La rencontre des Vietnamiens avec l’Occident européen (Phương Tây : l’ouest, l’occident) est relativement ancien, elle remonte au 16e siècle et la venue en Europe de Vietnamiens convertis au christianisme date du 18e siècle mais si des traces existent, elles n’ont pas été systématiquement relevées ni étudiées. L’évangélisation fut l’œuvre des missionnaires européens ; jésuites portugais et français, dominicains espagnols et prêtres de la Société des Missions étrangères de Paris, indépendamment de la domination politique imposée par les Occidentaux. Néanmoins, si l’on n’en est qu’au stade des interrogations et des recherches, une question se pose d’emblée : comment les Vietnamiens se représentaient-ils la nouvelle religion venue du Phương Tây ? Qu’est ce qui les attirait dans le message des Évangiles ? À “l’âge des impérialismes“ (19e et 20e siècle) l’Occident devint envahissant, au propre comme au figuré. Dans la péninsule indochinoise, les conquérants qui imposèrent leur joug politique, économique, social et culturel furent les Français, Pháp, qui, à l’époque coloniale, étaient désignés par le mot générique de Tây. La domination coloniale induisit l’amalgame de la religion chrétienne et de la tutelle française et la question posée plus haut prit une dimension nouvelle.
Edward Saïd a voulu démontrer l’entrelacement de l’orientalisme en tant que discours et de l’ impérialisme comme processus d’expansion et de conquête. L’appréhension intellectuelle et imaginaire de l’Orient appelait une inversion dans ce que l’on peut appeler l’occidentalisme. Les visions et les opinions des Vietnamiens qui entrèrent en relation avec la France, mais en dehors de l’espace colonial, ont-elles configuré un occidentalisme ?
Đi Tây : qui et dans quelles circonstances ?
En 1839, le roi Minh Mạng inquiet des pressions de plus en plus fortes exercées par la Grande-Bretagne et la France sur l’empire chinois, s’attendait à ce que les Français viennent frapper à la porte de son royaume. Il dépêcha à la cour du roi Louis Philippe une ambassade de quatre personnes sous la conduite du mandarin Tôn Thất Thừơng. Elle ne fut pas reçue par le « roi des Français » faute de présenter des lettres de créance et nous n’en possédons pas le compte-rendu du côté vietnamien (ceci ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu). Seuls les journaux français L’Armoricain et le Moniteur universel (novembre 1840 et janvier 1841 ) en parlèrent.
En 1864, le royaume Đại Việt, réunifié par Gia Long en 1802 sous le nom de Việt Nam, était encore indépendant, mais les Français avaient conquis trois provinces méridionales (dans le Lực Tỉnh) depuis 1858. L’empereur Tự Đức envoya à Paris à Madrid et à Rome une ambassade conduite par Phan Thanh Giản (1796-1867) , pour négocier la rétrocession de ces territoires , d’elle nous sont parvenue les premières observations. En 1905, pour gagner l’élite mandarinale à sa cause, le gouvernement français organisa des séjours de mandarins viêt et khmer en France , il s’agissait de détourner les Viêtnamiens du « Voyage à l’Est », Đông Du, qui conduisit des centaines (environ 300 en 1905 selon un indicateur de la Sûreté indochinoise,) de jeunes gens au Japon où le lettré résistant Phan Bội Châu les rassemblait autour du « prétendant au trône d’Annam », le prince Cừơng Để.
De 1889 à 1894 puis en 1900, plusieurs mandarins visitèrent la France : Vũ Văn Bao , Nguyễn Trọng Hợp, Vũ Quang Nhạ, Hoàng Trọng Phu, Từ Đàm et Đăng Văn Nhã. Il s’agissait de visiteurs passagers et reçus officiellement. De 1905 à 1909, le gouverneur général Paul Beau créa la “Mission scientifique permanente des mandarins indochinois en France” où les séjours plus longs , au moins trois mois, furent des stages d’observation et d’étude. C’est aussi Paul Beau qui fonda officiellement l’Université de Hanoï en 1907( création formelle et partielle car ce n’est qu’entre 1937 et 1941, que ses établissements d’enseignement supérieur méritèrent l’appellation de facultés ). Ces initiatives relevaient d’un objectif politique global : détourner les Indochinois de l’attirance du modèle japonais de modernisation et sortir l’élite vietnamienne de la matrice culturelle chinoise.
En 1908, lorsque le gouvernement japonais expulsa les étudiants vietnamiens, en vertu d’accords passés avec le gouvernement français, le flux migratoire fut inversé et le « Voyage à l’Ouest », Tây Du, se substitua au précédent. Ceux qui firent ce voyage le justifièrent et en laissèrent des récits parfois détaillés, les témoignages se firent plus nombreux et explicites. La guerre de 1914-1918 fut un moment fort où les « visiteurs » arrivèrent en grand nombre sur le sol de la métropole impériale : 42 922 tirailleurs et 49 180 travailleurs entre 1915 et I919, une minorité de volontaires mais la majorité sans aucun doute mobilisés-réquisitionnés (les militaires) comme le furent les 211 359 tirailleurs Sénégalais et Malgaches, 267 000 Nord Africains. Ils avaient été précédés par des intellectuels qui se groupèrent autour de deux personnalités : le lettré et ex-mandarin Phan Chu Trinh et l’avocat Phan Văn Trương. Ensuite, la population étudiante (des lycées, facultés et écoles professionnelles) passa de 177 en 1924 à 1 700 en 1929, elle succéda aux contingents ouvriers et militaires qui furent rapatriés chez eux à la fin de 1919.
La Seconde guerre mondiale (1939-1945) fut un deuxième temps fort , bien que la capitulation de la France devant l’Allemagne coupa court à l’envoi de contingents vietnamiens qui se limitèrent à 8 000 tirailleurs et 20 000 ONS (ouvriers non spécialisés) alors que le ministre des colonies Georges Mandel en avait demandé 75 000. Il n’en resta que 15 000, les autres ayant été rapatriés immédiatement après l’armistice.
Quelles visions, quelles opinions individuelles ou collectives furent exprimées et recueillies ? Certes, elles dépendaient de l’origine sociale, du niveau culturel mais elles étaient, avant tout, le fruit des motivations et des buts des voyages entrepris (qui ont pu changer en cours de route ou pendant le séjour d’une durée plus ou moins longue) qu’il s’agisse de requis ou de volontaires. Elles portèrent aussi les marques de l’accueil reçu, du traitement matériel et moral qui leur fut réservé collectivement et individuellement (cf. le chapitre 5 dans Kim Loan Vu-Hill)
Comment les connaissons nous ? Journaux de voyage, recueils de souvenirs, récits de vie furent publiés dans la presse périodique ou édités en brochures. Il faut leur ajouter la transposition littéraire (romans, poésie, théâtre) des expériences vécues par des écrivains francophones reconnus (Nguyễn Manh Từơng, Nguyễn Tiên Lang, Phạm Duy Khiêm, Phạm Van Ky…). Une des sources les plus intéressantes est la correspondance des travailleurs et des tirailleurs interceptée par le Contrôle postal pendant la « Grande guerre », Mireille Lê Văn Hô l’a utilisée dans sa thèse de l’École des Chartes (1986) : Un milieu porteur de la modernisation, les travailleurs et les tirailleurs indochinois en France pendant la guerre 1914-1918. La thèse est consultable à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) , sur le campus de Nanterre-Paris X. L’auteure en a fait un livre - sous presse - (2014) aux éditions Vendémiaire. La thèse de Kim Loan Vu-Hill qui a exploité intensivement les fonds Slotfom des Archives nationales et qui est fondée sur une analyse solide et convaincante de la conjoncture économique et financière de l’après-guerre 14-18, n’a pas été traduite en français.
Des souvenirs de travailleurs survivants de 1939-1945 ont été écrits ou recueillis dans les vingt dernières années : il faut les lire en étant conscient qu’ils sont inscrits dans la vague mémorielle revendicative émanant de groupes ethniques, religieux et professionnels (les anciens combattants africains par exemple) et qu’elles ont une visée symbolique et politique. Le film Công Binh de Lam Lê, s’inspirant du livre de Pierre Daum, Immigrés de force… s’inscrit dans ce mouvement mémoriel mais rassemble des témoignages dont la sincérité et l’émotion compensent – heureusement - la sauce idéologique où baigne le récit filmographique.
D’une vision l’autre
Les observations évoluent d’une description générale et superficielle à une vision plus large et une opinion à la fois réfléchie et approfondie sur la France et les Français. L’évolution du rapport à la France du Second empire à la Troisième république, s’étend sur 80 ans où les acteurs et témoins de ces rencontres dévoilent leur être culturel mais aussi leurs interrogations, leurs aspirations d’un moment qui les conduisent à rompre avec leur milieu et leur éducation originelles.
Phạm Phú Thứ qui était l’adjoint de Phan Thanh Giản, révèle la prégnance de son éducation confucéenne lorsqu’il apprécie le cérémonial protocolaire de la cour de Napoléon III et la solennité de la réception qui est faite aux mandarins mais on le sent surpris et sans doute réprobateur de la présence des femmes dans les réceptions et des déplacements officiels et aussi, le fait que les fonctionnaires ne revêtent pas leur habit de fonction dans la vie ordinaire pour se distinguer de la masse de la population. En un mot, le mandarin de haut rang observe, et, sans doute, regrette-t-il, que les différences hiérarchiques, y compris entre hommes et femmes, ne soient pas visibles dans le paysage social [1], il semble prisonnier de sa formation traditionnelle et conservatrice. Néanmoins, on ne peut s’en tenir uniquement à ce qu’il écrit car il y a dans ce journal de voyage un non dit qui apparait après le retour de PPT dans son pays : c’est l’admiration que ressentait ce mandarin à l’égard de la modernité occidentale dans son registre matériel, scientifique et technique. Avant son ambassade, il était déjà gagné au courant réformateur, partisan de réformes de l’éducation, de l’économie , de l’administration du royaume. Il se retrouvait sur les mêmes positions que le lettré catholique Nguyễn Trừơng Tộ et le mandarin Buì Viện (1839-1878) que l’empereur Tự Đức dépêcha auprès du président américain Ulysse Grant pour contrebalancer la pression des Français. Il concevait la mise en œuvre de ces réformes à la manière chinoise c’est à dire en associant l’esprit de la culture confucéenne (philosophique et moral) aux sciences et aux techniques occidentales. Une fois revenu au pays, PPT entreprit, dans les hautes fonctions administratives qu’il occupa, la réforme des ports maritimes, du commerce, de la fiscalité, de l’enseignement avec, présent à l’esprit, tout ce qu’il avait vu et noté dans son séjour en occident.
Entre le moment où commence la conquête et le moment où la domination française est bien assise ou apparaît comme telle – 1897, fin de la résistance armée vietnamienne et 1908, insurrection antifiscale dans le centre Annam – le mouvement réformiste prend son essor dans tout le pays sous diverses appellations : Duy Tân/modernité, Minh Tân/Lumière nouvelle (# Meiji) qui couvrent plusieurs initiatives culturelles et économiques d’une grande portée politique prises par des lettrés du nord, du centre et du sud : le Đông Kinh Nghĩa Thục (École de la Juste cause ) mais également la Société d’Enseignement mutuel du Tonkin [2]. Il est le fruit d’une convergence de l’influence des réformateurs chinois, Kang Yeouwei et Liang Qichao mais aussi de l’action des lettrés retour des « Missions scientifiques permanentes » comme Trần Tấn Bình qui fit des conférences pour appeler ses compatriotes à se laisser guider par la France sur la voie de la modernisation [3].
Le soulèvement antifiscal qui secoua les provinces centrales en 1908 fut imputé aux lettrés du mouvement réformiste. Ce mouvement de grande ampleur fut réprimé de façon extrêmement sévère par les autorités coloniales : déportations aux bagnes de Lao Bao et de Poulo Condor, condamnations à la peine capitale et exécutions (celle de Trần Quý Cáp), déciment les rangs des lettrés réformistes [4] (Lương Văn Can, Huỳnh Thúc Kháng, Phan Chu Trinh, parmi beaucoup d’autres ). Phan Chu Trinh s’était fait remarquer par une lettre qu’il avait adressée au gouverneur général Paul Beau où il dénonçait l’archaïsme et la corruption du mandarinat ainsi que la dégénérescence de la monarchie « protégée », accusant indirectement mais de façon virulente le protectorat autrement dit le régime colonial français. Fait exceptionnel, la lettre fut publiée dans le t.VII du BEFEO. La diatribe de PCT se référait aux idéaux de la république française traduits par sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité et que le régime colonial contredisait et démentait complètement. Ce faisant, PCT révélait sa vision de la France, fille d’une révolution libérale et démocratique. Cette opinion de la France fut conforté chez PCT par ce qui lui arriva en 1908 : accusé d’être l’instigateur de la révolte, il fut condamné à mort puis, sa peine commuée, il fut rélégué au bagne sur l’île de Poulo Condor. Des amis français et la Ligue des droits de l’homme obtinrent qu’il vint séjourner en France (en 1911) où il bénéficia d’une pension, où il fut libre de se déplacer et d’exprimer ses opinions. Ce qui ne l’empêcha pas d’être accusé de complot avec l’Allemagne au moment où la guerre éclata en 1914, sous le prétexte qu’il avait reçu une lettre du prince Cừơng Để de passage en Allemagne. Emprisonné à la Santé tandis que son ami et allié Phan Văn Trừơng l’était à la prison militaire du Cherche Midi (parce que, citoyen français, il avait été mobilisé), ils furent libérés tous deux en 1915, sur l’intervention de la Ligue des droits de l’homme notamment de l’avocat socialiste Marius Moutet. Cependant, le gouvernement français cessa de verser la pension à PCT qui dut gagner sa vie comme retoucheur photographe.
D’un occidentalisme l’autre
Néanmoins, Phan Chu Trinh et le cercle [5] qui gravita autour de lui jusqu’en 1925, bien qu’en butte à la surveillance et aux tracasseries policières et administratives, voulurent croire à l’idéal des libertés et des droits républicains. Leurs convictions étaient confortées par la sympathie et le soutien d’une partie de l’opinion mais aussi de la population [6]. Cette représentation d’une France à la fois idéelle et réelle était présente chez un certain nombre de colonisés instruits, comme les Malgaches Jean Ralaimongo (qui fonda le parti communiste à Madagascar) et Samuel Stephany (tous deux combattants volontaires en 14-18) qui militèrent pour une naturalisation de masse et participèrent à l’Union Intercoloniale aux côtés de Nguyễn Aí Quốc et de Nguyễn Thế Truyền. Il est nécessaire de rappeler que l’Union qui éditait son journal sous le titre Le Paria, était né de la fusion de l’Association des patriotes annamites et de la Ligue française pour l’accession des indigènes de Madagascar aux droits du citoyen français.
Phan Chu Trinh lui même postula pour la citoyenneté française et il espéra qu’elle serait accordée aux travailleurs et aux soldats « annamites » qui étaient venus sacrifier leurs vies pour la France en guerre. Son espoir déçu fut partagé par l’auteur d’un article paru dans le journal La Tribune indigène [7] qui rappela la dette de sang contractée par la France vis à vis des Indochinois :« Pour nous indigènes, ce serait une grave erreur que de croire ces compatriotes tirailleurs ou ONS, qui ont risqué leur vie sur les plaines de Champagne ou sous les murs de Verdun, qui ont combattu en Grèce ou en Serbie, qui ont fabriqué de la poudre ou construit des avions, auront été assez payés par les quelques dizaines de piastres qu’ils ont reçues ou par la maigre pension de retraite qu’ils ont obtenue des pouvoirs publics. Ces compatriotes, vaillants collaborateurs, ont acquis là bas […]un titre à la reconnaissance de la patrie française pour ses fils adoptifs d’Annam… ».
Selon Kim Loan Vu-Hill, après la « grande guerre », l’attente déçue des anciens combattants et travailleurs fit place au ressentiment chez beaucoup d’entre eux. Et , selon cet auteur, la crise sociale et morale qui les frappa fut le facteur principal de la montée des revendications nationales dans la fin des années 1920 et le début de la décennie 1930.
En attendant, les « Cinq dragons » se rendirent à l’évidence qu’après la victoire de 1918 et quoiqu’il advint, la France ne renoncerait pas à ses colonies et n’abolirait pas le régime colonial. Ils convinrent qu’ils seraient plus utiles pour la cause de leur patrie et qu’ils pèseraient davantage sur sa destinée en y retournant.
Donc, ils se séparèrent en quittant la France, PCT, PVT, NAN rentrèrent au pays en 1925 en emportant avec eux la double image exemplaire d’une France berceau de la révolution de 1789 et mère des droits de l’homme. Au pays, ils poursuivirent leur combat pour y faire triompher les valeurs républicaines, ils le firent en choisissant la voie réformiste, par l’activité journalistique et pédagogique, le militantisme légal et juridique : c’est le sens qu’il faut donner à la phrase de NAN « de France nous vient l’oppression, de France nous vient la libération ». NTT les rejoignit plus tard.
Ils furent précédés par Nguyễn Aí Quốc qui choisit la voie révolutionnaire en participant à la fondation du parti communiste français à Tours, en 1920, puis en rejoignant la Troisième Internationale à Moscou, en 1923. Il emporta avec lui la même image de la France berceau des droits de l’homme mais certainement aussi, l’image de la révolution de 1792, la « deuxième révolution française » dont la révolution bolchevique se présentait comme la légataire et la continuatrice.
Tous ces hommes s’étaient créé l’image d’un Occident émancipateur, berceau de la philosophie des Lumières et théâtre des révolutions atlantiques, auquel ils se référaient pour libérer leur pays du joug colonial. Leurs convictions génératrices d’action peuvent être qualifiées d’occidentalisme mais, tandis que l’orientalisme (selon E. Saïd) coïncide avec le désir de conquête, le discours occidentaliste « comparable au discours tiers-mondiste, n’est le plus souvent qu’une stratégie de défense » [8], on peut ajouter : une stratégie de contestation et de libération. Cet occidentalisme contrairement à ses expressions fictionnelles, ne verse pas dans l’essentialisme, il est un alliage d’idéologie et du principe de réalité où le croire n’oblitère pas le voir.
L’Occident est pluriel et contradictoire
Les réalités occidentales, en premier lieu les réalités françaises, ne sont pas univoques : les sociétés et leur organisation politique, les croyances religieuses et les mentalités offrent un spectre large qui rend possible les comparaisons, les références, les adhésions et les rejets.
Les comparaisons sont spontanées : ceux qui débarquent en France sont très sensibles aux contrastes et aux antagonismes de la société française métropolitaine. Lorsqu’il arriva à Marseille en 1911, l’homme qui prit bientôt le nom de Nguyễn Aí Quốc exprima son indignation à la vue des prostituées qui montaient sur le bateau dès qu’il avait accosté mais encore son plaisir étonné de s’entendre donner du « monsieur » lorsqu’il commanda un café dans un bistrot. Entré au service d’un riche bourgeois du Havre, il se sentit de plein pied avec le personnel domestique dont la cuisinière, lunatique mais gentille, lui mitonnait des petits plats de temps en temps et où une mignonne femme de chambre lui apprit à parfaire son français. Lorsqu’il monta à Paris en 1919, il vit des vieillards nécessiteux fouiller les poubelles pour se nourrir, des filles qui faisaient le trottoir pour pourvoir aux besoins de leurs familles [9]. Un mandarin volontaire en 14-18, croisa lui aussi des « prostituées, des mendiants, des vieillards ramasseurs de mégots » mais, ajoute-t-il, « la France est un pays où le riche et le pauvre, le paysan , le commerçant, le fils d’ouvrier et le fils de mandarin sont égaux… » [10]
Pendant la Grande guerre, des dizaines de milliers de compatriotes de NAQ observent les mêmes paradoxes : « ici les gens sont aimables et bons. Ils ne sont pas durs et méprisants comme chez nous » [propos souvent répété]. Selon le contrôleur postal, « ce contraste rendra plus insupportable le traitement qu’ils subiront lorsqu’ils reviendront dans leur pays[…]Ils acquièrent aussi la conscience que l’ouvrier, le laboureur, le domestique, le coolie existent chez nous comme chez eux ». Et le contrôleur Lacombe ajoute que les souvenirs de liaisons avec les femmes françaises « mettront fin à la déférence qu’ils doivent aux coloniales [les Françaises de la colonie] » [11]. À la fin de la guerre 14-18, des actes d’hostilité allant jusqu’à l’agression physique à l’égard des Indochinois dans certaines localités furent le fait de “poilus” retours du front qui reprochèrent aux travailleurs « planqués » d’avoir profité de leur absence pour séduire leurs femmes ou leurs filles. Nguyễn Văn Ba, blessé au front et hospitalisé dans le Puy de Dôme, raconte dans une de ses lettres, qu’un homme de son village, « un coolie », se faisait passer pour fils de mandarin pour obtenir la main de la fille d’un fermier des environs. Vingt trois ans plus tard, en 1940, avec d’autres camarades, un élève de l’École pratique des Métiers de Hanoï, se porta volontaire pour la France non par amour de la « mère patrie » mais par soif de changement et d’aventure et, ajoute-t-il, « avec franchise, afin de coucher avec des Françaises » [12]. Avant qu’il ait eu le temps d’aller s’inscrire au bureau de recrutement, la France capitula et Phạm Duy ne connut la France que beaucoup plus tard et en famille.
Dans l’été 1940, à l’approche des troupes allemandes, une compagnie d’ONS vietnamiens (250 hommes) qui travaillaient à la poudrerie d’Oisel (banlieue de Rouen) fut abandonnée par son encadrement français qui, profitant de la nuit, emporta tout le ravitaillement dans l’unique camion de la compagnie. Les ONS marchèrent vers le sud sous la direction des sept interprètes dont l’un, Lê Hửu Thọ, nous a laissé ses souvenirs [13]. Ainsi, de Rouen à Amboise, deux cent cinquante nhà quê, venus de l’Annam, traversèrent « l’étrange défaite » en cheminant dans le flot de l’exode. Ils entrèrent en contact avec les réalités du moment : s’ils subirent l’agression verbale de Français déboussolés et démoralisés, qui les accusaient d’être responsables de leurs malheurs (!?), en revanche, à chaque étape, ils furent bien accueillis par les autorités locales qui mirent à leur disposition logement et nourriture, et par les dames bénévoles de la Croix rouge qui leur fournirent soins et réconfort. Dans les journées ensoleillées de ce bel été 40, ils furent émerveillés par la prospérité des campagnes et par le spectacle des paysans occupés à moissonner leurs récoltes (comme ils faisaient là bas, chez eux) au point de se dire (selon Lê Hửu Thọ) « comment est il possible qu’un peuple aussi travailleur et un pays aussi riche puisse perdre la guerre ? ».
Des expériences de terrain comme celle là révélèrent aux Vietnamiens l’universalité de la condition humaine et de certains comportements. Déjà en 1924, le catholique Jacques Lê Văn Đức qui se rend en pèlerinage en Terre sainte, s’arrête à Naples qu’il visite et où son « œil indiscret remarque avec plaisir que dans beaucoup de maisons et de petits ateliers, se dresse à la place d’honneur, un autel devant lequel brûle une lampe pieuse. C’est tout à fait comme chez nous en Annam, où l’autel est au milieu de la maison » [14]. Ces rencontres et la familiarisation avec les occidentaux les conduisirent également à relativiser leur condition de dominés et, en même temps, à ne pas accepter le statut d’inférieurs que la domination coloniale leur imposait. D’autant que les circonstances, en 1940 par exemple, dévoilèrent les contradictions , les faiblesses et la lâcheté de ceux qui se posaient en maîtres supérieurs et infaillibles tels lofficier et les sous officiers qui encadraient les ONS d´Oisel.
Dans un autre occident, lorsque Nguyễn Tất Thanh alias Hồ Chí Minh, employé de bateau, fit escale aux États Unis (1913) il découvrit la ségrégation raciale et les lynchages perpétrés par le Klux Klux Klan ; en Angleterre (1914-1918) il pleura en apprenant la mort en prison du maire irlandais de la ville de Cork, en grève de la faim contre la domination britannique : il y avait donc des Blancs qui subissaient l’oppression coloniale ! [15] Dans un autre registre, le mandarin Phạm Quỳnh en visitant Reims en 1922, découvrit que les Allemands, « peuple chrétien », avaient volontairement détruit à coups de canon la cathédrale, chef d’œuvre de l’art gothique, haut lieu de l’histoire de France et de la chrétienté médiévale [16] ; il jugeait incompréhensible cet acte barbare. Phạm Quỳnh était un partisan convaincu de la collaboration vietnamo-française mais, en même temps, il était critique vis à vis de la culture moderne et urbaine occidentale, il désirait préserver les traditions confucéennes, familiales et monarchiques menacées par l’enseignement laïc et républicain. Dans la France qu’il visita, il assista à des réunions de l’Action française et il ne cacha pas sa sympathie pour la doctrine de Charles Maurras.
Deux récits de vie récemment publiés nous en disent plus long sur la rencontre Orient-Occident que tous les ouvrages publiés dans trois décennies de l’entre deux guerres mondiales. Les deux Vietnamiens, l’un militaire et l’autre civil, sont venus volontairement en France pendant la première et la seconde guerre mondiale. En dépit et contre la forte opposition de leurs familles respectives, ils se sont unis à des femmes françaises et ils ont fait souche. Leurs itinéraires se sont inscrits dans le paysage social français au prix d’une rupture avec le pays d’origine et même avec leurs familles, ce qui pour un Vietnamien de cette époque, était impensable. Les trois témoignages mettent en lumière le rôle de médiatrices des femmes dans ces rencontres entre deux mondes initialement étrangers l’un à l’autre mais qui révèlent des valeurs, des sensibilités et des comportements partagés. Leurs vies furent des miroirs de la complexité de la société , de la psychologie et de l’histoire de la France impériale [17].
Dans les rapports des Vietnamiens à l’Occident, la recherche d’un modèle d’évolution et le retour sur soi se combinèrent pour créer un prisme à travers lequel les lettrés, les intellectuels, les artistes et les gens du commun forgèrent un complexe de représentations où s’entremêlaient le voir, le croire et l’agir, le ressentiment, l‘admiration et l’amour.
Pierre Brocheux
Annexe 1
Nhất Linh, fondateur et chef de file du groupe littéraire et artistique Tự Lực Văn Đòan, séjourna en France de 1927 à 1930 pour s’initier au journalisme, aux arts plastiques mais aussi pour y faire des études scientifiques : il obtint une licence ès sciences. Ce n’est qu’en 1935 qu’il écrivit et publia le journal de son séjour. Il y tient la chronique de la vie de ses compatriotes étudiants qui vivaient « en popote », les Français sont, pour ainsi dire, invisibles. Aussi, le passage qui suit est-il inattendu, il est le seul où l’auteur relate une rencontre avec une jeune française qui faisait le ménage dans les chambres des étudiants, c’est pourquoi sa remarque vaut la peine d’être mentionnée .
« La fée
[……] en écoutant mademoiselle Lina parler, je méditais sur le niveau culturel des personnes qui exerçaient le métier de domestiques et de serviteurs. En conversant avec elle, je sus clairement qu’elle avait une instruction élémentaire certes, mais comme d’autres personnes, elle lisait des livres, des journaux et se tenait au courant de tout ce qui se passait dans son pays. Bien que cette demoiselle accomplissait des tâches qui, dans notre pays, la classeraient au bas de l’échelle sociale, je devais la traiter sur un pied d’égalité, lui parler courtoisement comme à une demoiselle de bonne famille »
extrait de DI TY, p. 71, édition de Sống Mới, Californie, sans date
Annexe 2
Le sergent Lê Văn Nghiêp tombe amoureux de Jeanne Vidal, institutrice dans l’Aube, il obtient de rester en France et de se marier avec elle. Son transfert de l’armée coloniale dans une unité métropolitaine lui vaut d’être rétrogradé au rang de simple soldat mais il dit son bonheur dans une lettre adressé à un ami de Marseille :
« […] Dans quelques jours, je quitterai Castres d’un cœur joyeux et en sachant que mon avenir sera rempli de souvenirs de ma chère fiancée. Oui, Loulou sera mienne bientôt. Nous avons lutté ensemble. Pendant plus d’un an nous avons souffert, nous avons versé beaucoup de larmes dans le seul but : nous marier. Elle a beaucoup pleuré à cause de moi. J’ai trahi mon pays mais j’ai juré fidélité à notre amour. Ni la différence de races ni les méchancetés n’ont pu me séparer de ma bien-aimée »
Lettre de mars 1918, extraite du Contrôle postal, NF 227, CAOM, Centre des archives outre-mer, Aix en Provence. Citée par Kim Loan Vu-Hill, op.cit. p.111
SOURCES
XVIIIe et XIXe siècle :
1. Phi-Li-Phê Bỉnh, Sách Sổ sang chép các việc (Chronique de la vie quotidienne et de la société portugaise fin du 18e et début du 19e siècle) . L’auteur décrit la société portugaise en la comparant avec celle des Vietnamiens. Philippe Binh (1759-1830), un jésuite Vietnamien se rendit au Portugal en 1796 pour demander au roi du Portugal d’intervenir auprès du pape qui , lors de la « querelle des rites » avait interdit le culte des ancêtres chez les catholiques d’Extrême-Orient.
J’ai trouvé cette information sur le site internet Chim Việt Cành Nam O1/O1/2012 sous la plume de Nguyễn Thị Chân Quỳnh qui ne cite qu’un court extrait du livre de P.Bỉnh. NTCQ se réfère également à un écrit du lettré catholique Trương Vĩnh Ký dit Petrus Ky : Algunas reflexiones de su viaje por Europa dont le lieu d’édition n’est pas précisé. Il serait aussi l’auteur de Nhựt Trình đi sứ Lang-sa (Journal d’un voyage en France). TVK fut l’un des deux interprètes de l’ambassade de Phạm Phú Thứ.
2. Phan Thanh Giản, Relations d’un voyage diplomatique en 1873, Saigon,1916 (traduction de Tây Phu Nhât ky)
3. Phạm Phú Thứ, Nhật ký đi Tây, NXB Đà Nặng 1999
4. Vũ Văn Bao, Ký suu Tây hành Nhật ký (1899-1890), j’ignore si ce rapport a été traduit en quốc ngử et publié, je n’ai pas pu le localiser.
XXe siècle :
5. Đăng Văn Long, Lính Thợ ONS (Hanoï, 1996)
6. Daum Pierre, Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France (1939-1952), Actes Sud, Arles, 2009. Une enquête journalistique accompagnée de vingt cinq fiches individuelles d’ONS survivants.
7. Do Dinh Pierre, “Le Grand Tranquille” , éditions Les Cahiers de la Jeunesse, Nhatrang, 1927. Un long poème sur sa conversion au christianisme.
8. Dzu Lê Liễu, Les enfants des Trois Kỳ, documentaire filmée sur les ONS restés en France après la guerre mondiale, 1996 .
9. . Hồ Chí Minh, “Những đức tinh của ngừơi Pháp” (les belles qualités des Français) in Tòan tập IV (Œuvres complètes) p.410-411. Texte attaché aux “Notes de voyage,1946”.
P.Brocheux en cite un extrait dans Hô Chi Minh. Du révolutionnaire à l’icône, p.179-180 , Payot, 2003.
10. Lê Hửu Thọ, Itinéraire d’un petit mandarin, Paris, 1997.
11. Lê Tuê Henri, Amour, Lutte et Liberté, éditions Amalthée, Nantes.
12 . Lê Văn Đức Jacques, Vers la France. Notes de voyage par un Annamite, Quinhon, 1928
– À travers l’Allemagne, la Belgique et l’Angleterre. Impressions de voyage d’un Annamite, Quinhon, 1922.
13. Nhất Linh, Đi Tây, Saigon, 1960. Originellement publié en feuilleton par le journal Phong Hóa en 1935, réédité en Californie, sans date. Il en existe une traduction anglaise éditée par G. et M. Lockhart dans la revue australienne East Asian History 8, 1994. Nhất Linh, nom de plume de Nguyễn Tương Tâm, fit partie de la mouvance nationaliste Việt Nam Quốc Dân Đảng/ Đại Việt. Hô Chi Minh lui donna le portefeuille des Affaires étrangères (sans aucun pouvoir de décision) dans son premier gouvernement. Replié au Sud Vietnam, il fut accusé de complot par le gouvernement Ngô Đình Diệm, il se suicida avant son procès, en 1963, à deux mois de la chute de Diệm.
14. Nguyễn Văn Thanh, Saïgon-Paris. aller simple. Elytis, Bordeaux, 2012.
15. Nguyễn T., Les Cahiers de … annoncés mais deux ou trois feuillets seulement furent publiés dans le journal L’Aurore du 6 au 11 janvier 1946.
16. Phạm Duy, Hội Ký, t. I : Thời âu-vào đời (Mémoires t.1 : l’enfance et l’entrée dans la vie), Californie, 1994.
17. Phạm Duy Khiêm, De Hanoï à la Courtine (septembre 1939-juin 1940), Hanoï 1941.
Frère aîné du musicien Phạm Duy, PDK fut le condisciple du poète Léopold Sedar Senghor et de Georges Pompidou à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris ; il s’engagea volontairement dans l’armée française en 1939 « revendiquant ainsi un nouveau droit à l’égalité ».
18. Phạm Quỳnh, Pháp du hành trình Nhất ký, 1922. Réédité en ligne sur Diển Đàn lịch sử Việt Nam 07.07. 2011.
(http://lichsuvn.info/forum/showthread.php?t=4167)
19. Trần Dân Tiến (Hồ Chí Minh), Những Mẫu Chuyện về họat đông Hồ chủ tịch, traduction française dans le recueil collectif Avec le président Hô, Éditions en Langues étrangères, Hanoi, 1970.
20. Thiêu Văn Muu, Un enfant loin du pays, Lyon, 2003.
21. Trần Văn Tung, Rêves d’un campagnard Annamite, Paris, 1940.
Archives et Travaux
Cette liste ne contient pas les documents et ouvrages cités en notes infrapaginales
1. Archives nationales, Centre des archives d’Outre-mer (Aix en Provence)
fonds Slotfom I, III, IV, V et X.
Archives nationales CARAN, Paris : fonds F7 13405, 14795, 15644
2. Angeli Pierre, Les Travailleurs indochinois en France pendant la Seconde guerre mondiale, Paris, 1946.
3. Brocheux Pierre : “Une histoire croisée : l’immigration politique indochinoise en France, 1911-1945”, Hommes et Migrations 1253, janvier–février 2005, p. 26-38.
4. Kim Loan Vu-Hill, Coolies into Rebels. Impact of World War I on French Indochina, Paris, Les Indes savantes, 2011.
5. Rives Maurice, “1939-1954, Les travailleurs indochinois en France”, Hommes et Migrations 1175, 1994, p.24-29.
6. Rives Maurice, Les militaires indochinois en Europe, 1914-1918, site de l’A.N.A.I.
7. Trân Nu Liêm Khê, “Les travailleurs indochinois en France de 1938 à 1948”, Bulletin du Centre d’Histoire contemporaine de l’Université Paris X- Nanterre, 1988