Que ce soit pour The Economist ou pour le Forum économique de Davos ou pour l’élite politique étasunienne, le mouvement Occupy/Indignés a mis à l’ordre du jour du débat public mondial l’enjeu des inégalités (et du chômage de la jeunesse) comme « menaces sur la stabilité du monde » [1]. The Economist, revue de la City, pourrait être qualifiée d’hebdomadaire porte-étendard du capitalisme mondial tellement Londres apparaît comme la plaque tournante de la finance mondiale, à défaut d’en être la tête, en étant le point de convergence des places financières de l’Amérique du Nord et de l’Union européenne et en gardant des liens historiques avec celles de Hongkong et de Singapour, sans compter ses liens avec les innombrables paradis fiscaux d’origine britannique. L’air de rien, par des voies détournées, le premier numéro de l’année 2014 lève le chapeau à Karl Marx à qui il donne raison quant à la propension du capitalisme à s’accaparer une portion sans cesse croissante du revenu mondial — pour l’exprimer en termes marxistes, la plus value s’empare d’une fraction de plus en plus grande de la valeur [2] — pour contrecarrer, avec succès, la baisse tendancielle du taux de profit [3].
Le chroniqueur financier de la maison nous sert le hors d’œuvre (voir ci-après « Résoudre le casse-tête ») en s’inquiétant de cette bourse des actions qui décroche, encore une fois, de la réalité sous l’effet d’une politique monétaire la plus laxiste en trois cent ans laquelle masque la contradiction entre Wall Street et Main Street comme il le dit. Ce laxisme sans précédent n’irrigue pas l’économie réelle laquelle tend plutôt, du moins dans la zone euro, vers une dangereuse déflation alourdissant le fardeau de la dette et encourageant le report des achats. Il alimente plutôt une nouvelle bulle de capital fictif [4] non seulement cette fois chez les anciens pays impérialistes mais aussi chez ceux émergents. Ce faisant, le chroniqueur Buttonwood invoque en sous-main, au détriment de la néoclassique théorie quantitative de la monnaie ignorant l’usage de l’argent comme « stock de valeur et moyen de constituer un trésor » [5], « la théorie de l’intérêt fondée sur la liquidity preference [de Keynes laquelle] prend ses origines chez Marx. » [6]
Le plat de résistance nous est mis sous le nez par le chroniqueur économique (voir ci-après « Tous les hommes sont créés inégaux »). Il est rare que The Economist fasse l’apologie, sur toute une page, d’un livre non encore disponible en anglais et encore plus rare que ce livre soit progressiste dans le sens qu’il critique les fondements mêmes du capitalisme eu égard à la distribution de la richesse et des revenus. Certes, comme le fait remarquer l’anticapitaliste François Chesnais, dans une critique du même livre, « Piketty [a lu le Capital] essentiellement sous l’angle des rapports de distribution ou de répartition du revenu. Pour reprendre une distinction importante de Marx, il s’intéresse au capital comme capital-propriété et non comme capital-fonction. » [7], ce qui, en conclusion de son livre, transforme sa critique factuelle radicale en timide réformisme apeuré des réactions du capital financier. La montagne accouche d’une souris.
Les chroniqueurs de The Economist ne peuvent pas et/ou n’osent pas se mesurer directement avec Marx préférant des auteurs dérivés recourant à l’éclectisme pour sauver le système. Reste qu’en débroussaillant l’enchevêtrement de leurs pensées, on retrouve Marx. (Mes notes émaillant cette introduction et les deux chroniques traduites de The Economist tâchent d’y aider et ma conclusion de donner une perspective.) La recension élogieuse du livre par le chroniqueur fait bien ressortir que la croissance de l’inégalité s’explique par l’inexorable tendance à l’augmentation de la composition organique du capital poussant le taux de profit à la baisse ce à quoi le système résiste par le renforcement de l’exploitation par tous les moyens pouvant faire augmenter tant le temps de travail et son intensité que la productivité de la force de travail. Pour se dédouaner, et justifier l’inévitabilité de la tendance, le chroniqueur est contraint de faire une pirouette en faisant appel, en conclusion, aux Deus ex machina démographique et technologique par ailleurs si utiles aux écologistes de droite.
Résoudre le casse-tête : les investisseurs boursiers sont plus optimistes que les indices fondamentaux ne le justifient
Chronique Buttonwood, The Economist, 4 janvier 2014 (ma traduction) [8]
Les marchés boursiers ont terminé 2013 avec un bang. L’indice S & P 500 a fourni un rendement aux investisseurs de plus de 30% une fois les dividendes pris en compte. Et l’optimisme des investisseurs semble être confirmé par les tendances de l’économie américaine, la plus grande du monde. Les chiffres de la croissance du troisième trimestre ont été révisés à la hausse le 20 décembre montrant un gain annualisé de 4,1%. [9]
Reste qu’il y a quelque chose d’un peu bizarre à propos de ce tableau idyllique. La croissance économique est bonne pour le marché boursier parce qu’une économie en bonne santé devrait augmenter les profits. Mais les données montrent que la croissance des bénéfices a ralenti considérablement au troisième trimestre. Le total des bénéfices des sociétés aux ÉU a augmenté de 39.2 milliards $ sur les trois mois se terminant en septembre contre une hausse de 66.8 milliards $ au deuxième trimestre. Les bénéfices domestiques ont augmenté de 12.7 milliards $, en baisse de 37.8 milliards $.
En conséquence, les gains importants de 2013 ont été causés par une réévaluation des marchés boursiers par les investisseurs plutôt que grâce aux profits réels [10]. Le total des bénéfices des entreprises de l’indice S & P 500 en 2013 ont probablement augmenté que de 7.7%, bien loin des gains de l’indice. Les investisseurs sont toujours tournés vers l’avenir, bien sûr. Alors peut-être que leur optimisme a été causé par leurs attentes pour 2014. Cela semble plausible en théorie, mais les faits sont assez différents. En décembre, les analystes n’ont cessé de réviser à la baisse leurs prévisions de bénéfice.
Un ralentissement de la croissance des bénéfices ne serait pas étonnant étant donné que les profits sont à leur plus haut en tant que proportion du PIB américain depuis la Seconde guerre mondiale [11]. Mais cela pointe vers une autre bizarrerie. Selon la meilleure mesure à long terme, le rapport cours-bénéfice [price-earnings ou p/e] corrigé des variations conjoncturelles (basé sur la moyenne des profits sur 10 ans), les actions américaines se transigent sur un multiple de 25.4, selon le professeur Robert Shiller de l’Université de Yale, bien au-dessus de la moyenne historique.
Pourquoi un ratio p/e plus élevé que la moyenne serait-il justifié ? Pour les actions individuelles, la réponse est claire : les entreprises à croissance rapide se transigent sur un multiple élevé par rapport aux bénéfices actuels parce que l’on s’attend à ce que leurs bénéfices futurs croissent fortement. Mais les entreprises américaines ne correspondent pas à ce modèle. Ils se négocient sur à un multiple élevé alors que les profits sont déjà historiquement élevés et que leur croissance semble ralentir.
L’explication la plus commune pour expliquer cette incongruité est que la politique monétaire est le moteur du marché des actions. Maintenir à un bas niveau tant les taux à court terme qu’à long terme oblige les investisseurs à sortir du marché monétaire et de celui des obligations en faveur du marché boursier [12]. En 2013, les fonds communs de placement à revenu fixe ont subi la première baisse de leurs encours depuis 2004.
La seule période en 2013 où le marché boursier a faibli fut au cours de l’été lorsque la Réserve fédérale a parlé de réduire l’ampleur de son soutien financier. En décembre, lorsque la Fed a effectivement annoncé le rétrécissement de ses achats d’actifs, les marchés avaient anticipé ces mauvaises nouvelles. L’ampleur de cette réduction était également fort modeste et la Fed, avec d’autres banques centrales, a précisé que les taux à court terme resteront bas en 2014.
Néanmoins, cela crée un autre casse-tête. Les banques centrales ont pesé sur tous le boutons en matière de politique monétaire, pas seulement sous la forme de mesures d’assouplissement quantitatif mais aussi de faible niveau des taux d’intérêt [13]. Au cours des trois premiers siècles de son existence, qui a vu déflation, dépression et guerres mondiales, la Banque d’Angleterre n’a jamais senti la nécessité de pousser les taux d’intérêt aussi bas qu’ils le sont maintenant. Cela suggère que les banquiers centraux sont très inquiets quant aux perspectives économiques pour leur pays [14]. Mais les investisseurs semblent convaincus que les économies peuvent récupérer et que les banques centrales vont maintenir les taux bas. Soit l’optimisme des premiers est dans le champ ou le pessimisme des derniers est exagéré.
Cette dichotomie suggère la possibilité de chocs en 2014. Peut-être la croissance économique va-t-elle décevoir ou les banques centrales veulent-elles signaler que leur soutien financier sera retiré plus rapidement que les investisseurs l’espèrent actuellement. Les marchés boursiers ont peut-être trop pris les devants l’an dernier [15].
Il y a aussi une menace venant d’une autre direction. Wall Street semble avoir bien mieux récupéré que Main Street. Les prix des actifs ont répondu vigoureusement tandis que les salaires réels ont été réduits. L’inégalité se creuse (voir la chronique Free Exchange ci-bas). Il n’est guère surprenant que les électeurs soient devenus mécontents, avec un bond à l’appui de la droite populiste en Europe et beaucoup de querelles partisanes à Washington. La combinaison d’un électorat en colère et de gouvernements nerveux peut conduire à des mesures politiques imprévisibles, une atmosphère qui n’est guère utile au milieu des affaires ou à la confiance des investisseurs [16].
Tous les hommes sont créés inégaux : revoir un vieil argument de l’impact du capitalisme
Chronique Free Exchange, The Economist, 4 janvier 2014 (ma traduction) [17]
L’inégalité est l’un des attributs les plus controversés du capitalisme. Au début de la révolution industrielle la stagnation des salaires et de la concentration de la richesse ont conduit David Ricardo et Karl Marx à remettre en question la viabilité du capitalisme [18]. Les économistes du XXe siècle ont perdu intérêt aux questions de répartition au milieu de la « grande compression » qui a suivi la Seconde guerre mondiale. Mais le resurgissement contemporain de l’inégalité a amené les nouveaux économistes à s’interroger, comme l’ont fait Marx et Ricardo, sur les forces empêchant les fruits du capitalisme d’être plus largement diffusés.
« Le capital au XXIe siècle » par Thomas Piketty, économiste à l’École d’économie de Paris, est un guide qui fait autorité sur la question. Le livre de M. Piketty, qui a été publié en français en 2013 et sera publié en anglais en mars 2014, construit consciemment sur les travaux de penseurs du XIXe siècle. Son titre est une allusion à l’opus magnum de Marx. Mais il possède un avantage qu’ils n’avaient pas : des données solides s’étendant sur deux siècles [19].
Le livre suggère que certaines idées reçues du XXe siècle étaient complètement erronées. Les inégalités ne semblent pas s’amoindrir dans les économies matures comme Simon Kuznets, économiste et prix Nobel, l’a soutenu dans les années 1950. Ni devrions-nous nous attendre à ce que la part du revenu qui revient au capital reste à peu près constante au fil du temps, ce qu’un autre économiste, Nicholas Kaldor, a prétendu être un fait essentiel de la croissance économique. M. Piketty affirme qu’il n’y a aucune raison de penser que le capitalisme inversera « naturellement » la montée des inégalités.
La pièce maîtresse de l’analyse de M. Piketty est le rapport entre le capital d’une économie (ou de façon équivalente, sa richesse) et sa production annuelle [20]. De 1700 jusqu’à la première guerre mondiale, le stock de richesse en Europe occidentale a plané à environ 700 % du revenu national. Au fil du temps la composition de la richesse a changé. La part des terres agricoles a diminué en importance tandis qu’a augmenté la proéminence des capitaux, usines industrielles, machines et la propriété intellectuelle [21]. Pourtant, la richesse s’est maintenue à un niveau élevé (voir le tableau, premier panneau).
Traduction :
Les crimes du capital ?
Le capital national en % du revenu national
Moyenne annuelle en %
Taux de rendement sur le capital
Taux de croissance mondial
[Note du traducteur : le panneau 2 comprend des prédictions jusqu’en 2100 qui sont ignorées, à juste titre, dans l’analyse du chroniqueur.]
Les économies d’avant 1914 ont été très inégales. En 1910, les 10% les plus riches des ménages européens contrôlaient près de 90 % de toute la richesse. Le flux des loyers et dividendes du capital causait une forte inégalité de revenu, le 10 % au sommet capturant plus de 45% de tous les revenus. Le travail de M. Piketty suggère qu’il y avait peu de signes d’un déclin naturel de l’inégalité lors du déclenchement de la Première guerre mondiale.
Les guerres et les dépressions entre 1914 et 1950 ont ramené les riches sur terre. Les guerres ont physiquement détruit des capitaux tout comme les nationalisations, la fiscalité et l’inflation tandis que la Grande Dépression détruisait les fortunes par des pertes en capital et par les faillites [22]. Pourtant, le capital s’est reconstruit et les propriétaires du capital ont prospéré une fois de plus. Depuis les années 1970, le rapport de la richesse au revenu a augmenté avec l’inégalité des revenus et les niveaux de concentration de la richesse sont proches de ceux de l’époque d’avant-guerre [23].
M. Piketty décrit ces tendances à travers ce qu’il appelle deux « lois fondamentales du capitalisme ». La première explique les variations de la quote-part de capital dans le revenu (par opposition à la part revenant aux salaires). Il s’agit d’une identité comptable simple : en tout temps, la part du capital est égale au taux de rendement du capital multiplié par le stock total de la richesse évalué en pourcentage du PIB [24]. Le taux de rendement est la somme de tous les revenus découlant du capital — loyers, dividendes et profits — en pourcentage de la valeur de l’ensemble du capital.
La deuxième loi est plutôt une règle empirique : sur de longues périodes et dans les bonnes circonstances, le stock de capital, en pourcentage du revenu national, devrait être à peu près égal au rapport au ratio du taux national d’épargne versus le taux de croissance économique [25]. Par exemple, avec un taux d’épargne de 8 % (à peu près celui de l’économie américaine) et une croissance du PIB de 2%, la richesse devrait passer à 400 % de la production annuelle, alors qu’une baisse de la croissance à long terme de 1 % cette dernière atteindrait 800% du PIB. Que ce soit là une « loi » ou non, le point important est qu’un taux de croissance plus faible conduit à des concentrations plus élevées de la richesse [26].
Selon le récit de M. Piketty, une rapide croissance, due à de forts gains de productivité ou à une augmentation de la population, est une force conduisant à la convergence économique. La richesse accumulée projette moins d’ombre économique et politique sur les nouveaux revenus générés chaque année. Et la croissance de la population est un élément essentiel de la croissance économique, représentant environ la moitié de la croissance du PIB mondial moyen entre 1700 et 2012. La croissance vertigineuse de la population et du PIB des États-Unis a érodé le pouvoir des vieilles fortunes tout en n’en créant de nouvelles [27].
Valeurs victoriennes
Un taux de croissance de la population à la baisse pousse la concentration de la richesse vers des niveaux victoriens, selon l’estimation de M. Piketty. Le ratio de la richesse au revenu est le plus élevé chez les pays aux prises avec un défi démographique comme l’Italie et le Japon (bien que les deux pays aient réussi à réduire les inégalités par l’impôt et les transferts de redistribution [28]). Fait intéressant, M. Piketty estime qu’un monde dans lequel le rendement du capital est constamment supérieur à la croissance est l’état plus « normal ». Dans ce cas, la richesse s’empile plus vite que croissent la production ou les revenus [29]. Le milieu du XXe siècle, lorsque la compression de la richesse se combinait à une croissance extraordinaire pour générer un interrègne égalitaire, fut l’exception à la règle [30].
Un taux soutenu de rendement supérieur au taux de croissance peut sembler irréaliste. Plus de capital il y a, plus son rendement devrait baisser : le millionième robot industriel ajoute moins à la production que le centième [31]. Pourtant, de façon surprenante, le taux de rendement du capital est remarquablement constant sur de longues périodes (voir tableau, deuxième panneau). La technologie en est en partie responsable. L’innovation, et la croissance de la production par personne, crée des opportunités d’investissement même si la diminution de la population réduit la croissance du PIB à près de zéro [32].
Les nouvelles technologies peuvent aussi faciliter la substitution des machines aux travailleurs humains. Cela permet au capital d’engloutir une part plus importante du revenu national, augmentant son rendement. Au milieu d’une nouvelle salve d’automatisation [33], les concentrations de richesse et les inégalités pourraient atteindre des sommets sans précédent mettant une touche de modernité sur un problème très XIXe siècle.
Une nouvelle grande braderie préparant le capitalisme vert ?
Le même chroniqueur, une semaine plus tard, peut-être pour corriger le tir, conclue en suggérant des mesures keynésiennes audacieuses et inusitées de la part d’une revue prônant le libre-échange :
« Le pire de la récession qui a suivi le désordre des subprimes est peut-être derrière nous. Mais les économistes réunis à Philadelphie [pour l’assemblée générale annuelle de l’Association des économistes des ÉU] insistent pour souligner que son héritage est toujours là sous la forme d’énormes charges de la dette, d’économies non compétitives et de niveaux élevés de chômage. Pour les économies avancées les dettes s’élèvent à leur plus haut niveau d’après-guerre… […]
« …les gouvernements devraient prendre des mesures plus énergiques, comme les économies riches l’ont fait lors des crises précédentes jusqu’à et y compris au lendemain de la Seconde guerre mondiale et comme, plus récemment, l’ont aussi fait les pays en développement. Mme Reinhart et M. Rogoff suggèrent une dépréciation de la dette et une “répression financière”, ce qui signifie l’utilisation d’une combinaison d’inflation et des contraintes modérées sur les flux de capitaux pour réduire les charges de la dette. […]
« Et Larry Summers, de l’Université de Harvard, a reconnu que l’inflation pourrait sortir l’économie américaine de sa “stagnation séculaire” mais a suggéré qu’un programme quinquennal d’investissement public ambitieux serait encore mieux. En bref, un énorme demi-tour était évident au milieu de la neige de Philadelphie. » [34]
À remarquer, cependant, que la page couverture de ce numéro, et son principal éditorial tout comme son dossier hebdomadaire, propose plutôt une seconde grande vague de privatisation, cette fois-ci des immenses inventaires immobiliers des États [35]. On comprend l’intérêt du capital financier, après la grande braderie du sauvetage des banques et de l’industrie de l’automobile laquelle a fragilisé la solvabilité des États, à réduire à un niveau acceptable l’endettement étatique. Comme on peut anticiper des ventes à rabais, il s’agirait d’une nouvelle braderie laquelle ne remettrait pas à zéro le compteur de la dette publique mais l’abaisserait suffisamment pour inaugurer une nouvelle vague de lucratif endettement public pour financer, par exemple, le capitalisme vert. En prime, le capital, par cet approfondissement de « l’accumulation par dépossession », accumulation primitive néolibérale, se doterait d’un stock de terrains et d’immeubles moins générateur de profits que de rentes foncières.
Plus ça change, plus c’est… pas tout à fait pareil. Plus le capitalisme néolibéral s’enfonce dans la crise, plus il substitue la rente aux profits. En témoignent l’importance accrue des développements immobiliers et de l’exploitation des ressources naturelles, particulièrement des énergies fossiles (et hydroélectriques au Québec). Plus nouveau, surgissent l’accaparement des terres agricoles aux dépens des paysans pour profiter de la montée des pris agricoles, celui des forêts sources de richesse génétique aux dépens des peuples indigènes (et au Canada/Québec, de richesses minières, pétrolières et hydrauliques), celui de la « propriété intellectuelle » aux dépens des scientifiques, des innovateurs et des artistes. Vient couronner le tout la recrudescence de la « tonte des coupons », couronnement du capitalisme financier, aux dépens du prolétariat et même des derniers des Mohicans que sont les capitalistes entrepreneurs.
Pourquoi alors ce coup de chapeau à Thomas Piketty, et à travers lui à Marx ? Les éditeurs de The Economist ne sont pas bêtes au point de ne pas comprendre que cette perspective d’économie rentière, une espèce d’économie post-capitaliste réactionnaire qui serait gouvernée par les forces de la droite populiste et répressive, risque de frapper un mur de résistance populaire. À moins d’accepter le risque de grandes guerres civiles et interétatiques à l’ère du nucléaire, des « armes de destruction massive » et de la crise climatique génératrice des grandes migrations, il faut bien envisager une politique de rechange qui soit une sorte de keynésianisme de droite lequel nécessite quand même une sérieuse limitation de la « tonte des coupons » au profit de rentables grands travaux publics appelés par le capitalisme vert. Il s’agirait donc de retarder l’échéance en redonnant une nouvelle vie au capitalisme par une nouvelle révolution industrielle combinant énergie verte, téléinformatique, génétique et nanotechnologie.
Une autre révolution industrielle ?
À travers une dynamique d’ondes longues chacune aboutissant à une crise existentielle faute de trouver à temps la parade adéquate à la baisse tendancielle du taux de profit, le capitalisme s’en est jusqu’ici tiré par ce qu’il est convenu d’appeler des « révolutions industrielles », en fait une combinaison de mue scientifique/technologique, de bouleversements des rapports sociaux, dont ceux nationaux et de genre, et d’arrangements institutionnels. La première, sur la base de la machine à vapeur alimentée au bois puis au charbon a uni, pour les produits de base, les régions nationales par les chemins de fer et le monde par le bateau à vapeur. En a résulté un système d’États-nations intrinsèquement capitalistes par la création d’un marché de la force de travail incluant femmes et enfants s’organisant en syndicats. Ce système d’États-nations était hiérarchisé par le degré de la transformation capitaliste de chaque État et tendait à être dirigé par un parlementarisme de propriétaires mâles organisés en partis.
La dynamique de l’accumulation du capital fit émerger de grandes sociétés d’actionnaires nécessitant, pour maintenir le taux de profit, le marché mondial afin de s’approvisionner en matières premières et de réaliser mais surtout de valoriser leur capital. Étouffant dans le cadre étroit de l’État-nation libre-échangiste bloqué par le protectionniste d’autrui, ces sociétés, à travers la grande crise de la fin du XIXe siècle, muèrent en monopoles/oligopoles en s’appropriant les technologies basées sur l’électricité et le moteur à explosion, alimentés tant au pétrole qu’au charbon. Cette nouvelle technologie rendit possible la production en série de produits standardisés mis en marché par un marketing de masse dont les journaux financés par la publicité dont la propagande politique plus tard du nazisme et du stalinisme fut un pâle et inefficace reflet. Ceux-ci devinrent un puissant moyen de modeler les pensées, avec l’école obligatoire, pour remplacer l’idéologie religieuse en perte de vitesse avec l’industrialisation-urbanisation.
Le système des États-nations se transforma en une dichotomie d’États impérialistes hiérarchisés / États (semi)-colonisés, les premiers achevant de conquérir le monde par de barbares guerres coloniales à l’avantage de ceux, tels la Grande-Bretagne et la France, qui avaient pris une longueur d’avance à l’époque du précapitalisme mercantile. Pour contrer la montante lutte des classes chez eux, les pays impérialistes apprivoisèrent les syndicats mâles par le salaire familial, une augmentation du salaire réel à valeur constante ou même moindre de la force de travail que permettait une brusque hausse de la productivité combinée au bon marché des produits coloniaux. Ce salaire familial reléguait les femmes à l’esclavage domestique sous la domination de l’homme et réduisait les prolétaires étrangers et de couleur, à l’intérieur de la nation mais aussi à l’extérieur, aux travaux marginaux misérablement payés, souvent en-dessous de la valeur de la reproduction de la force de travail.
Une fois le monde divisé entre eux, la même dynamique expansionniste amena les puissances impérialistes à s’affronter face à face dans des guerres mondiales important la barbarie des guerres coloniales sur les champs de bataille eurasiatiques et d’Afrique [36]. En émergea une nouvelle crise existentielle du capitalisme, soulignée par la grande crise des années 1930, que résolue la Deuxième grande guerre mondiale une fois vaincue la montée révolutionnaire inaugurée par la révolution bolchevique. Cet échec crève-cœur s’explique, en dernière analyse, tant en Allemagne après la Première guerre mondiale qu’en Grèce, en Italie et en France après la Deuxième, par l’incapacité du prolétariat des pays impérialistes, gangrené par le sexisme, la xénophobie et le racisme et son corollaire, la mâle collaboration nationaliste de classe, à prendre le relais des grandes révolutions des pays périphériques, en particulier celles en Russie et en Chine acculées à l’ultra-bureaucratique et despotique « socialisme dans un seul pays ».
Cette collaboration de classe, poussée à fond lors des « trente glorieuses », atténua momentanément l’antagonisme de classe aux dépens :
• de l’aggravation de la contradiction humanité / nature, au point de menacer par le consumérisme [37] l’équilibre écologique de la terre-mère par les crises du climat et de la biodiversité ;
• de celle de la contradiction femme / homme en les intégrant au marché de la force de travail tout en leur imposant la double journée de travail, mal payée et précaire d’une part et gratuite de l’autre, malgré son atténuation par le développement lucratif des appareils électroménagers trônant dans des bungalow avec automobile privée à la porte et des services publics, dorénavant réduits et privatisés ;
• de celle des contradictions nationales sur la base d’une militarisation permanente des pays impérialistes favorisant la multiplication des guerres chaudes, civiles et interétatiques, chez les pays dépendants et réduisant les indépendances nationales en néocolonialisme.
Si la lutte des classes y a gagné en prometteuse diversité suite à la montée des luttes écologiques, féministes et anti-impérialistes, ce peu glorieux renoncement à la révolution a gravement affaibli et même corrompu le prolétariat, en grande partie syndiqué, en particulier son noyau central producteur de plus-value. Lors du soulèvement du mouvement Occupy/Indigné (et du printemps érable québécois), ce prolétariat central n’était pas au rendez-vous, pas plus que lors du grand soulèvement argentin du début du siècle. La passivité relative du prolétariat producteur de plus-value lors des grands soulèvements populaires de l’Amérique andine, sauf à sauver le régime Chavez de la grève patronale du pétrole, explique en bonne partie l’enlisement de ces régimes dans un capitalisme national antiaméricain. Si sa mobilisation a permis les victoires superficielles égyptienne et tunisienne du mal nommé printemps arabe — dans les pays dépendants, le prolétariat n’a bien souvent à perdre que ses chaînes — il n’a pas encore été capable de renverser les régimes en place et encore moins le système.
Le dilemme de la grande peur
La déchéance puis l’effondrement du socialisme réellement existant, ce « socialisme dans un seul pays » des révolutions vaincues, ersatz évacuant l’essentiel internationalisme et dont la social-démocratie dans un seul pays est la pâle copie à vernie démocratique, a ouvert les vannes de la remise en cause du compromis / compromission des trente glorieuses. Sonnant la trompette du retour au « capitalisme pur » dit néolibéral, les bourgeoisies du monde, pays dépendants et émergents compris, sous l’égide du capitalisme financier centré à Wall Street et à la City et mettant momentanément leurs rivalités sous le boisseau, règlent son compte au prolétariat dépourvu de solution de rechange. La lourde superstructure de partis et de syndicats capitule sans combat tout comme elle l’avait fait en 1914 en Europe et en Amérique et, en 1933, en Allemagne à quelques exceptions près. La mise en compétition, par les accords de libre-échange forçant déréglementation, libéralisation et privatisation, du vaste prolétariat des ex économies néostaliniennes réintégré dans le marché global avec celui du vieux capitalisme impose la norme chinoise à un mouvement syndical et politique incapable de riposte internationale.
Les résistances à la mise à niveau dans les pays du (vieil) impérialisme, en Europe du sud, en France, au Québec, sont l’objet d’attaques en règle pour que ces pays rallient le peloton de cette course sans fin vers le fond du baril. Les conditions de vie du prolétariat grec, mais aussi ceux des ÉU et de l’Allemagne, annoncent la fusion avec celles des pays émergents lesquels se font souffler dans le cou par une ribambelle de nouveaux venus dont les conditions de vie font apparaître comme paradisiaques celles décrites par Émile Zola et Charles Dickens. La demande solvable mondiale, malgré un endettement généralisé que la « grande récession » a à peine ralenti, croît trop lentement pour réaliser le taux d’accumulation qu’exigent des profits pléthoriques. Par défaut, ces derniers s’engouffrent de plus belle dans les bulles spéculatives à ce point gourmandes qu’il faut y ajouter une énorme création monétaire pour maintenir à flot la pseudo gigantesque valeur de ce capital fictif [38].
Ce défaut de demande solvable envenime de plus en plus les contradictions inter impérialistes au prorata de l’affaiblissement de la superpuissance étasunienne. Il ne faut cependant pas vendre la peau des ÉU trop vite tellement ceux-ci rétablissent leur compétitivité, soutenus par le dollar et leur puissance financière et économique, aux dépens de leur prolétariat et de leur environnement au point d’être devenus le fer de lance de la (faible) croissance du vieil impérialisme pendant que ralentit la croissance des pays émergents. En résulte un durcissement des guerres et interventions néocoloniales derrière lesquelles se profilent un affrontement entre le vieil impérialisme et celui qui tente d’émerger. Cette perspective guerrière et austère sur fond nucléaire et de menace de rupture écologique, de plus en plus réelle mais dont aucun dirigeant n’a cure, cause craintes et tremblements tant chez le 1% que chez le 99%. Le miracle du capitalisme vert sortira-t-il de la cuisse du capitalisme financier une fois remis de son indigestion rentière ? Le prolétariat retrouvera-t-il le fil conducteur de l’internationalisme révolutionnaire pour exproprier banques et monopoles afin de construire une société autogérée de plein emploi écologique ?
Tel est le dilemme de la grande peur. L’issue de ce dilemme dépendra de l’aboutissement de la grande lutte de classe, initiée en Amérique latine, de la Grèce au monde arabe en passant par l’Europe du Sud à moins que les grandes masses asiatiques prennent le relais une fois constatée le cul-de-sac social et écologique du « rêve américain » (et que le prolétariat québécois donne cette orientation à sa lutte pour l’indépendance nationale avant que sa jeunesse, dégoûtée par l’identitarisme xénophobe du PQ, la rejette, tâche à laquelle ne s’attelle pas Québec solidaire). Une défaite à plate couture aboutira au néofascisme, une victoire au plein emploi écologique. Entre les deux, à peut-être quelque chose comme le monde gris et manipulé décrit par les romans 1984 de George Orwell ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
Marc Bonhomme, 19 janvier 2014
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca