Fred Burnel – Trois ans après l’accident majeur à la centrale de Fukushima, que peux-tu nous dire de la situation sur place ?
Yûki Takahata – En dépit de l’annonce officielle d’un « arrêt à froid » en 2012, la situation est loin d’être maîtrisée : la centrale dégage toujours des rejets radioactifs. Les réservoirs contenant de l’eau contaminée sont presque pleins, tandis que des fuites continuent à répandre de l’eau contaminée du site vers la mer et le sous-sol [1]. D’autre part, 3 000 personnes interviennent chaque jour dans la centrale, mais le niveau extrêmement élevé de radioactivité complique leur travail. Et les règles de sécurité ne sont pas respectées : insuffisance des contrôles sur les doses absorbées, manque de matériel et de formation à la radioprotection notamment pour les sous-traitants, cas de dissimulation d’irradiations avérées... On craint donc non seulement l’irradiation à haute dose d’un grand nombre de travailleurs mais aussi l’épuisement de la main-d’œuvre [2].
D’autre part, 160 000 réfugiés des zones d’évacuation forcée sont confrontés à une situation dramatique. La contamination durable de l’environnement et des aliments constitue le problème majeur de cette catastrophe nucléaire. Or, TEPCO et les autorités ont cherché, dès le début de l’accident, à minimiser les dangers de l’exposition aux radiations. Depuis avril 2011, les autorités ont relevé la norme de l’irradiation externe à 20 millisieverts par an (soit la dose maximale annuelle pour les travailleurs du nucléaire), si bien que des centaines de milliers d’habitants, de la préfecture de Fukushima et d’autres préfectures, continuent à vivre dans des zones où le niveau de radioactivité est bien plus élevé que la norme internationale (1 millisievert/an). Et les autorités envisagent déjà à faire revenir les habitants évacués à leurs communes d’origine malgré l’inefficacité de la décontamination.
Mais tout cela n’a pas empêché le Premier ministre de nier devant le Comité international olympique l’existence du moindre problème sanitaire : « Elle (la centrale) n’a jamais fait et ne fera jamais de dommages à Tokyo. Il n’y a pas eu de problème sanitaire jusqu’à maintenant et il n’y en aura pas à l’avenir. J’en fait la déclaration devant vous de la façon la plus emphatique et sans équivoque. »3. Le potentiel commercial l’a emporté une fois de plus, et le CIO a désigné Tokyo pour ces JO de 2020.
Le gouvernement du Premier ministre Abe vient de faire voter en décembre dernier à la Chambre des conseillers une loi relative à « la protection des secrets d’Etat ». La dangerosité de cette loi liberticide et la manière anti-démocratique dont le gouvernement en a forcé l’adoption ont semble-il accéléré la mobilisation, qui s’est considérablement renforcée ?
Oui, un nombre croissant de citoyens opposés à la loi s’est rassemblé devant la Diète, jusqu’à atteindre plusieurs dizaines de milliers dans la nuit du 6 décembre, au moment de l’adoption. C’est une atteinte majeure au droit à l’information ainsi qu’à la liberté d’expression. Elle va autoriser les administrations à classer « secret d’Etat » toute information jugée sensible et relative à la sécurité nationale, à la diplomatie, au contre-espionnage et à la lutte contre le terrorisme. Or, la définition du « secret » est si vague que cette loi pourra permettre tous les abus et renforcer la culture du secret du gouvernement japonais et des administrations déjà bien ancrée, et cela d’autant plus qu’aucun organe de contrôle indépendant n’est prévu. Les administrations auront par ailleurs le droit de détruire les documents « secrets » avant la fin du délai légal de non-publication fixé à 30 ans (et même à 60 ans et au-delà, pour certaines informations, avec l’accord du gouvernement).
Cette loi constituera aussi un moyen puissant d’entraver l’accès à l’information des citoyens, car elle permettra d’engager à leur encontre des poursuites et de les condamner jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et jusqu’à 10 millions de yens d’amende (environ 70 000€). Cela concerne ceux qui auront divulgué une information dans les administrations, les Forces japonaises d’autodéfense (armée japonaise) et les organismes privés mandatés dans le secteur « sensible » (ce qui rendra de fait impossible l’existence des lanceurs d’alerte), mais aussi les journalistes, les citoyens et même les élus qui chercheraient ou inciteraient à chercher une information jugée « secrète ». Par ailleurs, la personne soupçonnée de crime d’après la loi ne bénéficiera pas d’un procès équitable, puisque son avocat n’aura pas accès aux éléments justifiant l’inculpation et que le juge ne pourra pas interroger librement les témoins.
Cette loi permettra également de criminaliser toute activité et opinion exprimées à l’encontre des autorités, puisqu’est qualifiée de terrorisme « l’activité visant à imposer ses principes ou opinion politique ou autre à l’Etat ou à autrui » (article 12). Curieusement, cette définition se trouve incluse dans le chapitre consacré à « l’évaluation d’aptitude » des personnes censées manipuler une information jugée « secrète » (les fonctionnaires etc.). Par cette loi, tout citoyen pourra donc être soupçonné de « terrorisme » a priori, et une simple suspicion d’intention équivaudra à un passage à l’acte.
Il y aurait, selon certains observateurs, une tentative de retour au régime dictatorial d’avant-guerre ?
En effet, la tentation semble grande chez une grande partie des dirigeants au pouvoir d’un retour à l’autoritarisme qui prévalait sous le régime militaire des années 1930-40. Ce n’est sans doute pas surprenant de la part du Premier ministre Abe, petit-fils de l’ancien Premier ministre Kishi qui fut un criminel de guerre de « classe A » lors du procès de Tokyo. Ultranationaliste et nostalgique de l’époque d’avant la défaite de 1945, Abe a toujours déclaré vouloir « en finir avec le régime de l’après-guerre », sans jamais cacher sa vision révisionniste de l’histoire nationale concernant les crimes commis par l’armée japonaise, par exemple l’esclavage sexuel imposé aux femmes dites « de réconfort ».
Or, il est troublant de constater que cette loi évoque, par son contenu comme par son esprit, trois lois instituées durant la dernière guerre au Japon : celle sur la protection des secrets de l’Armée, puis la loi sur la sécurité et la défense nationale et enfin la loi de préservation de la paix (loi de 1925 modifiée en 1941). En affaiblissant ainsi le pouvoir du parlement et des citoyens, et en renforçant celui des administrations et de la police, cette loi s’attaque de front à la démocratie, à la constitution japonaise de 1946 et bien entendu aux droits de l’Homme.
Ainsi, elle porte gravement atteinte aux garanties des citoyens définies par les « principes de Tshwane » (pour un juste équilibre entre sécurité nationale et droit du public à l’information) élaborés par plus de 500 spécialistes de 70 pays en 2013 en Afrique du Sud. Ceux-ci stipulent entre autre que les journalistes comme les citoyens ne doivent pas être visés par une loi de protection de la sécurité nationale, mais aussi qu’un organisme indépendant de contrôle doit être institué, et que les lanceurs d’alerte au service de l’intérêt commun doivent être protégés.
Ce sont donc des pas décisifs vers un objectif cher à de nombreux élus du PLD – le parti au pouvoir –, celui de s’attaquer à l’article 9 de la Constitution qui stipule l’abandon définitif de la guerre comme de l’usage de la force pour résoudre les conflits internationaux. Ces lois constituent un premier jalon pour en faire adopter une nouvelle, la loi fondamentale sur la sécurité nationale instituant le droit de légitime défense collective, qui permettra aux Forces japonaises d’autodéfense l’usage de la force aux côtés des Américains. L’abrogation par un Premier ministre révisionniste de l’article 9, symbole majeur du pacifisme japonais d’après-guerre, porterait un coup très grave aux fondations démocratiques du pays.
Le gouvernement Abe et le parti majoritaire PLD sont parvenus à faire adopter cette loi liberticide à la hâte (12 jours avec 46 heures de débat à la Chambre des représentants, et 6 jours avec 23 heures de débat à la Chambre des conseillers), au mépris de toutes les règles de procédure parlementaire : en ne présentant qu’au dernier moment le document de travail (92 pages déposées au dernier jour de débat à la commission des lois), en restreignant les heures de discussion et par le passage « en force » à la commission des lois de la Chambre haute, dans une confusion totale où le greffier n’a même pas pu transcrire ce que le président de la commission avait dit. Cet épisode restera dans la mémoire du Japon comme une tache des plus noires sur l’histoire de la démocratie japonaise d’après-guerre.
Comment la mobilisation a-t-elle pris de l’ampleur ?
D’abord pris de court, le réveil des citoyens a été tardif, puis à la mesure de ce qui se dévoilait du contenu de la loi, c’est une opposition de plus en plus forte qui s’est exprimée. Cette mobilisation est sans précédent au Japon : l’audition publique sur internet a accueilli pas moins de 90 480 commentaires en 15 jours, dont 77 % opposés au projet de loi. De nombreux citoyens, des syndicats et des associations professionnelles ont alors publié une déclaration commune contre ce projet, signée par des avocats, des journalistes de la presse écrite et de la télévision, des universitaires, des scientifiques, des religieux, des personnalités du cinéma, des écrivains, des musiciens et divers artistes. On a pu lire des positions critiques envers la loi et les procédés du gouvernement, non seulement dans la majorité de la presse régionale mais même dans les grands quotidiens nationaux. Comme à l’été 2012, contre le redémarrage de la centrale nucléaire d’Ooi, les rassemblements se sont multipliés dans tout le Japon entraînant une baisse notable de la popularité du Premier ministre.
Pour ces Japonais traités de terroristes par un secrétaire exécutif du parti d’Abe parce qu’ils se rassemblaient par dizaines de milliers devant le parlement, afin d’y exprimer leur colère et leur indignation, comme pour tous ceux qui ont protesté contre cette loi, cela aura peut-être été un baptême du feu, le début d’un engagement pour la démocratie et contre la dérive autoritaire du gouvernement Abe. Le comité « Stop à la loi de protection des secrets d’Etat », regroupant plus de 75 associations, organisations et syndicats, déclare vouloir lutter jusqu’à son abolition.
Par une ironie cruelle de l’Histoire, c’est au lendemain de la mort de Nelson Mandela que la démocratie japonaise s’est retrouvée mutilée par l’adoption d’une loi liberticide. En face d’un pouvoir tout puissant qui dispose de la majorité dans les deux chambres, les citoyens engagés continueront leurs multiples luttes et mobilisations (dont celle contre le nucléaire et pour la préservation de la vie des sinistrés de Fukushima), mais leur liberté de manifestation et d’opinion se verra gravement entravée. L’affirmation d’une solidarité internationale envers les citoyens japonais qui luttent pour l’abolition de cette loi scélérate est un devoir nécessaire. Il devient urgent de dénoncer la dérive liberticide du gouvernement Abe qui est indigne d’un pays prétendument « démocratique ».
Propos recueillis par Fred Burnel