Maidan a ouvert les vannes de l’activité des voyous d’extrême droite et, en même temps, a éveillé les masses à la vie politique, qui ont acquis pour la première fois le sentiment qu’elles peuvent déterminer leur propre destin.
La péninsule ukrainienne a la malchance de se trouver à l’intersection des ambitions impérialistes russes et des politiques nationalistes brutales de la « nouvelle Ukraine ». La Gauche ouverte déclare : le mouvement d’auto-détermination passe avant les jeux impérialistes et la frénésie nationaliste.
Aujourd’hui plus que jamais il faut appeler un chat un chat : ce qui se passe en Crimée actuellement est un acte classique d’intervention impérialiste de l’État russe. C’est une intervention stupide, lâche et inconséquente – à l’image de la caractérisation que l’on peut faire du régime de Poutine. Nous voyons que le plan des pressions sur l’Ukraine est écrit au fur et à mesure qu’il est réalisé : il y a deux semaines le Kremlin, sans en imaginer les conséquences, a poussé Ianoukovytch à disperser de la manière la plus brutale possible le rassemblement de Maidan ; il y a une semaine il a soutenu le congrès « séparatiste » failli des fonctionnaires d’État désorientés à Kharkiv ; et maintenant il joue « la carte de la Crimée », en oubliant la dernière décennie.
Les deux premiers scénarios ont échoué : le premier rapidement et dans le sang, le second presque instantanément et honteusement. Il est difficile de dire exactement comment l’opération de la Crimée va échouer, mais il n’y a aucun doute qu’elle fera faillite. L’État russe a démontré à maintes reprises comment il abandonne rapidement ses alliés. Et dès le début de la dramatique situation en Crimée, le Kremlin a également ouvert en pointillé les possibilités de sa retraite. Malgré le fait que les troupes russes ont pris le contrôle d’un certain nombre de sites stratégiques et qu’elles contrôlent de fait l’espace aérien de la péninsule, la position officielle continue d’affirmer qu’il s’agit d’un « conflit interne » et d’exercices militaires planifiés depuis longtemps. Avec son statut dual – à la fois président légitime et criminel international –, donnant une conférence de presse à Rostov et y jouant de toute évidence un rôle secondaire, de troisième plan, Ianoukovytch ne peut compter sur un soutien indéfectible de la Russie. De même la nouvelle direction de la Crimée, élue avec la participation de Moscou, reste également l’otage de la situation.
La question posée en vue du référendum du 25 mai ouvre un large champ de possibilités pour poursuivre les marchandages en coulisses avec les principaux acteurs impérialistes, les États-Unis et l’Union européenne, et avec le nouveau gouvernement ukrainien contrôlé par les oligarques autour de Ioulia Timochenko, qui furent dans le passé des partenaires du Kremlin.
Répondre « oui » à la question du référendum(ce que la majorité russophone de la population de Crimée est évidemment prête à faire), peut dans sa version la plus radicale conduire à la récupération du statut d’autonomie de Crimée d’avant 1992, qui dans les circonstances actuelles fera de la région une source permanente de tensions internes en Ukraine et va garantir son impossibilité d’adhérer à l’OTAN dans un avenir prévisible. Une telle autonomie de la Crimée la plongera dans une dépendance économique et politique vis-à-vis de la Russie, alors que ses habitants seront privés même des droits formels dont disposent les citoyens de Russie. Dans un tel cas, si Moscou réussit à utiliser « la carte de la Crimée » pour faire chanter ses partenaires occidentaux dominants en vue de redistribuer les influences au sein du nouvel ordre politique ukrainien, rien ne va changer pour la population de la Crimée (à l’exception, peut-être, de Serguei Aksyonov et de ses collègues de la « Russie unie », qui pourraient devoir aller à Rostov ou à Barvikha [1]).
Dans tous les cas le résultat du référendum, ainsi que le sort de la population de Crimée (non seulement russe, mais aussi tatare et ukrainienne), seront décidé à huis clos. Le droit de la population à l’autodétermination sera piétiné aussi longtemps que la Crimée – et l’Ukraine dans son ensemble – resteront le théâtre du conflit entre les forces extérieures, tant de l’Ouest que de l’Est. Le slogan de la « fédéralisation » du pays, dont les politiciens du Parti des régions se servent pour spéculer de manière irresponsable, aurait été dans des circonstances normales la solution la plus juste pour l’Ukraine, dont la population est hétérogène du point de vue culturel, national et linguistique. Le principe même de la fédération dans un État multinational est un moyen démocratique pour réduire les conflits tant qu’il garantit l’égalité des droits et la liberté de décider au niveau local à toutes ses composantes. Cependant, l’histoire moderne de l’Ukraine montre que dans un État faible ce slogan signifie seulement la répartition des zones d’influence entre ses puissants voisins, qui ont tous un intérêt dans la poursuite l’escalade des conflits et des divisions et ne veulent pas les neutraliser. Pour une fédéralisation réellement démocratique, il est nécessaire de développer la révolution ukrainienne en direction d’un véritable pouvoir populaire et non vers l’usurpation du pouvoir par les élites un peu rénovées ou par des nationalistes.
Le problème de Crimée n’a pas été inventé par les autorités russes au cours de la semaine dernière. Les dizaines de milliers de personnes qui sortent dans les rues de Sébastopol ont simplement perçu le signal hostile de Kiev, où la majorité des gagnants du Conseil suprême [le Parlement] ont voté pour l’abrogation de la loi sur les langues régionales. Malgré les arguments peu convaincants concernant ses imperfections juridiques, ce vote avait seulement une importance symbolique. Dans un pays au bord de l’effondrement économique, les nouvelles autorités ont décidé de couvrir la prochaine vague de « réformes impopulaires » par une nouvelle montée de spéculations nationalistes. Pour le Parti de la liberté (Svoboda) d’extrême droite, qui a été à l’initiative de cette décision, la question de la langue constitue un élément d’un programme réactionnaire plus large visant l’établissement d’un État ethnique, qui pourrait enterrer l’Ukraine dans sa forme actuelle. Cette décision, dans le contexte des réjouissances des combattants de « l’aille droite » – dont les médias russes sont toujours le principal porte-voix – est devenue un facteur important de l’aggravation des tensions.
Ce « scénario de Crimée » ne durera pas longtemps. Les élites du Kremlin vont rapidement l’abandonner au nom de leurs propres intérêts. Les « vuvuzelas » patriotiques, dans lesquelles les propagandistes ont soufflé sur commande, vont disparaître. Les « faucons officiels » passifs, qui ont frénétiquement appelé au retour de « notre Crimée » dans les réseaux sociaux, vont se taire et passer à d’autres sujets, plus frais et plus intéressants (comme cela s’est produit lors de la guerre en Géorgie, en 2008). Les résidents de Crimée – les Russes, les Tatars et les Ukrainiens – resteront seuls avec leurs problèmes. Les habitants d’une région en crise, malgré les flux des touristes et la présence des bases militaires, resteront coincés entre les politicards droitiers de Kiev, les « défenseurs des Russes » alimentés par les oligarques locaux et les manœuvres cyniques de l’État russe, qui crache sur les droits et les libertés de ses 143 millions de citoyens.
Il est très difficile de prévoir aujourd’hui les effets réels du soulèvement de Maidan kiévien. Il a produit à la fois la revanche des clans oligarchiques réprimés par Ianoukovytch et une victoire d’un mouvement populaire spontané, incroyable dans l’espace postsoviétique. Maidan a ouvert les vannes de l’activité des voyous d’extrême droite et, en même temps, a éveillé les masses à la vie politique, qui ont acquis pour la première fois le sentiment qu’ils peuvent déterminer leur propre destin. Cette variété de possibilités a le potentiel d’être résolue tant par un changement social progressiste que par la victoire de la réaction la plus extrême. Mais la décision finale doit bien sûr rester dans les mains du peuple d’Ukraine lui même – tant à Kiev et à Lviv, qu’en Crimée et à Donetsk.
Rédaction d’Otkritaya Levaya (Gauche ouverte)