On peut dire sans grande exagération qu’une problématique a hanté une bonne partie de la période moderne, celle de l’auto-émancipation sociale des opprimés. Il ne s’agissait pas de l’émancipation en général, idée plus ancienne, qui peut prendre des formes très diverses,ou même de l’émancipation sociale ; mais bien de tout ce qui concernait l’aspect « auto » : l’émancipation des oprimés par eux- mêmes. Le socialisme -le communisme- du 19° siècle a repris cette thèmatique qu’il n’a pas inventée ; lui a donné forme et cohérence, en tout cas une CERTAINE forme et une CERTAINE cohérence. Espoir de beaucoup, hantise des dominants, force ou mythe mobilisateur au 19° et au 20° siècle, l’auto-émancipation sociale a-t-elle encore une actualité, une pertinence pour le temps présent et pour l’ère qui s’annonce ?
La thématique a cessé de faire peur aux maîtres du monde, et elle n’inspire le plus souvent que désillusion ou indifférence ; ou alors elle renvoie à une sorte d’adhésion souvent peu significative chez ceux qui se revendiquent des traditions de lutte du mouvement ouvrier. Même dans une partie de l’extrême gauche, c’est devenu, au mieux, une formule rituelle, au contenu pour le moins vague ; une promesse adressée aux milieux populaires. Seule le courant libertaire fait exception, sans qu’il rèussisse pour autant à donner un contenu concret et actualisé à l’exigence d’auto-émancipation.
Il y a un vrai problème de la figure -des figures- de l’auto-émancipation dans l’histoire et dans sa signification en cette fin de siècle. Si l’expression n’est plus guère en vogue, cela tient à la remise en question, y compris dans l’extrême gauche anticapitaliste, d’un bilan sombre de « l’âge des extrêmes » du terrible 20° siècle finissant. L’auto-émancipation est identifiée à un espoir inaccompli ; à une période donnée et passée, voire dépassée, du mouvement ouvrier ; pour ne pas dire au passif qui atteint le marxisme dans ses diverses variantes ; dans ses différentes expériences ; et pas seulement dans cette négation de l’auto-émancipation que représente l’Union soviétique ou la Chine populaire (ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas y saisir des aspects d’émancipation). Ce bilan négatif inclut une critique, aujourd’hui générale, des limites d’un marxisme positiviste, déterministe, d’une vision linéaire et garantie du déroulement historique. On l’a tant de fois répété, mais surtout dans la période récente : si le mouvement historique est à ce point assuré, ce qui ne veut pas dire qu’il ne doit pas être conquis de haute lutte (d’ou le volontarisme politique du léninisme, entre autres), l’autoémancipation sociale cesse d’être une figure importante et autonome. Car dans l’idée de l’autoémancipation, ce qui compte , ce n’est pas seulement l’autolibération, c’est tout autant l’autoconstruction de son destin qui peut donc prendre des formes très éloignées de ce que les penseurs socialistes considéraient comme le « destin » socialiste et ses bienfaits supposés.
Nous devons à l’admirable travail historiographique de l’historien socialiste anglais E. P. Thompson la démonstration de l’existence dans « son » monde anglais) d’une bataille effective pour l’auto-émancipation populaire (au début du 19° siècle), bien antérieure aux théorisations socialistes et marxistes ; d’un monde populaire qui est en voie de devenir la classe ouvrière industrielle. Mais tout autant, E.P. Thompson a finement analysé que la formation de la classe ouvrière est une autoconstruction complexe, riche, se faisant à partir d’expériences enracinées dans l’histoire, et dans les valeurs (y compris religieuses acceptées et retravaillées par le monde populaire). Une classe, c’est le résultat de cette autoconstruction et de ce qui est porté par ce mouvement : rien de moins qu’une forme civilisationnelle, plus ou moins riche et plus ou moins universaliste. Voire parfois très particulariste.
Mais en quoi ces considérations, qui nous ramènent au moins 150 ans en arrrière, ont-elles avoir avec un bilan réfléchi de l’histoire du mouvement ouvrier organisé et, surtout, avec les problèmes nouveaux de notre période ?
Elles soulèvent une immense interrogation sur la signification de l’autolibération des opprimés, ou encore de façon plus précise de l’autoémancipation ouvrière qui est au centre des proclamation du socialisme. Ce qu’il en a été concrètement de cette bataille de l’automénacipation reste problématique, incertain, plus encore un mystère logé dans une énigme. (1) Et cela d’un double point de vue. Ce qu’il en a été du combat d’autoémancipation nous est, encore actuellement, mal connu, à la fois par la diversité des ses contenus encore mal élucidés, mais aussi à cause du constat d’une évidente fragilité de cette bataille : la bataille de l’autoémancipation sociale a été rarement au rendez-vous de l’histoire. Vers quoi tendaient les poussées et les attentes populaires ? Le mouvement ouvrier organisé avaient ses reponses qui ne coincidaient pas forcément avec les aspirations populaires. On est frappé après coup par alors demande insistante du monde populaire et ouvrier, une exigence au demeurant bien compréhensible, d’un Etat protecteur, d’un Etat des ouvriers, sinon même de la tutelle d’un Etat défenseur des faibles ; ou encore par la précocité dans de larges secteurs ouvriers d’un désir d’intégration dans le monde officiel : la reconnaissance d’un place, et d’une vie décente, dans le système établi et réformé plutôt que dans sa destruction. Le despotisme russe bloque cette évolution créant ainsi la plus radicale des classes ouvrières,et le courant marxiste les plus révolutionnaire.
Surtout les batailles du socialisme, se caractérisent par l’action d’avant-garde, en partie non prolétariennes, qui stimulent les formes naissantes des luttes ouvrières ou semi-ouvrières ( sans oublier le gigantesque problème du monde paysan, dont les actions, quand elles existent, ne correspondent que très rarement aux “ attentes ” du socialisme). C’est un vieux débat du monde ouvrier que ce rôle des avant-gardes, probablement nécessaires, et peut-être même indispensables pour animer, en tout cas enclencher une action ouvrière qui ne soit pas simple révolte sporadique. Mais la rencontre entre socialisme en voie d’organisation au 19° siècle et monde ouvrier est indéniable. Comme est tout aussi incontestable la précocité d’une logique d’avantgardisme, au sens de la tutelle, d’un commandement, d’une mise en ordre de l’action ouvrière ; avec ses impensés, ses “oublis”, ses illusions (la question nationale, les femmes, le monde paysan, le socialisme comme capitalisme rationnalisé et au service du peuple, comme Etat rationnel). En d’autre terme, l’avantgardisme, et ce qui en découle le plus souvent (pas toujours : la tradition libertaire dans et hors du marxisme le montre), un véritable substitutisme social ne commence pas, comme je l’ai longtemps cru, avec les problèmes très particuliers de pays comme la Russie et la Chine, mais s’enracine dans les profondeurs du socialisme du 19° siècle, et de ce moment essentiel que représente l’essor de la 2° internationale. Si l’avantgardisme est peut-être une condition inévitable et nécessaire à la montée du mouvement ouvrier organisé (comme constat des limites des capacités d’autolibération) ; sa conséquence substitutiste n’est pas moins irrésistible. Et qui dit “substitutisme” veut dire manifestation de projets et d’intérêts sociaux divergeants à des degrès divers de l’automémancipation sociale. Un constat qui a été fait de façon récurrente dans l’histoire du socialisme, et qui a toujours été nié par les animateurs des organisations ouvrières. C’est le cas notamment du “socialisme des intellectuels” comme projet original “autointéressé” de “l’ élite” des “compétents”. Cette critique souvent réitérée d’objectifs inavoués - inavouable - attirait une fureur pour le moins ambigue de la part des intellectuels et cadres dirigeants socialistes.
Brutalement dit, celui qui ne s’autolibére pas, ne sera jamais véritablement libéré par autrui, même si cet autre est un ouvrier devenu cadre militant, comme les ouvriers soviétiques et chinois l’ont apppris à leurs dépens. Ainsi que le disait Trotsky avant 1917 dans un tout aute contexte : aucun groupe ou classe ne fait de l’ascétisme de classe ; celui qui mène le combat la fait pour ses propres intérêts (ou alors, peut-on ajouter, comme les mencheviks il pratique largement l’absention, laissant le pouvoir à d’autres). Il y a là un terrible impensé de l’avantgardisme, même le plus “bienveillant”, même le plus attentif aux risques du substitutisme. Ce n’est pas sans raison que le bilan effectif de l’autoémancipation n’est guère (un mot plutôt charitable) mené dans les organisations, au profit de proclamations très générales.
Et l’actualité dans cette interrogation ? Tout simplement d’abord une exigence : commençons par essayer de voir plus clair dans ce passé étrange de l’autoémancipation, figure entièrement nouvelle, véritablement inouie de la modernité, qui accompagne et donne un sens radical mais bien imprécis à l’irruption incontournable des masses sur la scène de l’histoire depuis deux siècles. Plutôt que d’esquiver le problème comme c’est le plus souvent le cas de nos jours, y compris dans l’extrême gauche qui tente de présenter en quelque sorte - chez certains de ses penseurs les plus imaginatifs - sa version de la « posmodernité ». On serait dans la période « postautoémancipation sociale », correspondant à des figures nouvelles, à des acteurs sociaux nouveaux, à un contexte inédit. C’est bien possible qu’il en soit ainsi, ce qui demanderait à être explicité, à en tirer des conséquences sur les problématiques et programmes (voire remettre en question l’idée de programme) des courants radicaux anticapitalistes. Mais il resterait , encore et toujours, ce qui est cœur de la question de l’automéncipation, que l’on enlève le auto ou pas, de comprendre qui se libére et de quoi. Qui libére qui ou quoi, et pour quel projet effectif. C’est formulé rapidement et abstraitement, mais l’enjeu est dans les contenus concrets, souvent surprenant, et encore plus souvent éloignés des proclamations. Ils’agit encore et toujours savoir le plus lucidement possible ce qui s’est fait et se fait que l’on baptise de noms merveilleux, hier la certitude des lendemains enchanteurs, aujourd’hui la formidable incertitude de l’ouverture du monde, de la libération inlassablement à explorer, à conquérir et à a reconquérir.
1. On se rapportera au numéro de L’HOMME ET LA SOCIETE, l’Harmattan,1999-2 sur FIGURES DE L’AUTOEMANCIPATION SOCIALE.