au sein du groupe soit juste ni de cadres ignorant que ce sont les actionnaires qui décident en dernière instance de ses orientations stratégiques.
La pacification n’est pas le résultat de l’adhésion idéologique des salariés aux finalités de l’entreprise. Elle est un processus continu de multiplication des liens entre les individus, qui finit par créer une toile suffisamment dense pour qu’il devienne très difficile pour quiconque de s’en extirper. Les individus sont plus coincés que convaincus. Ce que le patronat cherche à obtenir, ce n’est pas tant leur adhésion que leur travail effectif. Les stratégies patronales neutralisent les salariés plus qu’elles ne les soumettent, en les immobilisant. Si l’on ne se révolte pas, ce n’est pas car l’on pense que sa situation est juste, mais parce qu’il ne nous semble pas possible d’obtenir davantage. Plutôt que d’essayer de convaincre de l’injustice ceux qui le sont déjà, il me paraît plus efficace de décrire les dispositifs pratiques mis en place dans les entreprises pour empêcher la contestation et surtout les marges de manœuvre pratiques que les résistances peuvent investir.
Parfois, à te lire, entre les stratégies du management et la précarité des salariées, on a le sentiment que la lutte collective est fort improbable.
La grande distribution emploie plus de 600 000 personnes en France, très majoritairement des femmes, d’âge intermédiaire donc souvent en charge de jeunes enfants, avec des horaires de travail très flexibles, autant d’éléments qui rendent difficile l’organisation d’actions collectives. Traditionnellement, le niveau de conflictualité professionnelle était donc très faible, tout comme le taux de syndicalisation qui se situe autour de 2, 7 %. D’autant que les organisations syndicales du secteur ont une longue histoire de coopération avec le patronat.
Pourtant, depuis le milieu des années 2000, les choses changent. On a vu apparaître les premières journées inter-enseignes de grève collective (le 1er février 2008), une journée d’action a été organisée le 8 avril 2011 chez Carrefour, en juillet 2011 chez Auchan et en avril 2013 chez Casino. Le patronat qui, jusqu’au changement d’actionnaires, avait fait le choix d’acheter la paix sociale, trouve aujourd’hui son prix trop élevé. Pour ne pas perdre leur crédit auprès des salariés, les organisations syndicales sont du coup de plus en plus poussées à se radicaliser et à opter pour des stratégies plus clairement contestataires.
Propos recueillis par Yann Cézard