Nadia et les hippopotames sort le 22mars au cinéma, demain. C’est un moment étrange, l’action est suspendue, d’une certaine façon il est trop tard. Je pense aux personnages du film comme à des personnes qui attendent dans le noir avant d’entrer en scène, de naître.
L’image du film est faite auprès des professionnels, des journalistes, des exploitants... Tout n’est pas joué pour autant, il reste au public à s’approprier le film, à lui donner une sorte de réponse. Dans sa géniale inventivité, la langue a donné à la somme d’actes anodins et secrets qui conduit dans une salle de cinéma le nom de public. Je crois que c’est ce mouvement-là que j’aime par-dessus tout au cinéma, la transmutation des désirs, les allers-retours entre le public et le privé. Choisir avec toute sa subjectivité des visages, des corps, des ambiances, et que ces choix deviennent une part de ce qui circule dans l’espace public. C’est une grande chance d’avoir cette possibilité. Heureusement, on ne peut l’exercer qu’en la partageant, en invitant des acteurs, puisqu’on ne fait de bon cinéma qu’avec des êtres vivants. Ariane Ascaride, Maryline Canto, Thierry Frémont, Philippe Fretun, Olivier Gourmet, Pierre Berriau, en vous regardant donner corps à ce film, je pensais à la confiance mutuelle qu’il faut pour raconter ensemble une histoire toujours fragile avant d’exister. Vous avez donné une part de votre vie à Nadia, Jean-Paul, Serge, Claire ! Salut ! Je vous aime quoiqu’il arrive ! Vous êtes beaux. Vous avez le cœur grand, vous êtes capables de déplaire et d’aimer.
Cette confiance, elle ressemble à celle dont nous avons besoin pour tenter de penser la politique. En réalisant ce film, je pensais à transmettre de la force. Il faisait froid et je voulais filmer de la chaleur, c’était la nuit et je voulais que l’image soit colorée. Dans la dépression de la gauche, faire le compte de ce qui compte : l’égalité, les copains, le désir, la chaleur, la beauté de l’invention... Faire le compte de ce sur quoi on peut compter et évidemment, il va falloir compter sur les hippopotames. On nous veut flexibles, malléables, ils risquent de nous trouver coriaces, pleins mais aussi méchants le cas échéant, capables de charger à 100 à l’heure. La résistance n’est pas seulement au cinéma, elle est aussi dans la rue, dans le cœur de n’importe qui. On ne sait jamais ce qui va arriver. Il me semble que c’est ce qui sépare fondamentalement la gauche et la droite. Ne pas confondre l’ordre établi et un ordre naturel. Mettre la pensée à la place du destin.
Quel est le mouvement qui conduira les spectateurs à aller voir Nadia et les hippopotames, ce film-là et pas un autre ? Quel était mon mouvement quand j’allais au cinéma à quatorze ans, sans connaître les noms des films ni ceux des cinéastes ?
C’était le désir d’une rencontre émotionnelle. Aller au cinéma pour chercher le contact avec d’autres, l’auteur, les acteurs, les personnages, les spectateurs silencieux autour de moi. C’est toujours des autres et de futur dont il est question au cinéma, de ce qui se joue sur le visage et dans le cœur d’êtres vivants. S’il y a un trajet dans ce film, c’est celui qu’il y a dans la tension entre le goût et le dégoût de la vie, entre la rupture du contact avec le monde et la redécouverte du langage. Dans l’aliénation « soft » où nous vivons, ce qui dévore les vies s’appelle vide, dégoût de soi, perte du sacré, marchandisation des rapports intimes. Il faut tenter d’échapper à la haine de soi, à la haine de l’autre, trouver le geste, le mot juste, attendre le hasard qui permettra de naître. Là réside le sublime dans le quotidien, dans cette acceptation et dans la lumière de chaque instant, la beauté du monde. C’est au cinéma qu’échoient la réflexion et la célébration du quotidien, c’est le seul art qui fait de la conversation « ordinaire » sa matière.
Comment décrire mieux le rapport que je perçois entre la politique, l’amour et le cinéma ? C’est le mot « arrachement » qui me vient à l’esprit. Un arrachement à ce qui est. Arrachement et incarnation. Il n’y avait rien, il y a quelque chose. Il y avait la répétition, l’idéologie dominante, la solitude. Il y a de l’invention, de l’amitié, des mots qui se comprennent, des gestes qui se répondent. On sent bien que dans une grève, dans un mouvement social, circule à certains moments quelque chose de l’amour. On s’en souvient longtemps.
Dans l’amour, la communication des inconscients, des peaux, des êtres, qui fait percevoir le geste que va faire l’autre, ce qu’il désire sans le savoir, la forme qui se dessine à peine dans son esprit, il s’agit de plonger ses mains dans le courant même de la vie et donner une forme à ce qui vient.
C’est le même mouvement profond que le cinéma. On dit « moteur ». C’est un saut dans l’inconnu, avec d’autres. Dire « moteur ». Quelque chose de vivant et de neuf va arriver par l’intermédiaire des comédiens, des techniciens, de ceux qui sont là. Ils ne sont peut-être pas d’accord sur tout, mais ils respirent le même air au même moment, il est possible de mettre ensemble les forces, les inconscients et de créer quelque chose, ici et maintenant. N’est-ce pas ce à quoi travaillent ceux qui croient à la politique et à la démocratie ? C’est le matériau que nous avons voulu manier en faisant Nadia et les hippopotames. Les correspondances entre l’intime, les histoires d’amour, de vie, de sentiments de chaque personnage et la grève. Dire l’individuel et le collectif, le singulier et le social, la pluralité et le public, dans le trajet des personnages et le mouvement de 1995. C’est par le refus d’abdiquer la place de sujet que commence une vie digne d’être vécue et que la politique prend vie. Nadia, l’emmerdeuse, la RMiste râleuse, en cherchant ce jour-là, dans les piquets de grèves, le type qui lui a fait un gosse, produira sans le savoir de minuscules hasards, des accidents décisifs qui ébranleront les vies autour d’elle, car s’il est vrai que le lot commun est la séparation, chaque vie, par d’invisibles circulations, est liée à toutes les autres.