Reportage. Dans la région de Fukushima poussent de drôles de champignons, au bord des chemins, au milieu des champs, ou même dans la cour de récréation des écoles. De gros sacs bleus ou noirs, recouverts parfois d’une bâche, le plus souvent livrés aux quatre vents. Ces « big bags », comme les appellent les Japonais, sont remplis de terre, de feuilles, de branches, de gravats. On y met, pêle-mêle, tout ce qui a été souillé par les retombées radioactives – césium 134 et 137 – de l’accident nucléaire de mars 2011. Chacun en contient une tonne et il y a des millions de ces sacs, disséminés dans des milliers de dépôts plus ou moins improvisés. Un amoncellement de déchets de faible ou moyenne activité, mais qui empoisonnent aujourd’hui la vie des habitants, semant la discorde entre communes, entre voisins, entre membres d’une même famille.
« Au départ, les gens ne voulaient pas entendre parler d’entreposage chez eux, relate, mercredi 18 décembre, Shouji Nishida, le maire de Date, un bourg rural à une soixantaine de kilomètres au nord de la centrale nucléaire. Et puis, ils ont compris que pour décontaminer les terres, il fallait en passer par là. » C’est que Date vit de sa production de pêches, de pommes, et surtout de kakis, prisés dans tout le pays. Les paysans ont lessivé, au jet d’eau à haute pression, un demi-million d’arbres fruitiers. Cette saison, les expéditions vers les marchés de l’Archipel ont pu enfin reprendre, mais leur volume a été divisé par dix depuis la catastrophe.
Une quarantaine d’entreprises spécialisées sont aussi intervenues, aux frais de Tepco, l’exploitant de la centrale de Fukushima, pour décaper les sols sur cinq à dix centimètres. « A la fin de cette année, tout le territoire communal aura été nettoyé », se réjouit Hanzawa Takahiro, employé de la ville. L’entreposage qu’il fait visiter, mercredi, est un modèle du genre : 3 000 big bags soigneusement empilés, avec revêtement imperméable et réseau de drainage. Et il y en a près d’une centaine de ce type à Date.
RETARD DE LA DÉCONTAMINATION
Mais, dans beaucoup d’autres communes, la décontamination prend du retard. A Iitate, un village de 6 000 habitants au nord-ouest de Fukushima, dont toute la population a été évacuée, elle vient juste de commencer. Iitate, explique le maire, Norio Kanno, est divisé en trois zones, en fonction de l’exposition à la radioactivité : verte, jaune et rouge. Selon que l’on vivait dans l’une ou dans l’autre, à un bloc de maisons seulement parfois, « le montant des compensations versées par Tepco est complètement différent ». Une inégalité devant le malheur qui « sème la confusion », crée des rancœurs et des jalousies.
Et puis, décrit l’élu, parmi la population exilée, impossible de trouver un accord. « Un tiers veut revenir vivre à Iitate – en général les plus vieux – et donc décontaminer au plus vite, un tiers – les plus jeunes – veut tourner la page et partir, un tiers ne sait que faire. » Parfois, le mari veut reprendre le travail de la terre, la femme s’en aller au loin avec ses enfants. Les divorces sont fréquents.
Voilà qui complique encore le programme de décontamination des territoires lancé à l’été 2011 par le gouvernement, et qui a déjà coûté à l’Etat et aux collectivités 1 800 milliards de yens (12,6 milliards d’euros) que Tepco devra un jour rembourser. L’objectif initial, difficile à atteindre, était de ramener l’exposition à 1 millisievert (mSv) par an, le maximum admis en temps normal pour le public. Les volumes de terre et de végétaux à enlever sont vertigineux : entre 15 millions et 55 millions de m3. Sans compter les forêts, qui couvrent les trois quarts de la région de Fukushima et qui sont fortement chargées en césium, mais que nul ne songe à raser.
DISPARITÉ DES INDEMNISATIONS
Plusieurs entreposages géants sont prévus, pour remplacer la multitude de dépôts municipaux, avant la création d’un centre de stockage définitif. Mais aucune municipalité ne veut d’une décharge géante, même provisoire. D’après les médias japonais, le gouvernement s’apprêterait, pour hâter le mouvement, à affecter un premier crédit de 100 milliards de yens à l’aménagement d’un premier site d’entreposage, qui devrait ouvrir en 2015 et être exploité pendant trente ans. Trois communes des environs de Fukushima ont été pressenties, Futaba, Okuma et Naraha, mais rien ne pourra se faire sans leur accord.
En attendant, les terres contaminées sont comme une plaie vive, pour les 160 000 déplacés, forcés ou « volontaires », de la tragédie nucléaire. Comme les 2 500 réfugiés des petites villes de Tomioka et Kawauchi, relogés à 60 km de la centrale, dans des préfabriqués dont s’occupe Kazuhiko Amano. « Reconstruire, pense-t-il, ce n’est pas seulement refaire des infrastructures. Il faut d’abord que les réfugiés reprennent courage. »
Seulement voilà. Les nouveaux venus, dit-il, sont parfois traités comme des parias par leurs voisins. A l’école, certains enfants sont mis en quarantaine comme s’ils étaient contagieux, et leur famille doit s’exiler à nouveau. Et, là encore, les tensions sont exacerbées par la disparité des indemnisations accordées par Tepco : « Un million de yens pour les déplacés des régions les plus proches du site nucléaire, 80 000 yens pour ceux qui en étaient un peu plus éloignés, rien pour les autres. »
Dans ces conditions, la reconquête des terres perdues s’annonce difficile. Même dans les zones vertes (460 km2), où les villageois peuvent déjà revenir la journée – mais avec interdiction d’y dormir – et où le gouvernement pourrait autoriser le retour définitif l’an prochain. A fortiori dans les zones jaunes (300 km2), qui resteront inhabitables plusieurs années. Quant aux zones rouges (320 km2), elles ne retrouveront pas vie, ou pas avant des décennies.
Pierre Le Hir (envoyé spécial à Fukushima)
Journaliste au Monde