La voix chevrotante, les yeux rouges, S. ne veut pas donner son nom ni montrer son visage. Dominicaine de 32 ans installée à Madrid depuis huit ans, elle est enceinte de quatre semaines et est venue avorter, pour la première fois. « Je craignais que la nouvelle loi ne soit déjà appliquée. Je m’étais même renseignée dans mon pays pour qu’on m’envoie quelque chose, une plante, un comprimé, qui provoque l’avortement tout seul… », explique-t-elle nerveusement, assise dans un bureau de la clinique El Bosque de Madrid, soulagée que les choses se passent finalement « plus facilement ».
Depuis l’annonce le 20 décembre 2013, par le ministre de la justice Alberto Ruiz-Gallardon, d’un avant-projet de loi visant à revenir sur le droit à l’avortement, « beaucoup de femmes qui appellent pour prendre rendez-vous pensent que la loi est déjà en vigueur », témoigne Victoria Virtudes, 57 ans, porte-parole et responsable de santé sexuelle et reproductive de la clinique. « Elles ont peur. Je n’avais pas vu ça depuis trente ans. »
Cette féministe de la première heure, membre du planning familial espagnol, fut plusieurs fois emprisonnée quand, avant 1985, elle manifestait à Madrid pour le droit à l’avortement, alors interdit. « Avant 1985, les Espagnoles allaient à Londres ou en Hollande pour avorter. Tous les week-ends, nous en accompagnions pour les soutenir et nous assurer que les conditions étaient bonnes. »
LA MALFORMATION DU FOETUS N’EST PLUS UN MOTIF D’IVG
Aujourd’hui, elle se prépare à descendre de nouveau dans la rue. Le 23 janvier, elle ira demander symboliquement « l’asile sanitaire et juridique » à l’ambassade de France à Madrid. Le 1er février, elle montera dans le « train de la liberté » qui transportera à Madrid des milliers de femmes du nord du pays pour manifester contre le projet de loi sur « la protection de la vie de l’être conçu et des droits de la femme enceinte » du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy.
Ce texte n’autorisera l’avortement que dans deux cas : un viol ou un risque « durable ou permanent » pour la santé physique ou psychique de la mère, certifié par deux médecins différents, étrangers à l’établissement où serait pratiquée l’IVG. La malformation du fœtus, si elle n’est pas mortelle, n’est plus considérée comme un motif d’avortement.
« Cette future loi est injuste, estime S. On passe parfois par des moments difficiles dans la vie. J’ai déjà deux enfants de 4 ans et 12 ans que j’ai dû envoyer en 2013 en République dominicaine. Ma mère s’en occupe parce que j’ai finalement dû accepter un poste d’interna (gouvernante chez des particuliers), faute de mieux, confie la jeune femme. J’ai emprunté beaucoup d’argent pour tenir jusque-là. Je dois les rembourser. Je gagne 850 euros par mois et je ne garde que 150 euros pour vivre. Je ne peux pas être enceinte. C’est un accident. Le préservatif s’est déchiré… »
LES MÉDECINS RISQUERONT DE TROIS À DIX ANS DE PRISON
La clinique El Bosque se situe dans une petite rue discrète à sens unique, dans un quartier résidentiel excentré de Madrid, Hortaleza. Peu de passage, peu de bruit, le petit édifice ocre entouré d’un muret, construit en 1988, appartient à l’Association des cliniques autorisées pour l’interruption de grossesse (ACAI). Des établissements particulièrement visés par l’avant-projet de loi.
Selon le texte controversé, les femmes, considérées par M. Gallardon comme des « victimes », ne risqueront pas la prison. Les médecins, en revanche, risqueront entre trois et dix ans d’emprisonnement pour une IVG illégale. Alors que 93 % des IVG en Espagne ont lieu dans des centres privés – faute de volonté des régions autonomes dans les hôpitaux publics –, les cliniques auront interdiction de faire de la « publicité » ou d’annoncer leur spécialité. « Dans les faits, il sera presque impossible d’avorter », dénonce Francisca Garcia, la présidente d’ACAI.
Dans la salle d’attente de la clinique El Bosque, des Espagnoles de diverses classes sociales, deux femmes latino-américaines et une femme voilée attendent leur tour. Victoria sort de la salle de consultation, où elle s’assure que les patientes sont sûres de leur choix. « Pilar veut bien témoigner », dit-elle. Avec son air d’adolescente et son sweat-shirt trop grand pour elle, cette jeune femme de 19 ans, mère d’un bébé de 18 mois, est venue elle aussi avorter pour des raisons économiques.
BAISSE DE 5 % DES AVORTEMENTS EN 2012
Elle vit dans un squat avec son compagnon. Aucun des deux ne travaille. « C’est terrible, ce projet de loi, dit Pilar. On nous traite de meurtrières. On nous juge au lieu d’essayer de se mettre à notre place. Moi, si j’étais riche comme Gallardon, je le garderais sans doute, cet enfant, mais j’ai déjà du mal à nourrir correctement le premier », dit-elle. Ce n’est pas la première fois qu’elle avorte.
« L’éducation sexuelle est un des points de la loi de 2010 que nous avions tout juste commencé à développer avant que le gouvernement du PP [Parti populaire, droite] ne paralyse tout en 2011, affirme Victoria Virtudes. Ça aussi, c’est en péril. Or il faut renforcer la prévention et l’accès aux moyens de contraception. » Plusieurs fois menacée de mort, agressée chez elle en 2007, cette petite femme aux cheveux gris coupés très court souligne que non seulement le droit à l’avortement libre dans les quatorze premières semaines de grossesse, introduit en 2010 par le gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero, n’a entraîné aucun problème d’ordre sanitaire, mais que les derniers chiffres connus, ceux de 2012, témoignent d’une baisse de 5 % des avortements et d’un taux de 12 pour 1 000 femmes, en dessous du taux français (15 pour 1 000).
Patricia, esthéticienne de 28 ans, mère de deux enfants de 8 ans et 3 ans, séparée, victime de violences conjugales, est enceinte de son mari, sous le coup d’un ordre d’éloignement. « Je n’ai aucun doute, dit-elle. Je veux avorter et je ne comprendrais pas qu’on m’oblige à garder cet enfant, à ruiner ma vie et celle de ce petit. »
Sandrine Morel (Madrid, correspondance)
Journaliste au Monde