La zone portuaire du Pirée et plus loin le chantier de Skaramangas étaient des fleurons de l’industrie navale grecque et occupaient de nombreux salariés. Suite à la privatisation du port, l’organisme de droit public qui le gérait a été remplacé par une entreprise chinoise. Celle-ci refuse d’appliquer les conventions collectives et emploie du personnel dans des conditions précaires. Quant aux chantiers de Skaramangas, ils ont été découpés en plusieurs unités acquises par des compagnies étrangères hostiles aux syndicats et promptes à faire appel à la police antiémeute. Les conditions salariales se sont dégradées et les mesures de sécurité sur les lieux du travail laissent à désirer. En 2008 dix ouvriers, qui manipulaient des matières dangereuses dans un atelier de réparation de bateaux à Perama, ont perdu la vie lors d’un incendie.
Une longue histoire précède cette situation. Jusqu’à la fin du 19e siècle, Le Pirée et Athènes formaient deux villes à part, reliées entre elles par un train électrique très populaire. Les terrains encore agricoles qui les séparaient ont été affectés peu à peu à la construction de logements modestes pour accueillir de nombreux paysans. Désertant un village montagnard ou une île, ils espéraient trouver du travail à la capitale et s’y installer. L’urbanisation s’est intensifiée durant les années vingt, avec l’arrivée massive de réfugiés grecs provenant d’Asie Mineure. Les baraques en bois, dans lesquels on les avait installés tant bien que mal, n’ont disparu qu’en 1968. Keratsini, Perama, Drapetsona sont devenus des quartiers d’une densité extrême. Au fur et à mesure que la Grèce s’industrialisait, de nombreuses entreprises se sont implantées dans la région, la proximité de la mer et des ports constituant un grand atout pour le transport des marchandises produites et pour le débarras des eaux usées. Aux cimenteries, fabriques d’engrais et de plâtre, tanneries, usines de tabac et de textile se sont ajoutées depuis une vingtaine d’années des multinationales pétrolières. En somme, toute une palette d’entreprises avec des activités hautement polluantes, qui déversaient en plus les eaux usées directement dans la mer.
Les quartiers de Keratsini, Drapetsona et Perama ont une riche tradition de luttes syndicales et sociales. Tout comme leurs parents et grands-parents, les salariés qui ont encore un emploi sont syndicalisés ; le PAME (syndicat proche des communistes) est très influent. Durant l’occupation allemande, leurs habitants furent parmi les premiers à adhérer à l’EAM, le Front de libération, et plus tard à l’ELAS, son bras armé. Un groupe de l’ELAS menait des actions de sabotage sur les bateaux qui travaillaient pour les Allemands, un autre aidait des soldats antifascistes italiens à s’enfuir, un troisième avait la tâche de veiller sur les infrastructures et les entreprises d’intérêt public. En janvier 1944, alors que la guerre était pratiquement gagnée par les Alliés, les Anglais jugèrent bon de préparer « l’après-libération » et bombardèrent sans merci les quartiers populaires, pour ruiner, tuer, intimider et affaiblir les forces susceptibles de construire une Grèce socialiste. De leur côté, juste avant de quitter la Grèce en octobre 1944, les Allemands décidèrent de laisser un dernier souvenir à ce peuple insoumis : démolir les usines et installations vitales pour l’économie, les réseaux ferroviaires, les jetées du port, les dépôts d’essence, les minoteries. Préparés à cette éventualité, les quinze militants de l’ELAS réussirent, au péril de leurs vies, à déjouer le plan de destruction. Aujourd’hui, une place centrale de Keratsini abrite la statue du combattant d’ELAS, sur une stèle sont gravés les noms des militants tombés lors de la bataille de « l’Ilektriki ».
Les ennemis d’aujourd’hui
Mais voici que de nos jours, septante ans plus tard, de nouveaux collabos grecs gouvernementaux ont ouvert la porte à d’autres ennemis. Ceux-ci ne portent pas de bottes, mais évoluent en costard, ont pour armes des attachés-cases et pour munition des lap-top remplis de recettes d’austérité. La croix gammée sert cette fois d’emblème aux néonazis grecs d’Aube Dorée. Son discours populiste trouve des oreilles réceptives dans ces quartiers ouvriers touchés de plein fouet par le chômage. Le parti brun arrive même à recruter dans ces bastions de la gauche, où Grecs et immigrés se côtoient. Pour contrecarrer le racisme naissant, différents groupes s’activent sur le terrain, de jeunes artistes essayent de rapprocher les deux communautés par la culture. Pavlos Fyssas, un rappeur de 34 ans, le faisait par sa musique jusqu’à la nuit du 17 au 18 septembre dernier, quand il fut tué en pleine rue, l’assassin présumé étant un employé au bureau d’Aube Doré. Deux mille personnes ont assisté à son enterrement et scandé ses chansons. Rebaptisée suite à une décision unanime du conseil municipal, l’avenue où eut lieu le crime s’appelle maintenant avenue Pavlos Fyssas.
Une épicerie sociale dans une école
Dans le quartier de Kerastini, la 1re Ecole primaire spéciale, qui compte 40 élèves handicapés et souvent en situation de pauvreté, a décidé de mettre en place une épicerie sociale à l’intérieur de l’école pour distribuer de la nourriture en soutien aux familles très pauvres. Un programme d’alimentation légère quotidienne pour les enfants et un autre de distribution hebdomadaire d’aliments pour les familles ont ainsi été mis en place. « Cette initiative n’a rien à voir avec la charité ; il s’agit de solidarité active, de bénévolat, de prise en charge de besoins du prochain et de contribution au bien‐être de la communauté », souligne le directeur de l’école, Evangelos Stoforos. Celui-ci a lancé un appel international de solidarité, en demandant à toutes les bonnes volontés de pourvoir aux besoins des élèves à travers des dons d’aliments, des produits de nettoyage ou des jouets.
Anna Spillmann