Un peu partout dans le monde, l’espace public est en train d’être repris en main par les gouvernants suite à des luttes massives intervenues en réponse à la crise économique de 2008-2012. A Québec, la manifestation du 27 octobre dernier, organisée par le collectif Subvercité, contre la réglementation répressive adoptée par les autorités, souligne que les enjeux derrière cette question sont de taille. Pour qui veut comprendre comment une oligarchie capitaliste parvient à se maintenir au pouvoir dans les démocraties libérales, il est nécessaire de comprendre par quoi et par qui est régi l’espace public.
Les faits
Le 1er mai dernier, 447 participants à une manifestation organisée par la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) ont été arrêtés par la police de Montréal. Voici le récit des faits par Radio-Canada qu’on ne peut soupçonner de prendre le parti des anticapitalistes :
« Les protestataires se sont réunis vers 18h place Jacques-Cartier, devant l’hôtel de ville de Montréal, et devaient se rendre devant le club privé 357c, lieu de rencontre souvent évoqué dans les témoignages à la commission Charbonneau sur la gestion et l’octroi de contrats dans l’industrie de la construction. Ils n’ont toutefois pu atteindre leur but, car la manifestation a été déclarée illégale une quinzaine de minutes plus tard par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), puisqu’aucun itinéraire n’avait été fourni aux policiers. Les militants ont ensuite été pris en souricière par l’escouade antiémeute près du musée Pointe-à-Callière. Les policiers ont procédé à 447 arrestations pour attroupement illégal en vertu du règlement municipal P-6 qui encadre le droit de manifester. Le SPVM a aussi annoncé qu’il avait lancé un ordre de dispersion, affirmant que des actes « criminels » avaient été commis. Selon le SPVM, des bâtons auraient été utilisés contre des policiers et des boules de billard auraient été lancées en leur direction, mais personne n’a été blessé. Un nombre indéterminé de manifestants seront accusés de méfaits et de voies de fait, a confirmé un porte-parole du SPVM. Toutes les personnes arrêtées ont été libérées au cours de la nuit et ont reçu une contravention de 637 $. » (Souligné par nous)
A Athènes, le maire évoquait des problèmes d’hygiène et d’ordre pour s’en prendre à l’assemblée citoyenne occupant, face au Parlement, la place Syntagma en 2011. A New York, les tentatives des participants à Occupy Wall Street d’occuper à nouveau certaines places de Manhattan ont rencontré une répression sévère par les forces de l’ordre. Les arrestations et l’intimidation par la matraque pendant le « printemps québécois » renvoient à un même schéma sécuritaire qui tend à remettre en question les libertés fondamentales de réunion, de manifestation et d’expression, indissociables de la liberté politique.
Un espace public plus démocratique
Le trait commun derrière toutes ces situations ne se limite pas cependant à un encadrement répressif de libertés fondamentales reconnues : elles partagent aussi d’être une réponse de ceux qui gouvernent à des mouvements sociaux de grande ampleur qui ont réussi à suspendre pour quelques instants le fonctionnement ordinaire et normal de la politique.
En temps normal, dans les démocraties libérales, c’est une minorité gouvernante qui décide, au nom du peuple. En temps d’agitation et de luttes populaires, le cycle de l’ordre établi qui s’appuie sur le respect de la division sociale du travail est rompu : la politique n’est plus la seule affaire des politiciens, l’information et le débat déborde les journalistes, les affaires échappent aux entrepreneurs, etc. Tout se passe comme si lors de ces moments d’effervescence démocratique, plus personne n’est « à sa place » et que la société, aux yeux des dominants, cède le pas au désordre et à l’anarchie.
Ce qui est en jeu dans ces luttes contre la répression « anti-manifs » est donc bien plus pratique, vital et stratégique pour les mouvements contestataires émanant d’en bas que la seule question de principe de défense des libertés. Le véritable enjeu est donc clairement de libérer l’espace public des contraintes « normales » qui façonnent l’opinion et qui consacrent un monopole politique de fait au profit d’une minorité de « gens responsables et compétents » tout en dépossédant du pouvoir la masse de la population. Sans une telle redéfinition de l’espace public, aucun mouvement ne peut espérer trouver les bases nécessaires pour se développer et « changer le monde », puisqu’un tel succès requiert une réappropriation du pouvoir par les dominés et une autonomie de pensée que ne permet pas l’hégémonie capitaliste.
L’histoire des luttes et des révolutions (réussies ou avortées) se caractérise donc par un élargissement et une démocratisation de l’espace public. Cela se vérifie par l’instauration d’un tel espace public démocratique en France pendant la Révolution en 1789-1794, ponctuée des journées révolutionnaires où le peuple renverse l’espace symbolique de l’ordre établi comme lors de la prise de la Bastille ; puis toujours en 1789-99 avec l’essor de la presse, des clubs, des sections ; cela se vérifie aussi par les grèves et les occupations d’usines en France en 1936 et en 1968 ; par les barricades des révolutionnaires européens en 1830 et 1848 ; par les conseils ouvriers, paysans et de soldats en Russie en 1905 et en 1917 ; plus près de nous, par les bus boycottés parce que ségrégués lors du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis ; par la place Tienanmen en 1989 ; par le « mouvement des places » en Europe, en Amérique du Nord (Occupy) et dans le monde arabe en 2010-2012 ; et puis par bien des conflits sociaux passés sous silence qui mobilisent tout une ville ou un village pour maintenir en activité un hôpital, une usine, une école, un tribunal menacés de fermeture. Les mobilisations populaires et les luttes de masse transforment ainsi des lieux privés à usage fonctionnel en véritable scène sociale et politique où le pouvoir est à prendre ou à perdre.
L’espace public sous l’hégémonie bourgeoise-libérale
Par la répression et l’encadrement sécuritaire les autorités publiques un peu partout dans le monde veulent revenir à un espace public normalisé. A quoi ce dernier ressemble-t-il ? L’espace public est en « temps normal » un écran déformant entre la population et les classes dominantes qui permet aux puissants d’occulter le monopole politique qu’ils exercent. L’espace public institué par les lois constitutionnelles est déclaré par principe démocratique. Toute une série de lieux et d’institutions – café, rue, place, marché, salles municipales, métro, théâtre, bibliothèque, centres sociaux et associatifs, cinéma, télévision, églises, internet, radio, etc. – participent à créer un espace reconnu et partagé à l’intérieur duquel il est possible d’intervenir par différentes formes d’expression et d’y exercer sa citoyenneté – débat, pétition, vote, conférence publique, cahiers de doléances, boycott, blocage, manifestation, distribution de tracts, « happenings » de sensibilisation, etc.
Pourtant, il ne suffit pas que l’espace public soit déclaré démocratique, en vertu des lois, pour qu’il le soit réellement, c’est-à-dire dans la pratique. En principe démocratique, l’espace public consacre habituellement de facto le pouvoir d’une minorité riche et puissante exercé sur le reste de la population qui est quant à elle cantonnée à un rôle de spectateur. Par ailleurs, les transformations politiques et sociales de la seconde moitié du XXe siècle en ont profondément transformé la nature.
Il apparaît aujourd’hui de plus en plus immatériel, décentré et démultiplié, situé à cheval entre la sphère privée et la sphère publique. Entre les années cinquante et les années 2000, un ensemble de transformations sociales profondes se sont combinées et interpénétrées, de sorte qu’elles ont profondément reconfiguré et redéfini l’espace public. Michel Foucault désignait ce nouveau pouvoir par le concept de « biopouvoir » puisqu’il trouve ses assises au sein des modes de vie et des usages/habitudes incorporés par la population. L’essor de la télévision et des nouvelles technologies de communication (internet, réseaux sociaux,) a démultiplié et décentré l’espace public tout en l’éloignant des corps organisés comme les partis et les syndicats, pour le rapprocher à la fois de l’individu (seul derrière son écran) et des groupes d’intérêt occultes (lobbies, groupes capitalistes propriétaires des médias, cercles de notables politiques). Cette évolution s’est nourrie et a nourri à son tour le bouleversement des anciens cadres sociaux de l’autorité (comme la famille, la parenté, le village, l’église, le syndicat ou le Parti), tout comme l’échange généralisé de biens culturels, de marchandises et d’informations entre les différentes parties du monde.
De même, ces évolutions se sont appuyé sur l’avènement d’un mode de vie urbain en phase avec la société de consommation, consacrant le triomphe des « classes moyennes » propriétaires de leur résidence dans des banlieues standardisées où des lieux publics se réduisent aux lieux fonctionnels de circulation et de consommation, neutralisant tout autre espace de débat public. Ainsi, à l’aube du XXIe siècle, la place et le poids des citoyens dans l’espace public des démocraties occidentales semble avoir subi un recul important. Se substituant aux assemblées élues, lieux souverains circonscrits dans l’espace physique et clairement distincts de la sphère privée des citoyens, nous assistons aujourd’hui à l’instauration toujours renouvelée d’un espace public tout à la fois omniprésent dans la vie politique et absent des lieux physiques où peut intervenir de manière autonome le peuple.
Les médias dominants contrôlent et façonnent l’espace public par excellence, c’est-à-dire celui qui impose les faits « dignes de mention » et rejette dans le silence les autres, et cela se fait sans intervention populaire autonome tout en intégrant le peuple à un rôle de spectateur participant – par des commentaires, des lignes d’écoute, des messages sms, des emails, des sondages, etc – mais toujours subordonné à des règles provenant de ceux d’en haut. Ces règles qui régissent cet espace public des dominants sont celles des cotes d’écoute, c’est-à-dire du temps-marchandise qui se vend et s’achète notamment par la publicité, celles du capital propriétaire de ces médias, et celles de profession journalistique. Marchandise, capital et gouvernants pèsent bien plus lourd face à l’honnêteté et l’opiniâtreté des journalistes vrais qui se conçoivent comme un contre-pouvoir au fondement de la démocratie.
Au fond, nos démocraties souscrivent aux libertés fondamentales tant et aussi longtemps que ceux qui les exercent ne constituent pas une menace pour l’ordre libéral-bourgeois. Lorsque l’espace public commence à s’émanciper des pouvoirs établis, les masques tombent et la répression, par la loi, les amendes et les matraques, nous donne à voir le profil terrifié et terrifiant des dominants. Bien des dictatures sanglantes du XXe siècle sont nées de cette logique : de l’Italie fasciste à l’Allemagne nazie, du Chili de Pinochet à la Grèce des colonels, de l’Indonésie de Suharto à l’Espagne de Franco. A la peur et le mensonge des dominants répondent l’espoir et l’idéalisme de ceux qui cherchent à rendre le monde plus humain.
Dimitris Fasfalis