En Espagne, malgré tout ce que peut dire le gouvernement en termes de croissance et de relance des exportations, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour manifester son mécontentement. Pour en prendre une parmi tant d’autres, selon le rapport de Cáritas [1], il y a actuellement trois millions de personnes qui vivent avec moins de 307 euros par mois. C’est deux fois plus qu’au début de la crise en 2007. Les politiques menées par le gouvernement sont la cause du conflit social permanent, la colère du peuple provoquée par les semeurs de misère au pouvoir ne cesse de croître.
Excédés par tant d’injustices sociales, partis de toutes les régions d’Espagne, des activistes décident d’entamer une longue marche revendicative sur Madrid. Les « Marches de la dignité » [2] s’élancent dès le 28 février, contre les coupes austères dans le budget appliquées pour honorer le paiement de la dette, dégradant ainsi les services sociaux essentiels. Le Manifeste [3] appelle à la mobilisation contre ce « système injuste mis en place pour assurer une production et distribution inégale de la richesse ». Les slogans « gouvernement de la Troika, dégage ! », « du pain, un toit, du travail pour toutes et tous », « on ne doit pas, on ne paie pas » se multiplient sur les pancartes des marcheurs. De villes en villages ceux-ci tissent des liens avec la population croisée sur le chemin et transforment l’exaspération en action : le fameux slogan, né d’actions victorieuses contre les expulsions de logements, « oui c’est possible » (¡sí se puede !) resurgit avec force. Les colonnes grossissent au fur et à mesure et de nouveaux marcheurs et marcheuses rejoignent le cortège. L’énergie est là, bouillonnante, mais les grands médias ne communiquent pas à la mesure de l’enjeu et, le jour de l’arrivée des marches à Madrid, ils préfèrent ouvrir les bulletins d’information avec le premier président après le dictateur Franco, Adolfo Suárez, mourant.
Mobilisation de masse
Il s’agit pourtant d’une des mobilisations les plus importantes de l’année qui regroupe le mouvement 15M ; les multiples « marées » (« mareas ») - blanche pour les secteurs en lutte dans la santé, verte pour l’éducation, bleue pour la défense de l’eau, noire pour la défense des conditions de travail des fonctionnaires et contre les coupes budgétaires ou encore violette pour le droit des femmes ; la Plateforme des affectés par l’hypothèque (la PAH, Plataforma de Afectados por la Hipoteca [4]) ; les retraités et combatifs ’yayoflautas’ [http://yayoflautasmadrid.org]] ; de nombreux syndicats dont le Syndicat Andalou des Travailleurs (SAT) ; des partis politiques à la gauche de la gauche libérale ; les travailleurs et travailleuses de l’entreprise Panrico en grève illimitée depuis le 13 octobre ; ceux de l’entreprise Coca-Cola contre les fermetures d’usines et les plans de licenciements ; les pompiers de Madrid ; la Coordination 25S, connue pour la convocation « rodea el Congreso » du 25 septembre 2012 ... Au total, ce sont plusieurs centaines d’organisations, mouvements sociaux et collectifs professionnels qui ont appelé à ce ralliement. A noter que les directions syndicales majoritaires CCOO et UGT ne sont pas présentes, sans doute trop occupées à négocier avec le patronat et le gouvernement.
La photo de ces dirigeants syndicaux (Toxo et Méndez) autour de la table de négociation pour un « dialogue social » avec Rajoy et Juan Rosell de la CEOE (équivalent du Medef français) au moment même où les marches entrent dans Madrid marque les esprits, tout un symbole... Une telle mobilisation de masse, transversale, diverse, à la marge des grands appareils syndicaux et du PSOE, unissant consciemment ceux d’en bas, semble marquer un tournant vers une radicalisation du mouvement social de gauche. Le 22M marque le chemin à suivre pour rassembler l’État espagnol dont les différents territoires s’unissent pour la dignité et contre l’austérité.
De l’autre côté, les Marches de la Dignité dérange le Parti Populaire au pouvoir. Le président de la communauté de Madrid, Ignacio González, a même oser dire que les politiques qui stimulent l’économie et freinent le chômage constituent « la meilleure manière de rendre la dignité aux espagnols » et que les revendications des Marches se trouvent dans le programme du parti grec néonazi Aube Dorée. L’acteur Willi Toledo qui participe aux Marches, lui répond justement que s’il cherche des fascistes il n’a qu’à regarder au sein de son propre parti, le PP, qui fourmille de franquistes [5].
Le 22 mars, les colonnes se rejoignent et convergent donc vers Atocha, proche du centre de la capitale : la colonne nord-ouest en provenance d’Asturies, de Galicie, Cantabrie et Castille et León ; la colonne du Nord depuis La Rioja, le Pays Basque et Burgos ; la colonne nord-est qui vient d’Aragon, de Navarre et Catalogne ; la colonne d’Andalousie au sud, et celle de l’ouest, de l’Estrémadure et de Castille-La Manche. L’affluence est énorme. Commence alors la grande manifestation vers la place Colon, plusieurs centaines de milliers de personnes sont là.
Selon la commission de communication des Marches, 754 bus, dont près d’une centaine auraient été retardés par la police aux abords de la capitale, et 4 trains ont été affrétés pour l’ultime étape qui unie les différentes marches. La commission légale du 15M (mouvement « indigné ») de Madrid a mis en place une équipe de 30 juristes sur le qui-vive pendant que le gouvernement déploie un dispositif record avec 1700 agents « anti-émeute » (Unidad de Intervención Policial, UIP), bien plus que le 25 septembre 2012 lors de la mobilisation « rodea el Congreso » contre l’approbation du budget antisocial du gouvernement.
Bien avant que se termine la manifestation légalement autorisée, et alors que la chorale Solfónica chante encore sur la Place Colon, la police intervient violemment et fait irruption sur la place. Le service de nettoyage se met en branle et le campement improvisé des marcheurs est lui aussi balayé par la police. Les grands médias de désinformation feront le reste du travail pour décrédibiliser un mouvement de masse profondément pacifique, même si des affrontements en fin de manifestation se sont soldés par une centaine de blessés, dont 17 personnes hospitalisées et 29 détentions pour « agressions à agents et vandalisme ».
Mais il ne s’agit plus ici d’une énième manifestation-procession sans suites, il s’agit d’un processus qui se veut constructif et tourné vers l’action. Dès le lendemain, une assemblée populaire a réuni près d’un millier de personnes et a décidé d’organiser d’autres assemblées sur les places de quartier partout où c’est possible en soutien aux inculpé-e-s. L’une d’entre elles s’est transformée en manifestation le soir même sur l’emblématique place ’puerta del Sol’, dont la station de métro a été rebaptisée « Vodafone Sol » en mai 2013. Là encore, tout un symbole...
Jérome Duval, 24 mars 2014