Au commencement des 18 mois qui ébranlèrent le Portugal
Organisés depuis quelques mois dans le cadre du Mouvement des forces armées (MFA), les capitaines parviennent le 25 avril à faire tomber la dictature. De nombreux putschs militaires avaient été tentés dans le passé. Si l’initiative du MFA parvient à ses fins, ce n’est pas simplement en raison de facteurs militaires et conjoncturels, mais parce que le régime salazariste – alors dirigé par Marcelo Caetano – a accumulé des contradictions qui l’ont progressivement affaibli.
Les contradictions du régime
Les guerres coloniales sanglantes menées depuis le début des années 1960 en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau, pèsent sur le budget de l’État portugais, bloquent le développement du pays et suscitent une colère croissante dans la jeunesse portugaise. La fin de l’autarcie économique, décidée au début des années 1960, provoque un afflux de capitaux étrangers et fait émerger une classe ouvrière urbanisée, qui lutte et s’organise malgré la répression. Les paysans privés de terre se battent pour leurs droits contre les intérêts des grands propriétaires terriens, particulièrement dans l’Alentejo où le PCP (Parti communiste portugais) est fortement implanté.
Occupant une position dominée dans la division internationale du travail, de plus en plus dépendant des capitaux impérialistes, le Portugal est alors le pays le plus pauvre d’Europe. Non seulement les salaires moyens y sont nettement plus faibles qu’ailleurs, mais les taux d’analphabétisme et de mortalité infantile sont les plus élevés du continent et un quart du peuple portugais – notamment les jeunes travailleurs – a pris la difficile décision d’émigrer.
La révoltes des capitaines
C’est dans ce contexte que s’accroît la combativité du peuple portugais, aussi bien parmi les ouvriers d’industrie, les paysans que dans la jeunesse étudiante, et que va éclater la révolte des capitaines.
Le 25 avril, à 0 h 25, ces derniers parviennent à s’emparer de « Radio renaissance » et diffusent la célèbre chanson Grandôla, Vila morena. Devenue ces dernières années le chant de celles et ceux qui refusent les cures d’austérité, cette chanson est utilisée durant cette nuit du 24 au 25 avril comme le signal de lancement de la mobilisation militaire. Radios, ministères et quartiers généraux des régions militaires sont rapidement assiégés puis investis par les troupes dirigées par le MFA. Un ultimatum est adressé à Caetano, qui finit par se rendre en posant une condition : que le pouvoir ne « tombe aux mains de la rue ». Le MFA se plie à ses exigences, en lui permettant de négocier directement avec le général Spinola puis en l’escortant, dans un blindé, pour qu’il puisse s’enfuir du pays sans être jugé pour ses crimes.
Spinola est alors l’option de la bourgeoisie portugaise, dont une partie au moins souhaiterait une transition de type « gaulliste ». Ancien engagé dans la guerre d’Espagne du côté de Franco puis sur le front oriental en soutien des troupes nazies, il rassure la classe dominante parce qu’il souhaite non seulement une solution néocoloniale aux guerres menées sur le continent africain, mais aussi que le changement de régime n’ébranle en rien les intérêts du capital (national et étranger).
Le peuple en actes
Si le MFA offre alors le pouvoir sur un plateau au « général au monocle », ce n’est pas seulement qu’il se sent trop faible pour l’exercer, mais parce que son souci est alors d’éviter une irruption populaire, autrement dit une révolution. Ainsi invite-t-il la population de Lisbonne, à travers une série de communiqués, à « garder son calme et à rentrer chez elle ».
Le peuple fraternise avec le MFA mais ne se soumet pas à cette recommandation et cherche par des actions spontanées à pousser l’avantage jusqu’à abattre l’ensemble des structures de répression héritées de la dictature. Garde nationale républicaine, police politique (PIDE), parti unique, bureaux de la censure, prisons : dès le 25 avril, toutes les institutions qui composent l’énorme appareil répressif du régime sont prises d’assaut par le peuple lui-même, qui devance généralement les militaires et les contraignent à prendre parti. Ainsi des prisonniers politiques, qui sont tous libérés sous la pression populaire alors que les militaires, notamment Spinola, auraient voulu garder enfermés ceux qui avaient commis des attentats contre la dictature.
Ugo Palheta
Révolution et contre-révolution
La rupture ouverte par le 25 avril va rapidement se muer en crise révolutionnaire, au sens où l’entendait Lénine : ceux d’en haut ne peuvent plus maintenir leur domination sous une forme inchangée, et ceux d’en bas ne veulent plus être dirigés, passant à l’action pour imposer leurs propres intérêts. C’est donc bien une politique des exploités qui s’approfondit peu à peu, en réponse aux tentatives de la classe dominante d’arrêter le cours de la révolution, de dompter la combativité populaire et de l’enfermer sur les rails de la modernisation capitaliste.
L’épreuve de force
Du 25 avril à fin septembre 1974 s’affirme une première lutte de pouvoir entre Spinola, qui cherche à élargir son pouvoir, au nom de la « majorité silencieuse » mais au profit de la bourgeoisie, et un camp hétérogène composé de l’essentiel du MFA, des partis de gauche et des travailleurs eux-mêmes. Contre l’avis des directions réformistes (PCP et PS), ces derniers multiplient les grèves, dès le mois de mai, dans presque tous les secteurs (chantiers navals, mines, chimie, industrie automobile, construction, banques, etc.). De même, des initiatives sont lancées visant à occuper et reconvertir des bâtiments inoccupés ou des villas possédés par les anciens dignitaires du régime salazariste, permettant notamment de loger les habitants des bidonvilles. À la campagne, les paysans commencent à occuper les vastes terres des latifundistes.
Le 30 septembre, l’énergie révolutionnaire du prolétariat portugais a raison de Spinola et le contraint à la démission. La révolution s’approfondit : des commissions de travailleurs s’organisent dans les secteurs les plus combatifs, et un processus de polarisation s’enclenche dans l’armée, parmi les soldats mais aussi au sein du MFA. C’est pour mettre un frein à l’agitation politique croissante et aux formes émergentes d’auto- organisation, qu’un coup d’État est tenté le 11 mars 1975. La riposte est immédiate : l’intersyndicale appelle à la grève générale, le peuple sort spontanément dans les rues, de grandes manifestations unitaires sont organisées. À l’origine de cette nouvelle tentative d’en finir avec la révolution, Spinola est cette fois contraint à l’exil, emportant dans ses bagages quelques grandes familles capitalistes complices de sa tentative de putsch.
Limites et reprise en main
Après le 11 mars s’ouvre une période d’accélération révolutionnaire : les commissions de travailleurs se développent, imposant des augmentations de salaire, une épuration du personnel de direction, des nationalisations, etc. Des commissions d’habitants voient le jour et font naître des comités de quartiers. La politisation des soldats s’accroît, sous la pression des mouvement de masse hors des casernes. Les occupations de terre se multiplient à la campagne. Devenu le centre incontesté du pouvoir réel mais pris entre un appareil d’État affaibli et des mouvements de masse de plus en plus radicaux, le MFA se scinde progressivement en fractions distinctes, polarisées par les courants politiques divers qui s’expriment alors dans la société portugaise.
Si la révolution portugaise n’ira jamais jusqu’à une véritable situation de « double pouvoir », c’est que les commissions – de travailleurs, d’habitants et de soldats – ne sont pas suffisamment développées, ne parvenant pas à se coordonner et à se centraliser jusqu’à faire émerger un pouvoir populaire, alternatif au pouvoir d’État ou à celui du MFA.
Elles suffisent cependant à effrayer la classe dominante portugaise et les chefs des partis réformistes, qui parviennent les 25-26 novembre, par une manœuvre habile, à reprendre le contrôle de la situation en marginalisant aussi bien la gauche du MFA que le PCP et en s’attaquant aux secteurs, dans l’armée et le monde du travail, influencés par les organisations révolutionnaires. Développées très tardivement et faisant face à un PCP bien implanté, celles-ci n’eurent ni la force suffisante ni la maturité politique pour faire face à une telle initiative.
Ugo Palheta
Depuis la révolution, l’État au secours des classes dirigeantes
Durant une quinzaine d’années après la révolution, le système économique portugais s’est distingué par une forte intervention étatique, avec une classe dominante encore affaiblie et incapable, politiquement et financièrement, de prendre possession d’entreprises publiques concentrées et de grande dimension. L’État assume alors non seulement la gestion du système économique mais un rôle historique d’incubateur et de protecteur de la bourgeoisie portugaise. C’est ainsi sous direction étatique que s’opère la reconstitution du pouvoir de la bourgeoisie.
La fin de cette période de transition est marquée par l’adhésion à la Communauté économique européenne (CEE) en 1986. Tout au long des années 1980 se renforce une dépendance externe liée à un modèle fondé sur les bas salaires et sur une spécialisation dans des secteurs intensifs en main-d’œuvre et caractérisés par de bas niveaux technologiques. Cette réalité se maintient depuis, malgré la massification de l’université et du système d’enseignement dans son ensemble (l’analphabétisme s’établissait à 40 % en 1974). La croissance économique accélérée entre 1974 et 2004 (3,5 % par an en moyenne) s’est appuyée pour l’essentiel sur l’exploitation accrue du travail, en particulier des femmes.
L’Europe des privatisations
L’intégration européenne et la majorité absolue obtenue par Cavaco Silva (PPD/PSD, droite) créent les conditions d’un cycle de privatisations, avec les nécessaires révisions constitutionnelles qui suppriment l’« irréversibilité » légale des nationalisations. La droite, et le PS après elle, livrent aux vieilles familles capitalistes issues de la dictature (Champalimaud, Espírito Santo, Mello) le contrôle d’une part essentielle du secteur bancaire, structure stratégique pour la conduite financière de la phase suivante des privatisations. C’est ainsi grâce aux banques privatisées que les groupes économiques (Sonae, Amorim, Jerónimo Martins, construction civile), anciennement ou récemment constitués, vont pouvoir réaliser les grandes affaires du tournant du siècle, s’appropriant les rentes de monopole des secteurs de l’énergie, des télécommunications, de la grande distribution et de l’immobilier.
C’est précisément sur l’immobilier et la construction que s’appuie la demande interne dans cette période de compression salariale. Cette politique est rendue possible par la facilitation de l’endettement des familles associé à celui des banques privées portugaises, et plus largement européennes. Entre 1991 et 2010, le nombre de logements individuels croît au Portugal à la vitesse moyenne de 80 000 nouveaux logements par an, l’équivalent d’une ville comme Coimbra. Ce modèle s’est fondé sur un fort investissement public, essentiellement orienté vers des travaux d’infrastructures et des dépenses inflationnistes, comme ce fut le cas avec les stades de football construits en 2004 en prévision du championnat d’Europe.
La stratégie néolibérale, imposée dans le cadre de l’Union européenne, affaiblit l’économie portugaise, en la rendant de plus en plus dépendante des capitaux étrangers, de plus en plus soumise et endettée. Ses capacités d’exportation sont compromises par les conditions d’adhésion au modèle unique, alors que l’investissement étranger se limite à des chaînes de montage à faible valeur ajoutée. La classe dominante cherche à se ménager une position confortable dans une économie vulnérable à la récession, qui a implosé sous les effets de la crise financière de 2008 et de la spéculation internationale sur la dette publique portugaise.
La contre-révolution sociale
Le reste de l’histoire est connue : l’intervention étrangère de 2011 a initié une contre-révolution sociale d’une ampleur inattendue et un processus de transfert de richesses sans précédent dans l’histoire nationale. Les secteurs protégés de l’économie continuent à produire des fortunes croissantes, alors que dans le même temps, la part de la population qui vit en-dessous du seuil de pauvreté est passée depuis 2009 de 18 % à 25 %. L’action de la troïka a enclenché le cycle le plus intense de privatisations depuis la révolution, livrant au capital étranger les aéroports, le contrôle du système énergétique, un tiers du marché des assurances, et la poste. Or la liste des privatisations prévues pour 2014 s’étend des transports jusqu’aux lignes ferroviaires de banlieue en passant par le traitement des déchets.
Le nombre de chômeurs se trouve (mal) déguisé par les initiatives étatiques qui suppriment des statistiques une proportion significative des travailleurs privés d’emploi, et surtout par l’exil forcé de plus de 100 000 Portugais par an. Dans le même temps, parmi ceux qui ont conservé un emploi, plus de la moitié a subi des coupes allant jusqu’à 23 % du salaire ou reçoivent le salaire minimum. Il y a au Portugal 5,5 millions de personnes capables de travailler : 1,2 million sont au chômage ou ont émigré, presque un million travaille moins de dix heures par semaine, alors qu’un autre million travaille plus de quarante heures par semaine.
De Loures, Jorge Costa (journaliste et membre de la direction du Bloc de gauche au Portugal)
Chronologie de la révolution portugaise
1974
25 avril | Putsch militaire dirigé par le MFA (Mouvement des forces armées) et formation d’une « junte de salut national ».
1er mai | énormes manifestations populaires dans toutes les villes du pays, particulièrement Lisbonne et Porto.
15 ma} | Le général Spinola est investi des fonctions de président de la République.
10-18 juillet | Coup de force manqué de Spinola afin de monopoliser le pouvoir. Le MFA s’interpose et impose le colonel Vasco Gonçalves à la tête du deuxième gouvernement provisoire.
26 août | Accord fixant l’indépendance de la Guinée-Bissau au 10 septembre 1974.
5 septembre | Accord fixant l’indépendance du Mozambique au 25 juin 1975.
28-30 septembre | Nouveau coup de force de Spinola qui appelle à une manifestation de la « majorité silencieuse ». Le peuple organise des barricades aux entrées de Lisbonne, et pousse Spinola à la démission, auquel succède le général Costa Gomes.
28 octobre | Création d’un conseil supérieur du MFA (dit « conseil des vingt »), qui va jouer le rôle d’organisme suprême du mouvement.
1975
14 janvier | Grande manifestation à Lisbonne pour l’unité syndicale.
15 janvier | Accord fixant l’indépendance de l’Angola au 11 novembre 1975.
6 février | L’assemblée du MFA décide l’institutionnalisation du mouvement.
11 mars | Tentative de putsch de la droite, notamment à l’initiative de Spinola. Des avions et des hélicoptères attaquent la caserne du 1er régiment d’artillerie légère. La mobilisation des ouvriers et des soldats permet d’empêcher le coup d’État.
13 mars | Le MFA crée un Conseil de la révolution qui amorce un tournant à gauche (annonce de la nationalisation de banques et de grandes entreprises).
25 avril | élection de l’Assemblée constituante (large victoire de la gauche, et en son sein du Parti socialiste portugais, avec 37,9 % des voix).
Mai-juin | Crise de gouvernement.
Juin-juillet | Adoption par le MFA du « Plan politique d’action » et du « document guide ».
10 juillet | Démission des ministres socialistes puis des ministres du PPD (droite).
16 juillet | Manifestation des commissions de travailleurs mais aussi de soldats, avec pour la première fois la présence de six blindés dans le cortège.
7-10 août | Neuf membres du Conseil de la révolution publient un document hostile, non seulement au PCP, mais à l’approfondissement de la révolution. Ce manifeste dit des « neufs modérés », soutenu par Mario Soares (principal dirigeant du Parti socialiste) divise profondément les forces armées.
13 août | Un groupe d’officiers du Copcon (commando des opérations militaires sur le continent) publie un document préconisant une « alternative de gauche », qui renvoie dos à dos les « neuf modérés » et le PCP.
20 août | 50 000 manifestants à Lisbonne à l’appel de l’extrême gauche et des commissions de travailleurs et d’habitants (moradores).
5 septembre | Assemblée générale du MFA qui, dans des conditions houleuses, écarte Vasco Gonçalves (réputé proche du PCP) de ses fonctions à la tête des forces armées.
25 septembre | Manifestation importante de soldats, à l’appel du mouvement « Soldats unis vaincront » (SUV), récemment créé et dans lequel l’extrême gauche dispose d’une forte audience.
7-8 octobre | Montée des tensions entre gouvernement et mouvements sociaux. Des milliers d’ouvriers assiègent le ministère du Travail, contraignant le gouvernement à satisfaire leurs revendications.
13 novembre | Grande manifestation d’ouvriers du bâtiment, qui décident de séquestrer les députés et le Premier ministre au siège de l’Assemblée constituante, et les contraint à une augmentation de salaire de 44 %.
16 novembre | Importante manifestation contre le gouvernement, organisée par le PCP et l’extrême gauche.
20 novembre | Devenu impuissant, le gouvernement décide de suspendre ses activités, et demande aux responsables de l’armée de « remettre de l’ordre ».
21 novembre | Le Conseil de la révolution décide de démettre le principal dirigeant de la gauche du MFA, Otelo de Carvalho, de sa fonction (décisive) à la tête du commandement de la région militaire de Lisbonne. Il est remplacé par l’un des « neufs modérés ».
25-26 novembre | Coup d’État qui rassemble la droite (PPD et CDS), le PS et la haute hiérarchie militaire (« groupe des neufs »), leur permettant de reprendre le contrôle du pays. Le PCP et la gauche du MFA refusent la confrontation au moment décisif. La révolution ne s’en relèvera pas.
Dossier réalisé par Ugo Palheta