Avec son milliard d’utilisateurs à travers le monde, son deuxième rang dans le podium des sites web les plus fréquentés, son bénéfice net annuel de 1,5 milliard de dollars en 2013, Facebook est manifestement devenu, en dix ans d’existence, un fait incontournable dans le monde du XXIe siècle. Que faut-il en penser sur le plan politique, en termes de relations de pouvoir entre citoyens, classes et groupes sociaux ?
Une représentation libérale du monde
Une telle question contourne les impasses moralisantes des condamnations conservatrices à gauche et à droite à propos d’une supposée régression culturelle qu’incarnerait Facebook aujourd’hui, ou encore à propos de l’individualisme égo-centré que susciterait son utilisation.
Un premier aspect politique de Facebook concerne la représentation que nous avons du monde dans lequel nous vivons. Facebook a en effet favorisé par son succès mondial l’adoption d’un point de vue politique sur le monde d’aujourd’hui. Comme l’illustre avec force le planisphère des connections des utilisateurs de Facebook en 2010 (cf. ci-dessous), le monde semble être fluide, traversé par des échanges multiples canalisés au sein de réseaux distincts tout en étant inter-connectés, un monde organisé suivant une trame décentralisée dotée de multiples centres.
La constellation des relations des 500 millions d’utilisateurs de Facebook, représentée par des filaments lumineux dans l’espace mondial, en 2010.
Source : http://geeko.lesoir.be/2010/12/15/une-carte-de-la-constellation-facebook/
La représentation du monde par Facebook se présente donc comme le prolongement d’une autre représentation dominante du monde depuis 1989 : la chute du Mur de Berlin. L’une et l’autre sont les deux faces d’un même imaginaire libéral qui projette une vision d’un monde désormais libre, transparent et fluide où dictatures, bureaucraties et oppression ont été évincées par des communautés d’individus libres et autonomes.
Les quelques trente années – et leur cortège de guerres, de persécutions et de fanatismes, d’impérialisme et de misère – qui nous séparent de la chute du Mur soulignent cependant à quel point ce point de vue libéral sur le monde est partiel et, somme toute, erroné. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel publiait ces lignes dans son éditorial concernant l’affaire d’espionnage de la NSA révélé par Edward Snowden : « Depuis que Snowden a levé un pan du voile sur les rouages de la NSA, il est clair qu’il ne s’agit là que d’une (petite) partie de la vérité. La surveillance, désormais avérée, de l’Union européenne ou d’un sommet des plus importantes nations du monde, cela n’a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. (…) Les prétentions du mégaservice d’écoute américain trahissent plutôt une tendance au totalitarisme. » [1] Nous voilà donc revenus, semble-t-il, aux horreurs du XXe siècle, loin du monde « aplati » et sans barrières que voudraient nous faire voir les penseurs libéraux comme Thomas L. Friedman. [2]
Le hors-champ de Facebook
Par conséquent, non seulement Facebook véhicule un fausse image de la planète mondialisée mais il occulte dans un vaste hors-champ un monde qui demeure en partie incompatible avec la logique marchande de la mondialisation en cours.
Quel est ce monde ? Il s’agit d’une part des 5 milliards d’hommes et de femmes qui ne sont pas connectés à internet, c’est-à-dire les exclus de la fracture numérique qui forment la majorité de la population mondiale. En 2010, selon les données de la Banque mondiale, dans la majorité des pays du monde, le pourcentage de la population formé par les utilisateurs d’internet ne dépassait pas 35%. En Asie du Sud (Inde, Bangladesh, Sri Lanka, Népal), les utilisateurs d’internet ne représentaient en 2010 que 6 à 15% de la population. Selon les mêmes données, le continent africain demeure le moins connecté, avec des pays ne dépassant pas les 15% d’utilisateurs d’internet au sein de leur population. [3]
D’autre part, Facebook a participé à la transformation de l’espace public par la privatisation de ce dernier qui est allée de pair avec sa tendance à la dé-territorialisation. Des îlots de communautés connectées les unes aux autres ont vu le jour grâce, entre autres, au réseau Facebook, dépassant ainsi les barrières physiques de la distance et de l’espace, et s’émancipant de leur environnement proche (quartier, résidence, pays, culture). Il est plutôt normal aujourd’hui, dans le pays développés et les grandes villes du monde, de partager plus de choses avec ses amis sur Facebook qu’avec ses voisins. Organisés suivant leur réseau social, les utilisateurs de Facebook ont ainsi produit un entre-soi social reproduisant les clivages des sociétés où ils vivent tout en affaiblissant les liens sociaux pré-existants comme les liens de proximité, de solidarité et de parenté. Les réseaux sociaux tels que Facebook semblent donc inséparables de la reconfiguration de l’espace public au cours des vingt dernières années, consacrant la neutralisation politique des acteurs institués de la société civile (comme les syndicats, les partis et les associations), au profit des entreprises et d’une culture de masse marchandisée.
Usages subversifs de Facebook
Mais l’usage de Facebook comme réseau social a aussi montré qu’il peut faire l’objet d’un usage détourné et subversif, pour remettre en cause l’ordre établi, et en défense de la quête collective de liberté. En témoigne l’histoire de Khaled Saïd en Egypte. Ce jeune informaticien d’Alexandrie (28 ans), fréquentant Space.net, un cybercafé local, a eu le malheur d’avoir protesté contre son arrestation par des policiers en civil le 6 juin 2010. Il en est mort. Quelques semaines avant la révolution de la place Tahrir qui devait balayer Hosni Moubarak du pouvoir (février 2011), le visage tuméfié et défiguré de Khaled Saïd avait circulé sur les réseaux sociaux égyptiens avec ce slogan contre l’arbitraire policier du régime : « Nous sommes tous des Khaled Saïd ». [4]
Facebook présente donc une possibilité d’être utilisé comme moyen d’émancipation, de lutte, d’affirmation de soi, de partage gratuit et désintéressé, contre tout ce qui réduit les hommes, à mille lieues des logiques totalitaires de la surveillance et de la marchandisation généralisées inscrites en son cœur.
Cet usage-là est le nôtre ; c’est celui qui est mis de l’avant par Mike Davis, militant et géographe américain de San Diego, lorsqu’il soutient que ceux qui aspirent à changer le monde devraient s’emparer d’internet pour construire des « encyclopédies de la résistance ». [5] C’est également celui qui se moque de la censure dans les pays qui ne jouissent pas de la liberté politique. Voici par exemple cet écrivain chinois dont le dernier livre (La Chine en dix mots, Paris, Actes Sud, 2010) a été publié en Occident et censuré en Chine. L’auteur, Yu Hua, explique : « J’ai aussi envoyé mon texte à quelques amis par mail. Je me dis que le PDF, c’est ce qui remplace aujourd’hui les doublures de manteaux ! »
Et de fait, sous cet angle-là, il y a matière à célébrer sans gêne les dix ans de Facebook pour les progressistes du monde entier, puisque ces réseaux ont permis la naissance d’une pensée critique souterraine et foisonnante, souvent liée à des formes très diverses de militantisme, se nourrissant d’échanges gratuits, mettant en mouvement des citoyens isolés les uns des autres, encourageant le transfert et l’emprunt de pratiques et d’idées, affirmant un nouvel internationalisme socialiste contre l’Internationale du capital et des puissants. A l’heure où changer le monde est devenue une idée impensable pour la pensée dominante, ces espaces d’autonomie politique jouent donc un rôle crucial dans la convergence de tous ceux et celles qui refusent d’accepter l’inacceptable et qui sont, pour l’instant, cantonnés à occuper les interstices de l’espace public.
Dimitris Fasfalis