Avec l’annonce, vendredi 3 janvier, par le premier ministre indien, Manmohan Singh, de sa retraite politique au lendemain des élections générales du printemps prochain, l’Inde changera de dirigeant dans quelques mois. Le favori pour ce poste, Narendra Modi, est issu de la principale force d’opposition, le parti nationaliste hindou, Bharatiya Janata Party (BJP). Il devrait être opposé à Rahul Gandhi, héritier de la dynastie Nehru Gandhi et favori du Parti du Congrès pour se lancer dans la bataille électorale.
Narendra Modi serait, à en croire les sondages et le nombre d’articles de presse qui lui sont consacrés, l’homme politique le plus populaire d’Inde. Il est à la fois l’un des plus haïs et des plus admirés du pays. Certains louent son bilan économique à la tête du Gujarat, l’un des Etats les plus prospères d’Inde. D’autres l’accusent d’avoir organisé, ou de ne pas avoir empêché les violences intercommunautaires qui ont fait entre 1 000 et 2 000 morts, dont une majorité de musulmans, à Ahmedabad en 2002, alors qu’il venait d’être élu à la tête du gouvernement de l’Etat du Gujarat. La justice indienne n’a jamais pu établir sa culpabilité mais l’une de ses proches ministres a été condamnée.
L’« efficacité » est le trait de personnalité que Narendra Modi ne cesse de mettre en avant pendant sa campagne. L’« efficacité » à gérer l’économie du Gujarat dont le PIB a triplé depuis son accession au pouvoir, dans un pays où la croissance a ralenti. Cette forte progression du PIB masque toutefois un taux de malnutrition infantile élevé et de fortes disparités locales. L’« efficacité » à gérer un Etat en mettant au pas une administration publique critiquée en Inde pour sa lenteur et sa corruption. Chaque année, M. Modi ordonne à tous les hauts fonctionnaires de son administration de se rendre à un camp d’entraînement de yoga où il a lui-même conçu les exercices qui doivent être pratiqués.
LE PARTI DU CONGRÈS MINÉ PAR LES AFFAIRES DE CORRUPTION
Son style autoritaire séduit tous ceux qui se plaignent du manque de charisme et de marge de manœuvre du premier ministre indien, coincé entre des partis alliés parfois hostiles et la ligne politique de l’influente présidente du Parti du Congrès, Sonia Gandhi.
L’autoritarisme de M. Modi fait aussi grincer des dents. Peut-on gouverner un pays aussi composite et multiculturel que l’Inde, comme on dirige le Gujarat ? « La personnalité de M. Modi est, de façon évidente, inappropriée pour devenir le premier ministre accommodant, pluriel et démocratique que l’Inde mérite et dont elle a besoin », répond l’historien Ramachandra Guha dans une tribune publiée par le quotidien The Hindu en février 2013. Mais les milieux d’affaires qui se plaignent de la lenteur des réformes et d’une bureaucratie étatique omniprésente, et à qui M. Modi répète que « ce n’est pas le business du gouvernement de faire du business », apprécient ce style de gouvernance. Narayana Murthy, fondateur du géant informatique Infosys, a qualifié le ministre en chef du Gujarat de « plus fin administrateur du pays ».
Face au Parti du Congrès miné par les affaires de corruption et usé par dix ans de pouvoir, les pronostics donnent le candidat du BJP gagnant aux prochaines élections. M. Modi a un autre avantage sur Rahul Gandhi. Il a commencé sa carrière comme simple vendeur de thé. Il n’est pas un héritier.
SORTIR DE SA MAUVAISE RÉPUTATION DE « TUEUR DE MUSULMANS »
Mais il ne suffit pas, en Inde, de remporter des élections pour gouverner le pays. Encore faut-il nouer des alliances pour former une coalition. Aucun des deux grands partis nationaux n’est en mesure de diriger l’Inde sans le soutien d’une multitude de partis, souvent régionaux, qui ont recueilli près de la moitié des suffrages aux élections en 2009. C’est là où le bât blesse pour Narendra Modi. Plusieurs partis préfèrent ne pas afficher leur soutien par crainte de perdre des électeurs, notamment chez les musulmans. Ainsi, Nitish Kumar, président du parti régional du Janata Dal United et ministre en chef du Bihar, l’un des Etats les plus peuplés d’Inde, qui dès l’annonce de la candidature de Narendra Modi, a pris ses distances avec le BJP.
Mais c’est sans compter sur la capacité de M. Modi à restaurer son image pour sortir de sa mauvaise réputation de « tueur de musulmans ». Récemment, il a offert des burqas à des musulmans lors de meetings électoraux. Son gouvernement s’est engagé auprès de la Cour suprême à financer la restauration des mosquées détruites pendant les émeutes de 2002.
Ces gestes de campagne contredisent son action politique dans le Gujarat, où la pauvreté frappe les musulmans davantage que les hindous. Mais les indicateurs de développement pèsent peu face à la rhétorique relayée par les impressionnants moyens de communication déployés. Son portrait s’affiche partout en Inde. Des téléphones portables, les « smart namo » qui possèdent des applications sur son programme électoral, sont en vente. Tout comme des centaines d’autres produits à son effigie. Narendra Modi dispose en outre d’une chaîne de télévision – Namo – et d’un bataillon de militants qui tweetent, jour et nuit, pour défendre leur héros sur Internet.
NARENDRA MODI POLARISE LA VIE POLITIQUE INDIENNE
Les chancelleries occidentales, qui se préparent à une éventuelle victoire de M. Modi, participent aussi à cette œuvre de réhabilitation. Si les Etats-Unis refusent toujours de lui accorder un visa d’entrée, le boycottage instauré par les ambassades européennes au lendemain des émeutes de 2002 a pris fin. A l’automne 2013, l’ambassadeur de France a fait le déplacement dans le Gujarat, accompagné d’une délégation de chefs d’entreprise français, pour rencontrer Narendra Modi. La diplomatie économique l’a emporté sur la morale.
Un homme politique, inconnu il y a trois ans encore, pourrait pourtant gêner l’ascension de M. Modi. Arvind Kejriwal, un ancien fonctionnaire des impôts, vient de détrôner la ministre en chef issue du Parti du Congrès aux élections de Delhi, en décembre. En récoltant les votes des déçus du Parti du Congrès, son mouvement politique – le Parti de l’homme ordinaire (AAP) –, né des manifestations anticorruption de 2009, a empêché le BJP d’atteindre la majorité au Parlement régional de Delhi.
L’AAP peut sérieusement concurrencer le BJP en attirant les électeurs de la classe moyenne urbaine qui furent longtemps la chasse gardée du BJP. Mais Arvind Kejriwal n’a pas encore les appuis régionaux dont dispose son rival. A la fois conspué et admiré, Narendra Modi polarise la vie politique indienne, devenant par là même son centre de gravité. C’est là son principal atout.
Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)