Comme en chaque début d’année, Bloomberg a publié son classement des milliardaires du monde. Ils sont 300 et pèsent un total de 3 700 milliards de dollars, enregistrant une progression de 16,5% (soit 524 milliards supplémentaires) par rapport à l’année dernière. Au-delà des commentaires que suscite un tel chiffre, partagés entre l’admiration crédule de la presse capitaliste et la déploration d’une gauche convertie au social-libéralisme, ce chiffre soulève la question de savoir comment les plus fortunés parviennent à accroître leur capital suivant un taux de trois à quatre fois supérieur à celui de la croissance économique mondiale qui tourne bon an mal an autour de 4 à 5% par an.
L’accumulation par dépossession
Répondre à cette question implique de saisir le fonctionnement d’une économie de la dépossession, car les 524 milliards supplémentaires qui viennent s’ajouter dans les portefeuilles de ces milliardaires ne proviennent ni du ciel, ni de la part croissante de richesses créées. Ils proviennent de ce qui a été enlevé aux uns pour être attribué à d’autres.
Il s’agit donc d’un processus « d’accumulation par dépossession » (David Harvey [1]) qui repose sur une redistribution des richesses, non par la vertu entrepreneuriale de l’innovation et du risque, ni par les effets supposés d’une concurrence accrue sur les marchés comme le soutiennent les partisans du capital, mais par une lutte des classes inversée dans laquelle les très riches pillent les peuples et les territoires à leur profit. Warren Buffet, quatrième fortune mondiale avec ses 60,3 milliards de dollars, ne disait rien d’autre lorsqu’il déclarait à un journaliste du New York Times en 2006 qu’il y a bien une lutte des classes en cours, mais que c’est sa classe, la classe riche, qui la mène et qui en tire profit.
Des dépossédés dans les pays capitalistes développés
Qui sont les victimes dans cette guerre en cours ? Les États, les peuples, les anonymes qui forment ceux que le mouvement Occupy désignait comme les 99%. La dépossession qui enrichit les plus grandes fortunes est intimement liée aux effets de la crise capitaliste depuis 2008.
A travers le monde, des actifs (terrains, immeubles, terres, entreprises, brevets, etc.) subissent en raison de la crise une dévaluation prononcée et changent de propriétaire. En Europe, les plans d’austérité et les récessions ont suscité la destruction de pans entiers des droits sociaux des travailleurs en Europe du Sud, la Grèce étant le cas le plus emblématique de ces processus. Ceux qui n’ont que leur travail pour vivre voient leurs salaires chuter et les impôts prélevés augmenter, alors que les anciens subissent des réductions dans leurs pensions de retraite. Le chômage de masse, la pauvreté et la misère sociale exercent leur pression permanente à la baisse sur les salaires et les conditions de travail.
Le FMI, l’Union européenne et la Banque centrale européenne ont obligé la Grèce à vendre plusieurs de ses entreprises publiques, certaines de ses îles et deux terminaux portuaires du Pirée pour rétablir l’équilibre budgétaire dans les finances publiques. Ces ventes, comme celles du patrimoine de la ville de Detroit dans le Michigan, ont été des braderies organisées par le grand capital à son profit. La crise chronique du système de santé du Québec et la hausse des frais de scolarité dans les universités, à l’origine du printemps québécois, s’inscrivent dans le même processus de dépossession de droits et d’actifs publics qui forment un ensemble de biens communs.
Des dépossédés dans les pays en développement
Ailleurs, dans le pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil et la Turquie, l’urbanisation accélérée procède par des expropriations déguisées sous forme de transferts de propriétés ou de droits d’usage, par des indemnisations d’un niveau dérisoire. Dans le Sichuan, province de l’intérieur de la Chine, le Courrier international (4-10 avril 2013) révélait que pour une ferme indemnisée à yuans/m2, les autorités publiques touchaient une somme de 640 yuans/m2, et le promoteur 6 900 yuans/m2 lors de la mise en vente de ses villas luxueuses. Un calcul rapide permet de voir que la terre du paysan en question vaut, après expropriation, plus de 700 fois la somme d’argent qu’il a touchée à titre d’indemnisation.
Dans d’autres pays en développement, la dépossession prend la forme de la violence organisée par l’État contre les travailleurs, comme c’est le cas au Cambodge et au Bangladesh, véritables bagnes usiniers du textile mondialisé. Il n’est pas anodin qu’au même moment où Bloomberg publiait son classement, trois manifestants étaient abattus vendredi le 3 janvier à Phnom Penh par la police : ils réclamaient avec leurs camarades une hausse de salaire et des droits.
Enfin, la multiplication des milliards des milliardaires telle que le classement Bloomberg la représente semble aussi pure et miraculeuse que l’Immaculée conception du dogme catholique. La réalité s’avère moins pure. Cette accumulation est indissociable de l’exploitation et de la destruction du patrimoine naturel planétaire qui nourrissent la crise écologique en cours, ce que rappellent sans cesse les sables de schiste de l’Alberta, le réchauffement climatique mondial et la réduction de la biodiversité terrestre.
Faisant main basse sur ces actifs dévalués, sur les droits sociaux des peuples, sur les ressources fiscales des États et sur le patrimoine naturel de l’humanité, les firmes capitalistes dominantes qui alimentent les grandes fortunes à l’échelle mondiale, peuvent bénéficier de sur-profits grâce à l’exploitation renouvelée de ces ressources par leur mise en circulation dans le système économique. Les vies brisées, les États spoliés et les dégâts environnementaux qu’elles laissent derrière elles sont un hors-champ capitaliste, laissé à la charge des peuples.
Leçons politiques de l’économie capitaliste
De sorte que les remarques de Marx dans Le Capital (1867) à propos de la naissance du capital – qui vient au monde en suant le sang et la boue – et sa reproduction – qui a pour corollaire la destruction des deux sources fondamentales de toute richesse, le travailleur et la nature – ne relèvent pas d’un XIXe siècle révolu, mais de notre époque.
Elles sont une partie intégrante de la modernité capitaliste née au nord-ouest de l’Europe et au nord de l’Italie entre le XVe et le XIXe siècle. Pourtant, comme l’a montré l’historien Fernand Braudel [2], une des conditions de possibilité de cette « accumulation par dépossession » en cours, est l’identification du capitalisme avec l’État.
Rompre ce lien, imposer un autre partage des richesses, protéger les « biens communs » de la collectivité et faire triompher la démocratie sur le règne sans loi du capital, voilà les axes d’un programme socialiste et démocratique affiché par tous les mouvements d’émancipation au cours des vingt dernières années à l’échelle de la planète entière.
Dimitris Fasfalis