La communauté internationale lançait il y a dix ans les Objectifs du Millénaire pour le développement. Cette plateforme de huit objectifs devait traduire la volonté des dirigeants du monde d’affronter les problèmes des pays en développement. Au premier rang de ces objectifs figure la réduction de moitié de la faim dans le monde et de la pauvreté extrême (population vivant avec moins de 1,25$ par jour). En septembre dernier, 140 chefs d’État et de gouvernement se sont réunis lors d’un sommet des Nations Unies pour faire le bilan sur leur réalisation avant l’échéance de 2015.
Quel en est donc le bilan ? Une croissance économique régulière dans les pays en voie de développement a permis d’enregistrer des progrès dans la lutte contre la pauvreté. La chute du taux de pauvreté dans ces pays en témoigne : il est passé de 46% en 1990 à 27% en 2005. Les histoires à succès de l’Asie de l’Est et du Sud-Est cachent cependant le maintien de la pauvreté de masse en Asie du Sud (39% de la population) et de l’Afrique sub-saharienne (51% de la population). Ces taux de croissance économique élevés n’ont pas réussi à faire reculer la faim. Un milliard d’êtres humains en souffre toujours, soit un sixième de la population mondiale (FAO, 2010). Leur ration alimentaire quotidienne se situe en dessous des 2 700 calories nécessaires pour couvrir leurs besoins quotidiens. L’ampleur du phénomène n’a par ailleurs rien de nouveau : il y a trente-quatre ans, Robert McNamara, président de la Banque mondiale, soutenait dans Le Monde que l’existence d’un milliard d’hommes et de femmes (souffrant de la faim) « peut à peine être qualifiée d’humaine » (Mandel, 1985, p. 145).
Rendre compte du maintien de la faim à un tel niveau nécessite une analyse historique des voies suivies par les sociétés humaines pour améliorer l’alimentation de leurs populations. Héritée des différentes vagues d’industrialisation dans le monde depuis la fin du XVIIIe siècle, l’équation entre la croissance du PIB par habitant et le recul de la faim dans le monde a vraisemblablement atteint ses limites inhérentes. Or cette équation constitue la base implicite du discours dominant sur cette question.
Une faim omniprésente à l’ère préindustrielle
Pour la majeure partie de l’histoire humaine, la faim et la malnutrition ont été des traits inhérents de l’existence humaine. Malgré des différences profondes et une inégalité dans leur aptitude à satisfaire les besoins alimentaires de leurs membres, toutes les sociétés préindustrielles ont vécu en effet sous la menace d’être à court de vivres pour leur populations. Notre étonnement devant ce fait n’est qu’un indice révélateur de l’ampleur des transformations socio-économiques des deux derniers siècles.
De la révolution néolithique (10 000 – 7 000 ans av. J.-C) jusqu’à la révolution industrielle du XIXe siècle, une des thématiques revenant sans cesse dans les sources historiques parvenues jusqu’à nous est le rêve d’un âge d’or d’abondance alimentaire. La présence répétée de cet élément de l’imaginaire traduit vraisemblablement une préoccupation sociale majeure. L’Odyssée d’Homère (datant du VIIIe siècle av. J.-C.) en fournit un exemple illustrant l’imaginaire qui prévaut en Grèce au cours des âges obscurs.
« Le cœur triste nous reprenons la mer et parvenons au pays des Cyclopes, brutes sans foi ni loi. Faisant confiance aux Immortels, ils ne plantent pas de plantes de leurs mains et ne labourent pas. Tout pousse sans semailles et sans labour : froments, orges, vignes portant le vin, lourdes grappes que grossit pour la pluie de Zeus. (…) Cette île ne connaît ni le bétail ni l’araire, sans semailles et sans labour, vide d’humains toute l’année, elle n’est qu’un pâtis pour les chèvres bêlantes. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 228-229)
Hésiode évoque lui aussi le même thème aux environs de 700 av. J.-C. en Béotie. Les Travaux et les Jours mentionnent un âge d’or où « la terre donneuse de blé » produisait elle-même une récolte abondante. Séparés de cet âge d’or, les contemporains de l’auteur n’ont qu’un remède face à la menace de la faim, à savoir le travail de la terre.
« Souviens-toi toujours de mon conseil : travaille, Persès [frère d’Hésiode], divin rejeton ; que la faim te haïsse et que t’aime la vénérable Déméter à la belle couronne, qu’elle emplisse ta grange de ce qu’il faut pour vivre. La faim accompagne partout l’homme qui ne fait rien [souligné par nous]. (…) Fais soigneusement et avec cœur les travaux nécessaires pour que tes granges soient pleines, à la saison, de ce qu’il faut pour vivre. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 200-201)
Si l’on quitte la Grèce archaïque (VIIIe – VIe siècle) pour passer à l’Occident médiéval, on retrouve le même rêve d’abondance et une faim omniprésente. En témoigne ce miracle alimentaire du Roman de Renart où la faim est à l’origine de toutes les ruses de Renart, sa famille et ses compagnons. « Tous deux s’en furent par un sentier, prêts l’un et l’autre à défaillir, tant ils avaient grande et dure faim. Or, par merveilleuse aventure, ils trouvèrent une belle andouille sur le bord des chemins... » (Le Goff, 1964, 2008, p. 206)
Ce monde tiraillé par la faim trouve son explication dans les crises frumentaires et démographiques qui secouent périodiquement les sociétés préindustrielles. Le schéma de ces dernières se reproduit plus ou moins de la même manière un peu partout. A l’origine de ces crises, une mauvaise récolte qui fait suite à une sécheresse, des inondations, un tremblement de terre, des cyclones, ou encore une épidémie. La mauvaise récolte ne fournit pas suffisamment de nourriture aux communautés villageoises qui travaillent la terre : les paysans ne parviennent pas à faire la « soudure » entre deux récoltes et les céréales commencent à manquer pour se nourrir. La mauvaise récolte se transforme alors en disette qui à son tour provoque la cherté des grains. Dans les villes, le prix du pain grimpe en flèche et les pauvres ne parviennent plus à se nourrir. La traduction démographique de ces crises d’ancien régime est un pic de la courbe du taux de mortalité et un effondrement de la natalité. Ainsi, la population subit une purge de manière périodique qui annule en grande partie l’accroissement naturel des années précédentes.
Ces famines sont-elles fréquentes ? Florence aura connu en quelques quatre siècles 111 années de disettes contre 16 années de très bonnes récoltes (de 1371 à 1791). Outre les famines locales, la France, avantagée sur le plan agricole, aura connu 10 famines générales au Xe siècle, 26 au XIe, 2 au XIIe, 4 au XIVe, 7 au XVe, 13 au XVIe, 11 au XVIIe, 16 au XVIIIe (Braudel, 1979, p. 74). L’Inde et la Chine sont également affectées par des famines ; elles y prennent des allures apocalyptiques par la force du nombre. Un marchand hollandais décrit les conséquences de la disette de 1630-31 en Inde :
« Des gens errent ici et là, sans recours, ayant abandonné leur ville ou leur village. Leur état se reconnaît aussitôt : les yeux profondément enfoncés, les lèvres blêmes couvertes d’écume, la peau desséchée où les os saillent, le ventre pendant comme un sac vide ; certains pleurent et hurlent de faim ; d’autres gisent sur le sol, agonisant. (…) Des centaines et centaines de mille de gens mouraient au point que le pays était entièrement couvert de cadavres qui restaient sans sépulture, il s’en dégageait une telle puanteur que l’air en était rempli et empesté. (…) Dans un village, la chair humaine se vendait sur le marché. » (Braudel, 1979, p. 76-77)
La « Grande Transformation » et le recul de la faim dans le monde
Les mêmes scènes, les mêmes tragédies et réactions désespérées, se rencontrent en Europe, en Afrique et dans les Amériques. Leurs causes profondes sont à chercher dans la faiblesse des capacités productives des sociétés préindustrielles. Il s’agit avant tout d’économies de subsistance, orientées vers la satisfaction des besoins de la communauté et non pas l’accumulation de surplus sous différentes formes (économies modernes). Aristote définit dans sa Politique (IVe siècle av. J.-C.) ce qui constitue la « véritable richesse » :
« Il existe une espèce de l’art d’acquérir qui, conforme à la nature, est une branche de l’économie domestique (oikonomia), dans la mesure où celle-ci doit, ou bien avoir sous la main, ou bien procurer, de façon à les rendre disponibles, les biens dont il est possible de constituer des approvisionnements, quand ils sont nécessaires à la vie et utiles à la communauté politique ou familiale. Et il semble bien que ce soient là les éléments constitutifs de la véritable richesse. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 185)
Les producteurs ne produisent donc pas en vue d’accumuler et produire sur une base élargie. Leur mentalité économique a pour idéal l’autarcie, c’est-à-dire la satisfaction des besoins sociaux, assurant par là l’indépendance de la communauté, du royaume ou tout simplement du foyer domestique. L’économie monétaire et sa logique d’accumulation leur est tellement étrangère qu’Aristote en est stupéfait : « Étrange richesse que celle dont l’abondante possession n’empêche pas de mourir de faim. » (Austin et Vidal-Naquet, 1972, 2007, p. 189) Ces économies de subsistance à prédominante agraire, fortement dépendantes des aléas climatiques et dotées de techniques rudimentaires, obéissent à des logiques sociales (religieuses, politiques, civiques, etc.) et non pas à un quelconque mobile commercial, financier ou « économique » typique de l’économie de marché moderne.
Quinze siècles après Aristote, l’aristocrate byzantin Katakalon Kékauménos illustre avec force cette mentalité pré-capitaliste dans ses Conseils et Récits (également appelé Stratégikon), traité aristocratique datant de 1078-81, car il met en évidence l’idéal de vie autarcique des Byzantins. L’autarcie pour les membres de l’aristocratie signifie d’avoir « du surplus en grain, vin et tout le reste, semences et animaux, comestibles, tous surplus commerçables. » Cette autarcie aristocratique des puissants souligne le désintérêt de la production dans ce groupe social qui par ailleurs s’engage parfois dans l’agriculture spéculative. Les aristocrates, à l’image de Katakalon Kékauménos, sont alors préoccupés d’accumuler suffisamment de biens autourgia (qui rapportent sans avoir à fournir de travail) pour leur assurer un mode de vie aristocratique près de l’empereur à Constantinople. Quant aux petits paysans, pour eux l’autarcie est atteinte quand leur exploitation leur permet de se nourrir (Kaplan, 1992). Par ailleurs, le modèle de l’aristocratie est l’emprereur byzantin : « L’empereur est un modèle et un exemple pour tous et tous les hommes l’admirent et imitent sa conduite. » Les vertus impériales qui caractérisent par mimétisme les autres membres de l’aristocratie byzantine sont la piété, la philanthropie, la justice, la clémence et le contrôle des passions. Il s’agit donc d’une rationalité économique contraire aux impératifs de l’accumulation.
Dans ces sociétés, « les relations sociales de l’homme englobent, en règle générale, son économie. L’homme agît, de manière non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, les droits sociaux, ses avantages sociaux (Polanyi, 1944, 1983, p. 74-75). » Ces sociétés étaient donc « plafonnées » tant sur le plan économique que démographique. Au-delà d’un certain seuil, l’équilibre agricole sur lequel reposait leur croissance se brisait suite à un « accident » climatique.
La faim n’a donc reculé qu’à partir des deux derniers siècles avec l’industrialisation et l’avènement de l’économie capitaliste. Le mobile du gain a remplacé le mobile de la subsistance dans la culture de la terre. Telle est la « grande transformation » du XIXe siècle mise en évidence par Karl Polanyi. Dans la nouvelle économie agricole, la terre n’est plus tout à fait un objet dominé par les relations sociales mais de plus en plus une marchandise qu’on peut vendre et acheter plus ou moins librement. La production agricole n’est plus orientée par la satisfaction des besoins ; elle court après les bénéfices matériels et l’accumulation capitaliste. Karl Marx explique cette différence avec la mentalité autarcique décrite par Aristote :
« Ce n’est qu’autant que l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste ou, si l’on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d’usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste » (Marx, 1867, 1968, p. 247).
Voici par exemple un de ces « hommes aux écus » marxiens qui transforment l’économie des campagnes françaises sous le règne de Louis XV (1715-1774) : Varenne de Lonvoy. Il acquiert la seigneurie de deux villages et il entreprend alors une série de remembrements de parcelles pour se constituer une grande propriété foncière. Il s’empare des communaux pour les réunir à son domaine, clôt ses herbages, arrose avec l’eau de l’ex-moulin banal ses prairies. De plus, il met à profit son titre nobiliaire et son statut pour bénéficier du privilège de l’exemption fiscale. Créateur de surplus alimentaires destinés au marché, ce seigneur physiocrate est un représentant typique de la révolution agricole qu’entraîne la modernisation de l’agriculture (Duby, 1975, p. 567-568).
Les résultats de ces transformations économiques ont été sans commune mesure dans l’amélioration de l’alimentation des populations. La révolution industrielle du XIXe siècle est porteuse d’une révolution agricole : les nouveaux systèmes techniques utilisant machines, semences sélectionnées et produits chimiques (engrais, pesticides) suscitent une élévation des rendements et un accroissement de la productivité des actifs agricoles. Chemins de fer, bateaux à vapeur, canaux et routes permettent d’acheminer des surplus agricoles vers les centres de consommation. Le temps des famines locales causées par l’enclavement des campagnes prend fin et un marché international des céréales voit le jour à la fin du XIXe siècle. Ces avancées font sauter le plafond qui maintenait les hommes dans la précarité alimentaire. L’amélioration de l’alimentation participe à un accroissement démographique sans équivalent. La population mondiale passe de 906 millions en 1800 à 1,6 milliard en 1900, pour enfin atteindre les 6 milliards dans les années 2000 (Baily, 2007, p. 298). C’est dans les pays industriels européens que se concentre cette croissance naturelle. En Grande-Bretagne, la population passe de 7,4 millions en 1750 à 38,5 en 1900. En Allemagne, elle passe de 18 à 56,4 millions au cours de la même période (Baily, 2007, p. 299).
Pourtant, ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que l’âge d’or dont avaient rêvé les sociétés préindustrielles semble en voie d’être réalisé. Jusque-là, plusieurs facteurs avaient maintenu dans la majorité des régions du monde une précarité sur le plan alimentaire. L’Europe et l’Amérique du Nord sont au XIXe siècle les seules régions du monde qui enregistrent les progrès liés à l’industrialisation. Quant à la première moitié du XXe siècle, guerres mondiales, révolutions et guerres civiles expliquent la persistance de la faim dans le monde. Les désastres politiques deviendront par ailleurs l’une des principales causes des famines comme l’illustrent la collectivisation forcée de l’agriculture soviétique à la fin des années 1920 ou encore la famine en Chine suite au Grand bond en avant en 1957.
De fait, le recul de la faim ne devient qu’un fait mondial qu’à partir des années de croissance accélérée après la guerre (1950-1973). Dans plusieurs pays du Tiers-monde, une « révolution verte » parvient à améliorer l’alimentation des populations. Les rendements élevés atteints grâce à l’irrigation des terres, la sélection des cultures, l’utilisation intensive d’engrais et de machinerie légère, rendent possible une croissance démographique exceptionnelle. Entre 1950 et 1980, la population des Africains, des Asiatiques de l’Est et du Sud et des Latino-américains a plus que doublé (Hobsbawm, 1994, p. 344). Tout comme dans les pays industriels européens, la révolution agricole a ici été le théâtre d’une transformation radicale. Les principaux artisans de cette révolution agricole ont été les fermiers aisés dotés d’un sens aigu des affaires et, tout comme en Europe un siècle plus tôt, le motif du gain et de l’accumulation a remplacé la subsistance et le prestige dans la mentalité des producteurs (Hobsbawm, 1994, p. 463).
Le retour de la faim de masse dans les années 1970
Au terme de ces évolutions, les années 1970 et 1980 ont vu le retour des famines de masse : « à l’heure du dîner, toutes les chaînes de télévision occidentale allaient diffuser son image classique d’un enfant exotique famélique. » (Hobsbawm, 1994, p. 344) Le maintien à un niveau de masse de la faim (1 milliard d’hommes en souffrent depuis les années 1973-74) rend caduques les explications ethnocentriques qui reposent sur les ravages de la corruption et des guerres dans les pays du Tiers-monde. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, le rappelle d’ailleurs dans son introduction au Rapport 2010 sur les Objectifs du Millénaire pour le développement : le monde possède déjà les ressources et les connaissances pour les atteindre en pratique. Pourquoi alors un milliard d’êtres humains continuent-ils à souffrir de la faim ? La réponse pourrait tenir en une phrase : la nature marchande des produits agricoles et des surfaces cultivées empêchent la satisfaction des besoins alimentaires de l’humanité. Nous tenterons de démontrer cette idée à travers l’exemple de la famine de 1973-74 au Sahel et dans le sous-continent indien.
La nature marchande des denrées alimentaires soulève des problème tant du côté de leur consommation que de celui de leur production. Les céréales-marchandises ne peuvent être consommées que par ceux qui ont le pouvoir d’achat pour les acheter. La demande physique en céréales qui émane des pauvres n’est donc pas une composante de la demande solvable, ce qui aboutit à l’exclusion de millions d’hommes de ce marché. Cela est illustré par la famine au Bangladesh en 1973-74. Steve Raymer en donne la description suivante dans National Geographic (juillet 1975) :
« Malgré des pertes de vivres, il y avait quelque 4 millions de tonnes de riz disponibles au Bangladesh selon les estimations courantes – assez pour nourrir toute la population pendant un tiers de l’année. Mais la grande majorité de la population, qui a une subsistance au niveau de pauvreté quand les choses vont bien et qui est maintenant victime en plus des inondations, est trop pauvre pour acheter le riz... Des fonctionnaires des services d’assistance racontent qu’on a passé de grandes quantités de riz en fraude vers l’Inde voisine, où le prix du riz est le double de ce qu’il est au Bangladesh. Les agioteurs locaux poussent les prix au-delà des 50 cents la livre, alors que le revenu par tête d’habitant est de 70 dollars l’an... » (Mandel, 1985, p. 144-145)
Ce qui est déterminant dans les échanges réalisés en vue de satisfaire les besoins alimentaires de la population est, non pas la valeur d’usage, mais la valeur d’échange, exprimée par un prix, des denrées alimentaires. C’est elle qui décide si l’échange peut avoir lieu. Ainsi, même en temps normal, une partie importante des populations pauvres est exclue du marché des denrées alimentaires. Leur consommation se situe par conséquent en dessous du seuil calorique minimal (2700 calories par jour). Susan George rapporte qu’au début des années 1970, les plus pauvres de la population du Nordeste brésilien ne consomment que 1 240 calories par jour. Dans l’État indien de Maharashtra, leur consommation se situe à 940 calories par jour à cette époque (George, 1976, p. 40-41). Les conséquences pour ces millions d’affamés sont désastreuses. Au Pakistan, la taille moyenne de la population est aujourd’hui en train de baisser en raison de la sous-alimentation chronique d’une partie majoritaire de la population. Selon les données de l’ONU, 60% des enfants de cinq ans et moins souffraient « modérément » ou « sévèrement » de rachitisme. Le Robert définit ce dernier comme étant une « maladie de la croissance qui se manifeste par des déformations variables du squelette, due à un trouble du métabolisme du phosphore et du calcium, par carence en vitamine D ».
La loi de la valeur marxienne s’impose également dans la production agricole. La valeur d’échange en est l’aiguillon, ce qui n’est pas sans poser de problème pour la satisfaction des besoins alimentaires. La concurrence entre cultures vivrières et cultures commerciales destinées à l’exportation en fournit la première illustration. Dans les PED, les cultures commerciales l’emportent souvent sur les cultures vivrières dans le partage de la surface agricole utile (SAU). Cette tendance qui traduit un choix cohérent et favorable à l’essor de l’économie mondiale est néanmoins désavantageuse sur le plan alimentaire. Le Mali des années 1970 en est un exemple. Sa production de vivres a baissé de 60 000 tonnes en 1967 à 15 000 tonnes en 1975, au profit du coton et des arachides exportés à l’étranger (George, 1976, p. 38-39). Dans le même temps, la moyenne de calories consommées par la population se situait en 1975 à un niveau inférieur de 25% à la ration alimentaire nécessaire (FAO, 1977, p. 117-118).
La dépendance des PED sur les importations céréalières pour satisfaire les besoins de leur population constitue par ailleurs un des tournants majeurs de l’histoire économique contemporaine. Alors que ces territoires ont historiquement (depuis le XVIe siècle) enregistré de gros excédents des exportations de produits agricoles, la valeur des importations y a progressé rapidement à partir des années 1950, jusqu’à transformer ces pays en importateurs nets au début des années 1980. Ce déficit commercial concerne notamment les denrées alimentaires. Le Tiers-monde a entretenu de longue date d’importants excédents commerciaux dans ce commerce de denrées (en 1955, les exportations représentaient plus de deux fois la valeur des importations), le premier déficit « alimentaire » depuis plus de deux siècles apparaît en 1975 et revient en 1981-83 et en 1989-92 (Bairoch, 1993, 1999, p. 211). Cette inversion dans les flux commerciaux sont d’autant plus négatifs du point de vue alimentaire, car « en termes de valeur calorique, le déficit est beaucoup plus grand car la majorité des importations est constituée de céréales et le prix de la calorie du blé est inférieur à celui de la calorie des autres produits prédominants dans les exportations (fruits, cacao, etc.) (Bairoch, 1993, 1999, p. 211). »
Si l’agriculture capitaliste des pays développés domine sans partage le marché mondial, il n’en demeure pas moins qu’elle obéit elle-même aux fluctuations cycliques des prix agricoles. La valeur d’échange affecte ainsi la production céréalière mondiale par des cycles d’expansion et de contraction, comme en témoignent les données statistiques du tableau ci-dessous compilées par Ernest Mandel (1985, p. 140) à partir des données de la FAO (1977, p. 9-12).
Tableau des stocks mondiaux de vivres 1971-1977
1971-1972 | 1972-1973 | 1973-1974 | 1974-1975 | 1975-1976 | 1976-1977 | |
Stocks de céréales mondiaux (en dehors de l’URSS et de la Chine) en millions de tonnes | 165 | 120 | 107 | 107 | 119 | 140 |
Tableau des prix mondiaux des trois principales céréales 1972-1976
Prix à l’exportation en dollars courants par tonne | Blé | Riz | Maïs |
1972, janvier | 60 | 131 | 51 |
1973, janvier | 108 | 179 | 79 |
1973, juin | 106 | 205 | 102 |
1974, janvier | 214 | 538 | 122 |
1974, juin | 154 | 596 | 117 |
1975, janvier | 169 | 399 | 132 |
1975, juin | 126 | 346 | 118 |
1976, janvier | 143 | 280 | 111 |
1976, juin | 147 | 242 | 122 |
1976, octobre | 113 | 270 | 106 |
La réduction du stock mondial de vivres est en grande partie le résultat artificiel de la politique économique poursuivie par les pays capitalistes développés. Les subventions accordées aux exploitants agricoles avaient pour objectif de réduire les excédents accumulés dans les cinq principales puissances agricoles (Etats-Unis, Canada, France, Australie et Argentine) au cours des années 1960, adaptant ainsi la production agricole aux tendances propres du marché mondial des grains pour prévenir toute crise de surproduction majeure. Quoi qu’il en soit, la production agricole de ces pays demeure dictée par la valeur d’échange.
Enfin, la valeur d’échange a étendu son emprise sur le marché mondial des denrées alimentaires par la financiarisation de ces commodities au cours des vingt dernières années du XXe siècle. Il s’ensuit que ces denrées sont devenues le support de titres financiers sur les marchés à terme, permettant ainsi aux investisseurs d’acheter et vendre des « droits » d’accès à la production agricole mondiale. Cette nouveauté introduit une valeur d’échange supplémentaire (c’est-à-dire un obstacle supplémentaire dans l’alimentation des plus pauvres) dans la circulation marchande des denrées alimentaires : les bénéfices financiers réalisés par la spéculation sur ces titres. La spéculation et sa logique propre d’accumulation financière ont démontré en 2007-2008, lors des « émeutes de la faim », les effets désastreux qu’elles pouvaient avoir sur la satisfaction des besoins alimentaires des PED.
Pourtant, le sommet des Nations Unies en septembre dernier a réaffirmé, à nouveau, que seule la croissance économique, capitaliste et marchande, pourrait venir à bout de la faim de masse. La forme marchandise pose cependant des obstacles infranchissables dans l’éradication de la faim dans le monde, et ce même si elle a été à l’origine des progrès enregistrés au cours des deux siècles précédents. Ces obstacles se retrouvent tant dans la production que dans la circulation marchande des denrées alimentaires, à la fois dans les pays développés et le monde en voie de développement. Prendre conscience de ces problèmes devient d’autant plus urgent que d’ici 2050, la population mondiale aura atteint les 9 milliards.
Quelles alternatives à l’agriculture capitaliste mondialisée ? Seules les pratiques collectives alternatives pourront fournir réponse à cette question. Sur cette voie, l’échec patent de l’agriculture soviétique souligne les dangers d’une production collectiviste étouffée par une bureaucratie chargée d’en gérer la planification centralisée. Mais déjà s’esquisse un espace alternatif, à l’instar du Programme Faim zéro du Brésil de Lula, où les autorités mettent en place un droit à l’alimentation pour tous qui semble traduire la prééminence du droit à l’existence sur le droit de propriété (FAO, 2009, p. 48). Marat n’avait-il pas été l’un des premiers à avoir explicité cet antagonisme qui sous-tend les droits de l’homme ? « Tant que la nature offre abondamment aux hommes de quoi se nourrir, se vêtir, tout va bien et la paix peut régner sur la terre. Mais quand l’un manque de tout, il a le droit d’arracher à un autre le superflu dont il regorge (…). Pour conserver ses jours, l’homme est en droit d’atteindre à la propriété, à la liberté, à la vie même de ses semblables (Fauré, 1988, p. 110). »
Dimitris Fasfalis
Bibliographie
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FAO/Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation, L’état de l’insécurité alimentaire dans le monde 2009, Rome, 2009. http://www.fao.org/docrep/012/i0876f/i0876f00.htm
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Christine Fauré, La Déclaration des droits de l’homme de 1789, Paris, Payot, 1988.
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Karl Polanyi, La Grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.