La jeune femme aux cheveux courts s’époumone dans son micro : « Je rappelle aux participants qu’ils s’inscrivent en leur nom propre dans les groupes de travail et qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. Nous ne sommes pas là pour qu’on nous manipule ». Sous les applaudissements, chacun s’efforce de regagner le groupe qui l’intéresse. Les six groupes désignés brandissent des affichettes : groupe pour les médias, groupe pour la formulation des revendications… Les autres parleront de coopération, de logistique, etc. « La formation des revendications, c’est sérieux, reprend la jeune fille. Il nous faut des juristes. Quant à ceux qui ne veulent pas entrer dans un groupe, rendez-vous demain ici à 17h30. D’ici là, qu’ils profitent de leur dimanche et du beau temps. » Il faut dire que le temps s’est mis à l’unisson de ce printemps bosniaque : en cette mi-février, il fait presque 20 degrés et le soleil réchauffe les cœurs et les corps.
Les Sarajéviens qui protestent depuis onze jours contre la corruption, les bas salaires, et l’aggravation de leurs conditions de vie redécouvrent la pratique de la démocratie directe. A l’instar de ce qui s’est passé à Tuzla, la vieille ville industrielle en capilotade d’où est parti le mouvement social, un « plénum des citoyens » se tient depuis mercredi dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Ses réunions sont quotidiennes et ouvertes à tous.
Ce dimanche, quelque 50 personnes se sont inscrites dans le groupe pour la formulation des revendications, une vingtaine dans celui pour les médias. C’est ce dernier qui aura désormais affaire aux journalistes, un rude travail après toutes les horreurs balancées contre « les vandales et les hooligans » qui ont incendié le 7 février la présidence de la fédération par des médias peu scrupuleux et souvent aux ordres. « Bien sûr que ce n’est pas bien de mettre le feu aux immeubles, mais sans cela, personne n’aurait fait attention à nous. Maintenant on en parle dans le monde entier », explique Djenita, une vétérinaire au chômage, qui ne manque pas une seule manif.
LIMITATION DES SALAIRES DES RESPONSABLES POLITIQUES
Le mouvement se veut sans leader, sans porte-parole. « L’idée qui est partie de Tuzla est de permettre que s’expriment des gens qui n’ont jamais eu la parole, et qui n’ont jamais été entendus », explique Valentina, une féministe italienne mariée à un Bosniaque qui s’est beaucoup investie dans le démarrage du plénum. Chaque soir, des dizaines de personnes s’inscrivent pour parler devant le millier de personnes que rassemble chaque réunion du plénum. « J’ai pris les armes adolescent, mais je ne me suis pas battu pour cet Etat-là », dit l’un des participants qui appelle les vétérans des guerres ex-yougoslaves des années 90 à se raccrocher au mouvement.
« Je travaille au tribunal et je peux vous dire que c’est une entreprise familiale », dit une autre en soulignant que le procureur a placé une de ses sœurs au parquet et une autre en tant que juge. « Je propose que chaque politicien en fonction verse 2% de son salaire pour soigner les enfants démunis », lance un autre.
En quatre jours, le plénum a déjà reçu plus de 1 000 propositions et revendications qu’il fera suivre aux responsables du canton de Sarajevo. La Bosnie d’après guerre est divisée en deux entités : la republika srpska qui est un Etat centralisé, et la fédération divisée elle en dix cantons croates et bosniaques musulmans. Ce système, issu des accords de paix de Dayton de 1995, fait de la Bosnie-Herzégovine un Etat particulièrement coûteux. « Mais ce n’est pas cela qui est remis en question. Ce n’est pas Dayton qui est responsable des privilèges que s’octroient les politiciens, ou des privatisations entre amis », dit Valentina. Pour ne pas être accusés de faire le jeu d’un groupe ethnique ou d’un autre, le plénum a donc décidé de s’adresser aux autorités locales, celles du canton. Dix autres villes ont déjà créé les leurs, dont Mostar, où Croates et Bosniaques se sont réunis autour d’objectifs communs.
A Tuzla, le plénum a demandé et obtenu que le parlement local supprime le droit des anciens élus à toucher leur salaire pendant une année suivant la fin de leur mandat. La même revendication est avancée par le plénum de Sarajevo. Parmi les demandes les plus fréquentes, et qui ont déjà été soumise au vote des présents, figurent la nomination d’un gouvernement non-partisan d’experts et la limitation des salaires des responsables politiques à deux salaires moyens. « Un politicien ne peut pas gagner 6 000 marks convertibles (3 000 euros) quand des retraités touchent 120 KM (60 euros). Sans compter qu’ils ne payent souvent ni leur essence, ni leur électricité », souligne un participant.
Déjà le besoin de faire des sous-groupes se fait sentir. Les uns parleront de la santé, d’autres de l’éducation, ou des transports, bref de tout ce qui fait la vie quotidienne et qui fout le camp. « Je sens que nous sommes en train d’écrire l’histoire », dit Valentina. Avec un grand H, naturellement.
Hélène DESPIC-POPOVIC envoyée spéciale à Sarajevo