À la mi-décembre 2013, notre estimation de la crise politique en Ukraine en tant que « situation révolutionnaire » a donné lieu à beaucoup de commentaires critiques. En outre, l’emploi du concept « révolution » dans le contexte ukrainien a été condamné comme une sorte de sacrilège, car les événements de Kiev paraissaient totalement incomparables à la grandeur des révolutions passées. Il n’y avait pas de proclamations sur le début d’un monde nouveau, ni aucun débat sur la socialisation de la propriété, tandis que l’ordre social établi au cours des deux dernières décennies de régime post-soviétique n’était même pas remis en question. Mais le contenu politique d’une révolution peut ne pas correspondre tout à fait à sa dynamique : l’expérience réelle des masses, leur détermination et leur capacité à s’organiser elles-mêmes peuvent être en avance sur leur « imagination politique ». Et si une révolution échoue simplement du fait de l’absence de projets politiques indépendants, elle ne cesse pas pour autant d’être une révolution.
Indubitablement, ce qui définit une révolution c’est l’apparition des masses insurgées — la force motrice de cette histoire. Ceux qui continuent à caractériser les événements en Ukraine comme un « conflit des élites » ou un « affrontement entre les clans bourgeois » oublient ce qui est le plus important : le collectif du Maidan (qui inclut des militants qui contestent l’administration dans la moitié des régions de l’Ukraine) est devenu un facteur politique indépendant, que ni les autorités ni les chefs de l’opposition parlementaire ne pouvaient manipuler aisément. Sans leur persévérance et leurs sacrifices au cours des mois passés, il y aurait probablement eu des douzaines de scénarios « d’apaisement », depuis celui de la dictature policière jusqu’à une sorte d’accord au détriment des manifestants entre les ennemis de Ianoukovytch — l’un ou l’autre satisfaisant l’aspiration de faire tomber Ianoukovytch de la présidence de la République et de le priver de la mainmise sur les fonds monétaires des élites politiques et financières ukrainiennes.
La proposition de prendre la tête du gouvernement, faite le 25 janvier à Arseni Iatseniuk, a été immédiatement suivie par la démission du Premier ministre Mykola Azarov et par l’annulation des scandaleuses « lois du 16 janvier » [1] ainsi que, finalement, par l’aide sincère des partis de l’opposition pour la reprise du contrôle des bâtiments administratifs occupés par les protestataires — autant de signes d’un consensus entre les deux camps. Ianoukovytch, l’opposition, l’Union européenne et Poutine se sont tous unis pour « normaliser » l’Ukraine. Le seul problème, imprévisible et incompréhensible, qui a gêné la négociation d’un accord mutuellement salutaire, c’est que des milliers de protestataires déterminés ont refusé de quitter Maidan. Leur détermination relève sans aucun doute de quelque chose de plus que d’un instinct démocratique : les citoyens restent des citoyens tant qu’ils sont ensemble et qu’ils peuvent répondre avec violence à quiconque qui tente de briser leur unité armée.
Cette démocratie directe, née d’une expérience directe, n’a aucune suite politique. De plus, ses troupes de choc organisées — qui ont aidé la majorité des protestataires de tenir à distance l’État et la police — sont devenues une force fondamentalement antidémocratique. Paradoxalement, sans les militants d’extrême droite favorables à une « dictature nationale », il n’y aurait jamais eu ne serait-ce qu’une seule barricade sur le boulevard Khrouchtchev, pas plus que de ministères occupés et transformés en « quartier général de la révolution ». Tout simplement, ces événements — qui ont empêché la consolidation d’un « parti de l’ordre » et l’établissement d’un « état d’urgence » par en haut — n’auraient pas eu lieu. On ne peut qu’être terrifié en réalisant ce simple fait : non seulement le mécontentement des masses envers le gouvernement en place, mais encore la volonté de l’extrême droite de renverser ce gouvernement pour établir le sien, monopolisant rapidement l’espace politique et le transformant en une réaction extrême.
Les premiers moments de Maidan font penser à une sorte du monde merveilleux de la politique : il y a les combattants des rues qui affrontent la police, des campings autogérés, des centres d’information, des points d’entraide, des « services d’urgence » auto-organisés, et des repas chauds. C’est l’exemple même d’un soulèvement urbain, dont chaque élément respire la conscience révolutionnaire authentique, mais peinte dans des couleurs étranges, inhabituelles : un kaléidoscope de propagande de tous les partis et sectes possibles de la droite la plus extrême, avec d’innombrables symboles « celtiques » et des signes runiques sur les murs. Cette dissonance incroyablement nauséabonde, entre le contenu révolutionnaire du processus et sa forme réactionnaire, c’est une situation qui exige l’action en vue de modifier cette équation terrible, non une évaluation éthique, marquée par le dégoût.
Bien sûr, dans cette révolution, personne n’a réservé une place pour les militants de gauche, les seuls qui auraient réellement pu proposer une alternative à l’ordre établi. À cet ordre qui a donné naissance à la pauvreté, à la corruption, l’absence de transparence et à la brutalité de l’État. Cet ordre qui a produit les facteurs, sans exception, qui ont conduit les gens à prendre les rues et à commencer la résistance. La crise actuelle en Ukraine est réellement une crise de cette société que nous voulons changer. Une société dégradée, aigrie, qui se désintègre. Une société qui n’éprouve que peu d’optimisme sur son avenir, et encore si rarement. Les événements révolutionnaires actuels sont le produit de cette société et de son si rare — donc crucial — optimisme. Le nationalisme (qui est encore, à ce moment, plus civique qu’ethnique), une étrange croyance dans la puissance de « l’intégration européenne », l’idéalisation des institutions parlementaires, le manque de résistance face au chauvinisme, ainsi qu’un désir de découvrir et de neutraliser les virus dans le corps « national » sain : tout cela reflète la conscience actuelle de la société ukrainienne, qui de toute manière n’est pas statique, ni incapable de changer. Malgré le fait que les conditions initiales étaient beaucoup plus favorables à l’expansion de l’extrême droite, le résultat de cette bataille pour la conscience et pour un programme révolutionnaire n’était pas prédéterminé — et même encore aujourd’hui il n’est pas définitif.
Je comprends parfaitement à quel point mon raisonnement sera jugé vulnérable. Mais je pense toujours que ce débat — sur la nécessité et la possibilité d’une « aile gauche » en lutte pour l’hégémonie dans le mouvement — est important non seulement dans le contexte ukrainien contemporain, mais aussi pour l’avenir… Car nous devrons faire face à des circonstances similaires (voire pires) à chaque fois.
Je me souviens très bien, juste après le premier rassemblement, le 5 décembre 2011 sur le boulevard Chistoproudny à Moscou, d’une réunion des représentants de tous les groupes existants de gauche. Après un débat houleux et malgré les différences des traditions politiques et des approches idéologique, la majorité des participants se sont mis d’accord sur les points suivants :
1. Ce début de la protestation était le nôtre et nous y participions ;
2. Nous comprenions parfaitement son hétérogénéité politique et sociale, donc nous devions nous battre pour y avoir notre place.
C’était là le minimum indispensable de l’unité politique, dont le résultat fut la présence systématique de la gauche radicale dans le mouvement de protestation. Et, surtout, ce mouvement percevait que les militants de gauche constituaient une de ses parties organiques. Un « pôle rouge » a émergé dans le mouvement, clairement en contraste avec l’approche conservatrice du Parti communiste russe, qui travaillait pour restaurer la stabilité de la machine politique de la « démocratie dirigée ».
Pour autant que je sache, rien de ce genre n’a eu lieu en décembre 2013 à Kiev. La gauche radicale de l’Ukraine a regardé les protestations naissantes avec scepticisme, se résignant à un rôle passif ou marginal. Ceux de ses militant-e-s, qui ont décidé de soutenir le mouvement et d’y participer, l’ont fait de manière individuelle, sans se coordonner. Les groupes d’extrême droite peuvent revendiquer d’avoir su mieux profiter de leur potentiel militant — mieux même que ne l’ont fait leurs collègues russes — et donc de toutes les opportunités politiques, dès le début du mouvement. Ils ont expulsé des rassemblements, de manière systématique, les petits groupes de gauche. Que serait-il arrivé si, dès le début, en rassemblant toutes ses forces disponibles (je pense qu’il pouvait s’agir de plusieurs centaines de personnes), la gauche radicale avait affirmé son droit d’être à Maidan et de promouvoir ouvertement sa position ? Il est probable que, face à une telle présence massive de la gauche organisée, la droite se serait abstenue d’un conflit ouvert, craignant un impact négatif sur son image auprès de la grande majorité des protestataires non organisés.
Imposer un espace pour l’aile gauche aurait été crucial non seulement pour la situation actuelle, en rassemblant un courant parmi les centaines de milliers de manifestants. Cela aurait aussi permis de construire des forces de la gauche radicale dans la situation qui suit la révolution — probablement dans le futur proche — lorsque, enfin, le Parti communiste d’Ukraine mettra fin à son existence honteuse. Les protestataires exigent de plus en plus fortement la dissolution du PCU (ainsi que de celle du Parti des régions, russophone). C’est non seulement le produit de la tradition anti-communiste, mais tout autant du programme politique de ce parti, qui a lié inextricablement son destin aux clans oligarchiques et au lobby pro-russe réactionnaire. Dès le début de la crise, le PCU s’est catégoriquement opposé au mouvement de protestation, demandant la répression policière et soutenant de manière inconditionnelle les « lois du 16 janvier ». Une aile gauche, qui aurait été présente dès le départ dans le mouvement de protestation, aurait la légitimité pour contester la confusion, qui domine maintenant, entre les alternatives socialistes et le bâtard parti communiste de Petr Simonenko. Une telle aile gauche aurait non seulement pu renforcer le mouvement de l’intérieur, mais aussi lui offrir une orientation en développant son vecteur démocratique radical et en soutenant, en lui donnant une dimension politique consciente, la création des « conseils populaires » dans les administrations régionales occupées.
Hélas, aujourd’hui cela a déjà été perdu.
Les forces de la stabilité l’emportent de toute évidence. L’Ukraine revient vers le fragile modèle de consensus oligarchique entre les clans concurrents et les partis électoralistes. En même temps, rien ne sera plus comme avant : la peur devant les forces du gouvernement a été détruite et le goût de la résistance va marquer une génération politiquement active, qui a expérimenté la construction des barricades sur le Maidan. Et cela signifie que, très probablement, l’histoire offrira un peu plus de chances pour que la gauche radicale puisse apprendre de ses erreurs.
Ilya Budraitskis