La résolution 21
Il a fallu 5 ans. Il a fallu des dizaines de milliers de morts du Nord comme du Sud, écrasés sous les bombes au cours de presque trois mois à Quảng Trị dans l’été brûlant de 1972. Il a fallu la destruction de Hà Nội, Hải Phòng et d’autres villes, puis des milliers de victimes des bombardements de B52 au Noël 1972 pour qu’enfin la paix soit signée le 23 janvier 1973 à Paris.
Ce que Lê Duẩn attend de plus fondamental de cet accord, à savoir le retrait des troupes américaines au Sud et le maintien des forces du Nord, est déjà accepté par Kissinger à la table de négotiation dès 1971. Par ailleurs, Nixon a déjà unilatéralement retiré ses troupes, leur nombre passant de 545 000 en 1968 à 27 000 en 1972. L’Accord de Paris de 1973 a permis de donner un autre nom au retrait des troupes américaines [1].
A Hà Nội, selon le général Giáp, après l’Accord de Paris, “ Nombreux sont les avis en faveur de la consolidation de la paix, de la réconciliation nationale et chercher la stabilisation en 5-10 ans. Il y a aussi un plan pour utiliser les 3,5 milliards de dollars promis comme dédommagement de guerre comme un premier fonds d’accumulation. Au sein de l’Etat Major, plusieurs sont d’avis de ne pas riposter pour ne pas violer l’Accord ” [2].
A la réunion élargie du Bureau Politique du 27 mars 1973, après le rapport du ministre des Affaires Etrangères Nguyễn Duy Trinh suggérant “ de profiter de la situation pour nous consolider et pour définir une politique concrète vis à vis des Etats Unis ” [3], le premier secrétaire Lê Duẩn conclut : “ Nous devons diligemment consolider nos forces dans tous les domaines au Sud et au Nord, souligner la responsabilité des Etats Unis et contraindre l’adversaire à appliquer l’Accord ” [4].
Le lendemain, au 28 mars, lors de la réunion du Comité Militaire Central qui doit mettre en œuvre la résolution du Bureau Politique adoptée le 27 mars, le général Giáp continue à préciser comme suit les orientations opérationnelles au Sud : “ combiner la guerre régulière avec les actions de guerilla, les opérations avec les actions psychologiques dans les rangs ennemis, les combats avec la consolidation et la destruction des forces ennemies avec le contrôle du territoire ” [5]. Le 29 mars, quand le commandement militaire US à Sài Gòn organise une cérémonie de repli du drapeau, Giáp déclare au Comité Militaire Central : “ Les troupes fantoches sont dorénavant l’objectif de nos opérations ” [6]. Dans un cable aux différents théâtres d’opération, le Secrétaire du Comité Militaire Central Võ Nguyên Giáp ordonne : “ Nos contre-attaques militaires sont des offensives et ne sont pas limitées à la simple défense ” [7].
Mais au lendemain de la résolution du 27 mars du Bureau Politique, Tố Hữu et les envoyés spéciaux Nguyễn Thọ Chân et Đinh Đức Thiện sont dépêchés auprès du Comité Central du Sud pour détailler les directives du Bureau Politique sur “ la priorité à la lutte politique ” et la nécessité pour les champs de bataille de “ profiter du répit pour se renforcer ” afin de “ réaliser la concorde nationale et d’arracher la paix ”. Au même moment, selon Lữ Phương, M. Trần Bạch Đằng développe dans plusieurs bureaux du Comité Central du Sud, l’esprit de la “ Lettre pour le Sud ” du Premier Secrétaire Lê Duẩn selon lequel “ la mission prioritaire après l’Accord consiste en la concorde et la réconciliation nationales ”. A la fin de 1972, Lê Duẩn a formé un groupe de travail pour étudier la possibilité et la formation d’un “ gouvernement d’union à trois composantes ”. Phan Văn Khải, alors un directeur adjoint à la Commission de planification de l’Etat, fait partie de ceux qui doivent y entrer. La délégation conduite par Khải part pour le Sud quelques semaines après celle de Tố Hữu.
Après avoir écouté l’exposé de Tố Hữu sur la vision du Bureau Politique quant au respect de l’Accord, la Conférence pour le travail (de sape) auprès des troupes ennemies du Sud adopte au début d’avril 1973 les “ cinq interdictions ” : Interdiction d’attaquer les forces ennemies, interdiction de combattre ces forces en opération de ratissage ; interdiction de bombarder les postes militaires ennemis ; interdiction d’encercler ces postes, interdiction de construire de nouveaux hameaux de combat. Dans la Xè région militaire M. Võ Văn Kiệt et le Comité Permanent (du Parti de la région) décident d’ignorer ces interdits.
Võ Văn Kiệt raconte qu’à la réception du câble du Comité Central du Sud, il s’est réuni avec le colonel Lê Đức Anh et le Comité permanent du Parti de la région avant de convoquer les cadres de la région et des unités combattantes. Toujours d’après lui, quand ils ont appris le contenu des propositions centrales, ces cadres ont senti que “ le Comité régional adoptera une autre position ”. Il faut ajouter qu’avant cette réunion d’ensemble, dès le 2 février 1973, Võ Văn Kiệt s’est réuni avec le comité permanent du parti de la IXè région (Nam Bộ occidental) pour rappeler à ses subordonnés “ de n’avoir aucune illusion ” sur la paix.
Le président Nguyễn Văn Thiệu non plus n’a aucune “ illusion ” car quarante cinq heures avant l’entrée en vigueur de l’Accord, il lance en secret un plan “ d’inondation des territoires ” afin de contrôler 85 % du territoire et 95 % de la population du Sud Vietnam. Le 3 mars 1973, 30 bataillons de l’armée de la République se lancent sur Chương Thiện, comptant s’emparer de tous les objectifs et verrouiller la forêt de U Minh en l’espace de 7 jours. Mais toutes les attaques sont stoppées et la IXe Région lance une contre-offensive sur l’ensemble de la zone militaire.
Devant les dirigeants militaires et du parti de la région, Võ Văn Kiệt, nouvellement promu membre titulaire du Comité Central du parti, déclare : “ L’impératif primordial aujourd’hui, c’est de conserver la population et le territoire ”. Il raconte : “ Il n’y a pas eu de réunion qui se soit terminée aussi rapidement. La Conférence n’a duré qu’une session et tous les participants sont rentrés précipitamment pour défendre leur territoire ”. Mais certains accusent le Comité du Parti de la région occidentale du Nam Bộ d’avoir déchiré l’Accord de Paris “ et le Comité Central du Sud a envoyé un câble rappelant à la IX région de tenir compte de la nouvelle situation ”.
Le commandement du CC du Sud critique ouvertement cette position et diffuse cette critique à l’ensemble de la Zone tout en donnant l’ordre au colonel Lê Đức Anh de replier deux régiments de forces régulières vers l’arrière “ pour entrainement ” et le menace du Tribunal Militaire s’il n’obéit pas. Après consultation avec Võ Văn Kiệt, le colonel Anh demande au haut commandement de “ laisser le commandement militaire de la IXè région continuer la politique décidée par le Comité du parti ”. Võ Văn Kiệt envoie un cable au CC du Sud et au Bureau Politique disant : “ Si nous ne nous opposons pas au grignotage de l’ennemi, avec la perte du territoire et de la population, nous perdrons tout ”.
A la réception de ce câble, le premier secrétaire Lê Duẩn convoque les représentants des régions, du CC du Sud et du Comité militaire du Sud à Hà Nội. Le 19 avril 1973, les représentants du Sud avec entre autres, Nguyễn Văn Linh, Secrétaire adjoint du CC du Sud, Hoàng Văn Thái, commandant des forces au Sud et Võ Văn Kiệt, secrétaire du parti pour la IXè région sont présents pour faire rapport au Bureau Politique à l’hôtel Hồ Tây.
Pour Võ Văn Kiệt, la méthode de travail de Lê Duẩn consiste à “ laisser la résolution dans la poche ”, c’est-à-dire au lieu d’arriver à une réunion pour expliquer la résolution adoptée par le niveau supérieur, Lê Duẩn commence par écouter les réactions de la base pour voir si la résolution est bien adaptée à la situation et si elle ne l’est pas, il changera la résolution et non pas la réalité. Kiệt appelle cela “donner vie à la résolution”.
A chaque visite des dirigeants venant du terrain comme Kiệt, Lê Duẩn demande à tous les membres du Bureau Politique, aux ministères et autres instances de consacrer le temps qu’il faut à comprendre la situation de chaque théâtre d’opérations et il donne instructions aussi aux premiers de répondre en détails aux questions de “ n’importe membre du Comité Central ”. Le fait est que Lê Duẩn cherche à obtenir le consensus le plus élevé au sein du Comité Central. D’après Võ Văn Kiệt, dès son arrivée au Nord, Tố Hữu a tenté par plusieurs reprises de “ convaincre la IXè région d’appliquer la résolution ‘profiter du répit pour se renforcer’ ”.
C’est la première fois que Võ Văn Kiệt visite Hà Nội, la première fois qu’il a de nombreuses réunions avec le Ministère de la Défense, le général Giáp inclus. Le général Lê Hai montre “ l’enclave de l’Ouest du Nam Bộ ” sur la carte et demande : “ Seriez-vous capable de défendre l’enclave ? ”. Kiêt répond : “Nous la perdrons si nous nous retirons. T3 253 dépend de la configuration générale du champ de bataille. Si nous continuons à attaquer, nous tiendrons T3. Si nous nous replions, T3 est perdu.” Contrairement aux généraux Lê Hai et Văn Tiến Dũng qui expriment leur opinion à haute voix, le général Giáp se contente d’écouter avec attention et de poser des questions précises, sans presque jamais donner une opinion personnelle comme celle du Bureau Politique sur l’application de l’Accord de Paris. Il lui arrive de dire une fois : “ L’esquive totale peut être bénéfique à la population mais riposter comme T3 c’est très positif ”.
Võ Văn Kiệt ne peut savoir que dans la position difficile qu’est la sienne, le général Giáp doit être prudent. Mais d’affirmer que “ c’est très positif de la part de T3 ” n’est pas une opinion en l’air. Vers le milieu d’avril 1973, il a d’ailleurs créé une “ Cellule Centrale ” pour “ préparer un plan stratégique ”, nom de code “305 TG1”, commandée par le chef d’état major adjoint, le général Lê Trọng Tấn qui lui est très proche.
A l’été 1973, le premier secrétaire Lê Duẩn convoque le général Lê Hữu Đức et lui demande : “ Que fait l’Etat Major général ? ”. “ Nous préparons un plan stratégique de libération du Sud Vietnam ” répond celui-ci. Et Lê Duẩn demande : “ Je peux écouter ce plan ? ”. D’après le général Đức, après l’avoir écouté, Lê Duẩn demande un rapport plus complet de toute la Cellule Centrale. C’est ce que firent le soir même Lê Trọng Tấn, Vũ Lăng et Lê Hữu Đức. Lê Duẩn leur dit : “ C’est aussi à quoi je suis en train de penser. Votre rapport consolide mes idées et j’en ferai rapport au Bureau Politique ”.
Qu’un sujet “ ultra secret ” soit présenté au Bureau Politique inquiète énormément les officiers en charge de l’opération. Le général Lê Trọng Tấn a immédiatement demandé l’avis des généraux Văn Tiến Dũng et Giáp. M. Hồ Trọng Đại, gendre de Lê Duẩn et habitant dans sa résidence au 6 Hoàng Diệu, raconte qu’il est arrivé un jour que Lê Duẩn était en route pour Đồ Sơn quand il reçût un appel du général Lê Trọng Tấn qui voulait présenter son rapport au premier secrétaire. Lê Duẩn lui demanda de le rejoindre à Đồ Sơn mais celui ci refusa. Par principe, les secrets militaires ne peuvent pas être divulgués en dehors de l’enceinte du Haut Etat Major. Lê Duẩn a dû faire demi tour alors que la route était en très mauvais état [8].
Entre mars et août 1973, au moment où le Comité Central reçoit les rapports des commandants militaires et trace les contours de la stratégie après l’Accord de Paris, les troupes de la République du Vietnam lancent des offensives continues contre la IXè région, surtout à Chương Thiện où 75 bataillons sont engagés. Pourtant la IXè région fait avorter ces attaques. D’après le général Lê Đức Anh, le 1er régiment, commandé alors par Phạm Văn Trà, a joué alors un rôle décisif. En mai 1973, au cours de la réunion élargie du Bureau Politique à Đồ Sơn, “ personne ne pense plus à la trêve ou à la détente ” dit le général Giáp [9].
Võ Văn Kiệt se souvient : “ La 21è Conférence met fin à la critique contre la IXè région et décide de changer d’orientation ”. En effet, le 21è Plénum du Comité Central, ouvert en juin 73, adopte sa résolution le 4 octobre de la même année soulignant que “ la voie de la révolution au Sud est celle de la violence ”. Le général Trần Văn Trà souligne : “ Si en 1973, nous avons cru que d’une façon ou d’une autre l’Accord de Paris sera respecté comme nous avions cru qu’il y aura un référendum au bout de deux ans prévu par les Accords de Genève, la situation n’aurait pas été la même aujourd’hui ” [10]. L’aujourd’hui dont parle Trần Văn Trà désigne la “ Campagne Hồ Chí Minh ”, l’ultime bataille des forces de Libération.
Un mois après que le général Lê Đức Anh soit retourné au Haut Commandement du Sud, Hà Nội décide de promouvoir par mesure exceptionnelle les colonels Lê Đức Anh et Đồng Sỹ Nguyên, le commandant des forces de Trường Sơn (piste Hồ Chí Minh) au rang de général de division.
La campagne Hồ Chí Minh
Ce qui tracasse le premier secrétaire Lê Duẩn en cette période, c’est la réaction des Etats Unis devant cette “ violence ” après l’Accord. L’hymne du FNL le dit : “ Le pays est arrivé devant son destin ”. Depuis 1973, le président Nixon est entrainé par le scandale de Watergate et contraint à la démission pour être remplacé le 1er septembre 1974 par Gerald Ford. D’après Henry Kissinger, maintenu comme Secrétaire d’Etat auprès du président Ford, “ la première décision du président concerne le problème de l’aide non remboursable au Vietnam ” [11].
La part du budget consacrée à Sài Gòn est réduite de 2,1 milliards de dollars en 1973 à 1,4 milliards en 1974 et à 700 millions en 1975 alors que Nixon l’a maintenu à 1,4 milliards. Dans un aide mémoire en date du 12 septembre 1974 au président Ford, Kissinger note que même si le Congrès US accepte cette somme de 700 millions en aide militaire, l’armée de la République du Vietnam n’aura pas des possibilités de résister [12]. De la signature de l’Accord de Paris au mois de septembre 1974, cette armée a perdu 26 000 hommes. Au lieu d’accepter cette proposition, le Sénat l’a même réduite de 300 millions de dollars.
Au début de 1974, au moment où la situation devient de plus brûlante, le général Giáp, au cours d’une mission, est prit d’un mal de ventre terrible et perd connaissance. Il raconte : “ Je me suis réveillé dans un hélicoptère-ambulance ” [13]. Comme l’hôpital militaire 108 ne peut faire un diagnostic convenable, le Bureau Politique décide de le transporter par un vol spécial en Union Soviétique. A Moscou, son cœur a cessé de battre pour quelques secondes et avant d’entrer dans la salle d’opération pour enlever des calculs rénaux, il a même écrit “ quelques dernières recommendations ”. Lorsqu’il se remet en avril 1974, un avion soviétique le ramène à Hà Nội. A ce moment, Văn Tiến Dũng tombe à son tour malade et va se soigner à l’étranger.
Selon le général Giáp, au cours de l’été 74, lorsqu’ils sont tous les deux à Đồ Sơn, Lê Duẩn et lui, ils ont longuement parlé de stratégie. Quand Lê Duẩn se rend compte que Giáp est presque remis de son opération, il lui dit : “ Les affaires sont graves et le temps presse. Tu devrais immédiatement les prendre en charge.” C’est ainsi qu’à Đồ Sơn, tout en poursuivant sa convalescence, Giáp se met à rédiger un sixième “ plan stratégique pour remporter la victoire au Sud ”. La presqu’ile de la station balnéaire de Đồ Sơn est alors strictement réservée au Comité Central, et Giáp s’y promène en discutant avec ses collaborateurs. Mais pour conserver le caractère strictement secret du plan stratégique, dit-il, il n’a dicté que des bouts du plan au colonel Võ Quang Hồ, directeur adjoint du Département des Opérations.
Lorsque le Bureau Politique discute du plan de “ libération du Sud ”, le général Lê Hữu Đức note que “ les deux premières sessions se sont bien déroulées. Mais de la 3è à la 6è session, lorsque Lê Duẩn ouvre la discussion sur un plan de soulèvement général lequel consiste utiliser les forces régulières pour frapper au centre du dispositf ennemi comme lors du Mậu Thân et ensuite susciter un soulèvement général, les débats sont devenus ardents. 7 des 11 membres du Bureau Politique se rallient à la proposition de Lê Duẩn tandis que l’avis de Giáp n’est soutenu que par deux autres membres ”.
D’après le général Lê Hữu Đức, “ depuis l’arrivée de Lê Duẩn au Nord (en 1957, NdT), le général Giáp se trouve souvent isolé. Les généraux qui font partie du Comité militaire Central comme Văn Tiến Dũng, Song Hào, Lê Quang Đạo, Trần Quý Hai sont souvent de l’avis de Lê Duẩn. Lê Trọng Tấn est un général talentueux et fidèle au général Giáp mais n’était pas membre du Comité Central ”. Mais heureusement, dit Lê Hữu Đức, “ le Bureau Politique n’oblige pas la minorité à se rallier à la majorité ” ce qui permet au général Giáp de persévérer à les convaincre.
A partir de la 7è Conférence, le Bureau Politique commence à accepter le projet de “ l’offensive générale ” du général Giáp. Le général Lê Hữu Đức qui est alors le Directeur du Département des Opérations, doit travailler de près avec Lê Duẩn et prendre note des différentes opinions exprimées au sein du Bureau Politique, raconte : “ Lê Duẩn me rabroue souvent, disant, ‘pourquoi le Département des Opérations n’aime pas l’idée du soulèvement général ?’ ”. Puis quand l’option de l’offensive générale prévaut, il me dit : “ Si c’est une offensive générale, pourquoi ne pas la lancer sur Sài Gòn au lieu de Buôn Mê Thuột ? ”.
Le plan d’attaque sur cette ville a été discuté dans les détails par les généraux Giáp et Văn Tiến Dũng en la présence de Hoàng Văn Thái avant le départ de Văn Tiến Dũng pour le Sud. D’après le général Giáp, depuis la mi-1973 la Cellule Centrale a choisi les hauts plateaux du Tây Nguyên comme le principal axe stratégique. Au cours d’une session de travail, le général Hoàng Minh Thảo suggère que si ce choix est ferme, il faut d’abord attaquer Buôn Mê Thuột [14]. Les généraux Giáp et Dũng sont du même avis.
Selon Lê Hữu Đức, “ en janvier 1975, quand Lê Duẩn accepte de démarrer l’offensive générale par Buôn Mê Thuột, Giáp ordonne au général Lê Trọng Tấn de construire au plus vite une route qui soit la plus proche de cette ville afin d’acheminer tanks et canons lourds, facteurs essentiels pour frapper un coup décisif. Après que nous nous sommes rendus maitres de Buôn Mê Thuột, le général Giáp nous a dit le 11 mars 1975 qu’il n’exclut pas un retrait rapide des ennemis du Tây Nguyên. Effectivement, les fantoches abandonnent le Tây Nguyên le 26 mars. ”
Au matin du 11 mars, en apprenant que Văn Tiến Dũng est maitre de Buôn Mê Thuột et commence l’encerclement de Kontum et Pleiku, le Bureau Politique et le Comité permanent du Comité Militaire estiment à l’unanimité : “ Nous avons la capacité d’arracher une grande victoire plus tôt que prévu ” avant d’accepter le plan opérationnel de l’Etat Major. Dans une ambiance enthousiaste, Lê Duẩn demande : “ Nous avions prévu de libérer le Sud en deux ans. Maintenant que nous controlons Buôn Mê Thuột après Phước Long, est-ce que nous pouvons avancer plus vite ? Je propose au Bureau Politique et au Comité Militaire Central (par suite le CMC) d’examiner si oui ou non nous pouvons entreprendre l’offensive générale dans la totalité du Sud Vietnam ”. D’après Lê Hữu Đức “ Le frère Văn est le premier à appuyer la proposition du frère Ba avant que tous les camarades du Bureau Politique en fassent de même ” [15].
Du 11 mars 73 jusqu’à la retraite des troupes de Sài Gòn du Tây Nguyên, le général Võ Nguyên Giáp ne travaille pratiquement qu’au département des opérations où il lit tous les câbles qui arrivent des différents théâtres d’opérations. En tant que commandant en chef de la campagne, il a une vue d’ensemble et est en étroite coordination avec les commandants des troupes sur le terrain. Le général Lê Hữu Đức, chef du département des opérations, va tous les jours à 19 h au domicile de Lê Duẩn pour lui présenter l’évolution des combats et le développement des plans de bataille.
D’après Lê Hữu Đức, après l’abandon du Tây Nguyên par les troupes de Sài Gòn, le général Giáp et le Comité Permanent du CMC s’accordent pour pousser les opérations vers l’Est. Les décisions concrètes sont laissées au général Văn Tiến Dũng.
Lê Hữu Đức raconte : “ Văn m’ordonne d’en faire rapport au frère Ba et de demander ses orientations. Après m’avoir écouté, celui-ci montre une certaine perplexité. Depuis 1972, il ne cesse de penser qu’il nous faut regrouper nos forces régulières pour, le moment venu, attaquer directement Sài Gòn et remporter la victoire décisive. Selon lui, maintenant que le Tây Nguyên est libéré, la poursuite des ennemis et la libération des provinces côtières devraient être la tâche des forces de la Vè région et les forces du Tây Nguyên devraient avancer sur Lộc Ninh et attaquer Sài Gòn, le plus tôt sera le mieux. Or nous ne sommes pas prêts à coordonner tous les théâtres d’opérations de telle envergure. Heureusement, au même moment, nous recevons un câble de Dũng se proposant d’avancer vers l’Est, en accord avec le CMC. Je reviens en rendre compte au premier secrétaire, et cette fois ci, il accepte.” [16]
En recevant la nouvelle, le commandant en chef du théâtre d’opérations câble au commandant en chef (câble 107) disant : “ Hier soir je n’ai pas pu fermer l’oeil en réfléchissant à ma décision et à l’ordre de replier la 10è division. Heureusement, dans les 25 minutes qui suivent, j’ai reçu ton câble. Quelle joie de voir comment les décisions de la direction concordent avec celles de ceux qui sont sur le terrain ” [17].
Le général Giáp compte se rendre immédiatement à Vĩnh Linh (au 17e parallèle, NdT) et son hélicoptère est prêt. Mais il décide finalement de rester à Hà Nội car “ vu la rapidité des changements sur le champ de bataille ” le commandant en chef ne peut quitter l’Etat Major général. Après que le Bureau Politique accepte la proposition du CMC de “ libérer le Sud en 1975 ”, le général Giáp se rend à Ninh Bình le 18 mars et décide d’envoyer le 1er Corps d’armée au Sud. C’est le dernier Corps d’armée qui soit resté au Nord. Pour le moment, cette grande unité aide la population de Ninh Bình à reconstruire les digues, activité visant à tromper la surveillance ennemie. Laissant derrière lui la division 308, à la fois force de réserve et de protection de la capitale, le 1er Corps d’armée se met immédiatement en route et se dirige vers le Sud par la Nationale 1.
Avant cela, depuis le 17 mars, le général Giáp inonde le Commandement de Trị Thiên et celui du 2è Corps d’armée de câbles les pressant d’avancer vers les plaines afin de couper les liaisons entre Huế et Đà Nẵng, les autorisant à utiliser tanks et canons afin de renforcer la puissance de feu et d’accroitre les forces de l’offensive. Il critique le général Lê Trọng Tấn pour avoir planifier l’attaque sur Đà Nẵng en cinq jours. Devant la débandade des troupes de Sài Gòn, il lui donne trois jours.
Le 24 mars, le Bureau Politique et le CMC sont déterminé à “ agir avec audace, célérité pour frapper et surprendre l’ennemi afin de libérer le Sud avant la saison de pluie de 1975 ”. Le Bureau Politique accepte également le plan de création du front de Quảng Đà – Đà Nẵng, nom de code “ Front 475 ” et le place sous le commandement du général de division Lê Trọng Tấn, avec comme commissaire politique le capitaine général Chu Huy Mân. Le lieutenant colonel Lê Phi Long est nommé chef du bureau des opérations de ce front.
Au matin du 25 mars, le général Lê Trọng Tấn reçoit les dernières instructions du général Giáp et dans l’après midi prend l’avion pour Quảng Bình avec les principaux cadres de la campagne. De là ils prennent un hélicoptère pour Quảng Trị. Le commandement de la force 475 arrive à l’Ouest de Huế et de là prend la route 72 en direction de Đông Truồi dans l’intention de lancer l’attaque sur Huế et Đà Nẵng. Mais raconte Lê Phi Long : “ Ils sont sur la route quand ils apprennent que nos troupes viennent de libérer Huế le soir même du 25 mars ”. Le 1er Corps d’armée reçoit alors l’ordre de retourner à Quảng Trị, de changer leur axe d’attaque de la Nationale 1 vers la route de Trường Sơn. 30 000 hommes et 1053 de pièces d’artillerie de toutes sortes mènent alors une opération éclair pour arriver le 14 avril à Đồng Xoài.
Au vu d’une victoire certaine, immédiatement après la réunion du Bureau Politique, Lê Đức Thọ se porte volontaire pour aller au front. Il quitte Hà Nội le 28 mars 1975. Ainsi, il y a trois membres du Bureau Politique que sont Lê Đức Thọ, Phạm Hùng et Văn Tiến Dũng dans le haut commandement de la campagne pour la libération du Sud Vietnam. Le 14 avril, le Haut Commandement de la Campagne câble à Hà Nội pour proposer que la campagne porte le nom de Hồ Chí Minh. La semaine précédente, le 7 avril, le général Giáp commande à l’“ Armée de la région côtière ” [18] d’entreprendre d’“ actions audacieuses et de rapidité foudroyante ” [19] cependant que le général Lê Trọng Tấn prépare lui tout ce qui est possible pour arracher la victoire dans cette “ ultime bataille.”
Ainsi qu’ils l’ont planifié, le 27 avril, les cinq corps d’armée commencent leurs attaques afin de converger sur Sài Gòn le 29 avril. Mais d’après le général Lê Hữu Đức [20], le commandant de l’Armée de la Région côtière, le général Lê Trọng Tấn, demande le 24 avril l’autorisation pour les IIè et IVè corps d’armée de lancer leurs attaques dès le soir du 26 avril, arguant que si elles doivent attendre jusqu’au lendemain comme les autres corps d’armée, elles ne pourront pas se joindre aux autres pour l’assaut final. L’Armée de la Région côtière doit en effet traverser deux grandes fleuves, le Đồng Nai et le Sài Gòn.
Le câble arrive tard dans la nuit. Le général Đức doit se rendre aux domiciles respectifs de Lê Duẩn, Trường Chinh et Phạm Văn Đồng pour leur faire un rapport quotidien alors que la situation est d’une grande urgence. Il décide d’aller d’abord réveiller le général Giáp pour demander ses instructions. Celui ci donne immédiatement son accord, mais par précaution accompagne le chef du Département des Opérations chez le premier secrétaire Lê Duẩn avec une carte d’état major.
Après la lecture du câble du général Tấn, Võ Nguyên Giáp prend la parole : “ Je vous propose de câbler votre accord au général Tấn ”. D’après Lê Hữu Đức, Lê Duẩn répond immédiatement : “ Il faut attaquer, attaquer tout de suite. Nous ne pouvons plus nous attendre les uns les autres. Maintenant, les armées qui sont en bonne position doivent aller de l’avant ”. Giáp demande à Lê Duẩn : “ Vous signez le câble ? ” [21]. Dans l’ouvrage collectif sur Lê Duẩn, Lê Hữu Đức et Madame Diệu Muội se sont trompés de date et parlent du 29 avril 1975.]] et celui-ci de répondre : “ Non vous êtes le commandant en chef, signez-le ”. Puis il ajoute après quelques secondes de réflexions : “ Si besoin est, ajoutez ma signature ou alors dites bien que vous avez discuté avec moi et que je suis totalement d’accord ” [22]. Le même 24 avril, le général Tấn envoie Lê Phi Long, chef du département des opérations de son groupe d’armée, au commandement de la campagne et le général Dũng aussi est d’accord pour laisser le groupe de l’Est démarrer l’attaque.
Le 30 avril 1975, à 10:50, le Département des Renseignements Militaires écrit au Commandement Général : “ Nos troupes sont entrées dans le palais présidentiel fantoche ”. A 11:30, le chef adjoint du département des chiffres se présente dans la salle de réunion pour apporter un câble du général Lê Trọng Tấn : “ Une unité du groupe d’armée de l’Est a planté nos drapeaux sur le palais présidentiel ”. Le général Giáp raconte : “ Ce soir là j’ai fait le tour de Hà Nội. Une forêt de drapeaux et de fleurs surgit on ne sait pas depuis quand. Les rues sont bondées, comme dans les grands moments de fête ”.
“ LE MARÉCHAL POSEUR DE STERILETS ”
Au IVè Congrès en décembre 1976, bien qu’il reste Ministre de la Défense, le général Giáp se trouve derrière Lê Đức Thọ dans la hiérarchie du Bureau Politique. En 1977, il n’est plus Secrétaire du CMC car dans le nouveau règlement, ce poste est occupé par le Secrétaire Général. En 1980, il cède son poste de Ministre de la défense au général Văn Tiến Dũng [23]. Avant le Vè Congrès du Parti, Lê Đức Thọ présente à nouveau au Bureau Politique le dossier de “ l’affaire du groupe anti-parti ” qu’on croit enterrée depuis 1967.
Au cours de cette réunion sur le complot anti-parti, selon Võ Văn Kiệt [24] “ (Lê Đức) Thọ a repris les informations données par Trần Quỳnh [25] mais Giáp les rejette. Néanmoins, Thọ maintient ses conclusions. Le Bureau Politique n’a aucun élément pour décider dans un sens autre que celui des affirmations de Thọ. Lê Duẩn et Phạm Văn Đồng n’ont pas dit mot. Il est possible que certains membres du Bureau Politique soient au courant des affaires de Giáp. Personnellement je n’en sais rien ”.
Peu après Kiệt questionne Phạm Văn Đồng : “ Vous connaissez Giáp et vous avez du poids au sein du Bureau Politique, qu’est ce que c’est que cette histoire ? ”. Đồng se contente de dire : “ Je connais le prestige de Giáp au sein de la population ”, puis rit. Kiêt lui dit : “ On ne peut négliger le prestige populaire. Exploiter ce prestige de Giáp peut même aider le peuple et le pays. Je ne suis pas d’accord avec la conduite de certains d’entre vous contre Giáp. Je respecte vraiment sa force de retenue. C’est vraiment la marque d’une force de caractère et de volonté d’un grand personnage ”.
D’après Hồ Ngọc Đại, gendre de Lê Duẩn, le général Giáp lui téléphone un jour pour lui demander de passer le voir chez lui. Selon Đại : “ Giáp m’a demandé de passer à 13h00 mais je ne suis arrivé qu’à 15h00. Il m’a dit qu’il m’attend depuis longtemps. Il me prend par les épaules et me dit : “ Peux-tu remettre cette lettre en main propre au frère Ba pour moi ? En fait, dans l’après midi du même jour, il y a une réunion du Bureau Politique pour discuter du cas de Giáp. Le soir, je remets la lettre à mon beau père qui se contente de dire ‘N’importe quoi’ ”. Đại poursuit : “ Une fois, je suis allé au 2 Nguyễn Cảnh Chân pour présenter mes voeux de Bonne année à Lê Đức Thọ. Giáp arrive en même temps que moi. Thọ sort de chez lui sans même dire bonjour à Giáp, passe devant lui pour aller m’étreindre. Il a d’ailleurs dit que Giáp a encore de la chance qu’on lui garde sa tête sur les épaules.”
Au Vè Congrès, Võ Nguyên Giáp, Nguyễn Duy Trinh, Trần Quốc Hoàn, Lê Văn Lương et Nguyễn Văn Linh quittent le Bureau Politique. Pour Hoàng Tùng, “ Lê Đức Thọ a dû écarter cinq personnes du Bureau Politique pour éviter les mauvaises langues, mais en réalité c’est Giáp qu’il vise ”. Et toujours selon Hoàng Tùng, “ bien avant cela, Thọ comme Lê Duẩn ont à plusieurs reprises et publiquement mis en doute les capacités de Giáp, y compris dans le domaine du commandement militaire ”.
En 1983, le général Giáp est nommé Président du Comité National de Planning familial alors que Tố Hữu entre au Bureau Politique comme vice premier ministre permanent. L’opinion publique résume : “ Le poète s’occupe de l’économie, le maréchal manipule des stérilets ”.
En 1984, le gouvernement organise plusieurs activités pour “ saluer le trentième anniversaire de la victoire de Điện Biên Phủ ” et les journaux publient de nombreux témoignages de Vietnamiens comme de Français. Les articles publiés dans Nhân Dân (Le journal du Parti) entre mars et mai 1984 ont longuement parlé de Henri Navarre et de Christian de Castries mais n’ont pas mentionné une seule fois Võ Nguyên Giáp, le général qui les a vaincus.
Le 7 mai 1984, le jour même de l’anniversaire de la victoire, le Nhân Dân publie en première page la photo de Hồ Chí Minh, Trường Chinh et Võ Nguyên Giáp. Au lieu de nommer ces personnages, le journal se contente de noter : “ Le Bureau Politique du Comité Central prend la décision de lancer les opérations Hiver-Printemps 1953-1954 ”. Les articles du Journal de l’armée populaire (Quân Đội Nhân Dân) ne mentionnent pas non plus le nom de Võ Nguyên Giáp.
D’après le colonel Nguyễn Văn Huyên, quand le général d’armée Hoàng Văn Thái publie ses mémoires dans le Journal de l’armée sous la forme de plusieurs feuillets intitulés “ Điện Biên Phủ, la campagne historique ”, le journal décide d’enlever le nom du général Giáp. Quand les évènements obligent à mentionner le rôle de Giáp, le journal ne l’appelle que par ses titres “ commandant en chef ” ou “ Secrétaire du CMC ” plutôt que de dire le général Võ Nguyên Giáp ou le nom plus familier de frère Văn. Le général Hoàng Văn Thái est furieux et menace de retirer ses mémoires. Et c’est pour cela que de temps à autre, le nom de Giáp est mentionné dans les mémoires de Hoàng Văn Thái publiés par le Quân Đội Nhân Dân.
Dans leur livraison des 7 et 8 mai 1984, les journaux Nhân Dân et Quân Đội Nhân Dân consacrent presque la totalité des 4 pages à parler de Điện Biên Phủ. Mais le nom de Giáp n’est mentionné nulle part, ni dans les éditoriaux, ni dans les articles. Le 8 mai, ces deux journaux ont rapporté le “ meeting solennel pour commémorer le trentième anniversaire de la victoire de Điện Biên Phủ ” organisé à Hà Nội le 7 mai au soir. Le nom de Võ Nguyên Giáp est mentionné comme membre du présidium, sans son titre de général d’armée et loin derrière Phạm Hùng, Văn Tiến Dũng, Chu Huy Mân, Nguyễn Hữu Thọ. Rien n’est dit sur son rôle dans la “ victoire ” que tout le pays est en train de célébrer [26].
Le Bureau Politique du PCV avant la campagne de Điện Biên Phủ (janvier 1954)
De gauche à droite : Phạm Văn Đồng, Hồ Chí Minh, Trường Chinh, Võ Nguyên Giáp
Cependant, les journaux du début des années 80 publient successivement de nombreux articles décrivant le premier secrétaire Lê Duẩn comme “ le véritable commandant en chef ” dans la “ résistance anti-américaine ” [27]. Dans ses articles sur “Le temps de la lutte victorieuse contre les Américains”, Thép Mới, citant Lê Đức Thọ, raconte qu’en 1955 déjà, Lê Duẩn a prédit que la séparation entre le Nord et le Sud va durer 20 ans [28]. Toujours dans ces articles, Lê Duẩn est décrit comme celui qui est à l’origine de toutes les grandes décisions du Parti Communiste Vietnamien. “ L’Oncle est le premier à partager les idées de Frère Ba au Bureau Politique dès qu’il est arrivé au Nord ” [29]. D’après Thép Mới, “ la grandeur de Hồ Chí Minh réside dans le fait qu’il sait être à l’écoute ” de Frère Ba et ponctue chaque rencontre par ces mots : “ Tu as raison ” [30].
En mars 1985, alors qu’il n’est plus ministre de la défense, le général Giáp se rend à Huế pour fêter “ le dixième anniversaire de la libération ”. Les généraux Lê Trọng Tấn (chef d’Etat-Major général) et Lê Phi Long l’accompagnent et ils sont reçus avec faste. Ils sont logés dans l‘ancienne résidence de Ngô Đình Cẩn.
Le général Lê Phi Long raconte : “ Frère Văn m’appelle pour se promener avec lui dans le jardin. Il me demande : ‘Ces temps-ci, tu as entendu les commentaires des gens ?’ Je lui réponds. Il me dit : ‘Pourquoi ne pas avoir répliqué ! Dans une situation aussi complexe que celle-ci, on peut avoir trois attitudes : Un, se battre ouvertement pour défendre la vérité et la justice ; deux, si les conditions ne sont pas réunies pour faire valoir la vérité, se taire et attendre patiemment son heure ; trois, adopter une position opportuniste, calomnier, changer le blanc en noir, déformer la vérité. Ceux d’entre vous qui ont suffisamment de courage adoptent la première attitude, ceux qui ne sont pas en condition de le faire adoptent la seconde. La troisième est à éviter absolument ”.
Naissance de l’Armée de Libération (22 décembre 1944)
« Ce général au chapeau de feutre » (dixit Lê Đức Thọ)
Le lendemain, la délégation du général Giáp se rend à Đà Nẵng par la route. Au Col des Nuages (Hải Vân), l’ambiance chaleureuse de Huê est dissipée. Un jeune et illustre inconnu membre du Comité provincial du Parti vient seul les accueillir, sans la présence d’aucun officier de la Région militaire ou de la province. Le général Lê Phi Long se souvient : “ Nous étions tous très indignés mais Frère Văn reste imperturbable ”.
Le soir venu, la délégation s’installe à la maison d’hôte de Mỹ Khê. D’après le programme, la délégation doit se rendre le lendemain au monument aux morts avant de se rendre à la commémoration de la victoire. Elle attend en vain les lettres d’invitation et les badges pour cette dernière. Quand les officiers accompagnateurs se renseignent, ils reçoivent une réponse laconique : “ Ceux qui n’ont pas d’invitation ne sont pas invités ”.
La cérémonie de commémoration de la victoire à Đà Nẵng cette année là, est une grande cérémonie avec la participation du Secrétaire Général Lê Duẩn. Lê Phi Long raconte : “ Passablement troublés, nous soumettons la question au général Tấn et au général Giáp. Certains émettent l’avis de ne pas assister à la cérémonie. Après une longue réflexion, le général Giáp dit d’un ton très doux : Nous ne sommes pas ici pour des festivités mais pour saluer les compagnons et camarades qui sont tombés sur cette terre. Cette visite doit donc être organisée avec tout le cérémonial militaire ”.
Le général Lê Trọng Tấn donne immédiatement l’ordre au commandement de la Vè région d’organiser une cérémonie avec garde d’honneur et orchestre et demande à ce qu’un de ses membres les accompagne. Le lendemain, une foule immense se rassemble autour du monument aux héros. Les gens ne viennent pas parce qu’ils sont mobilisés, mais pour voir le général Giáp.
Lors de l’anniversaire du “ 10è anniversaire de la libération du Sud Vietnam ” organisée à Hà Nội le 30 avril 1985, Võ Nguyên Giáp continue à être inclus dans le présidium du meeting, mais dans la liste publiée par le Nhân Dân du 1er mai, son nom vient en 9è rang, derrière plusieurs de ses anciens subordonnés tels que Văn Tiến Dũng, Võ Chí Công, Chu Huy Mân, Đỗ Mười, Nguyễn Cơ Thạch... conformément à la hiérarchie protocolaire du moment. En cette année 1985, il n’est plus que membre du Comité Central et vice-président du Conseil des Ministres.
Depuis qu’il n’est plus ministre de la défense, les journaux officiels ne le nomment plus jamais Général. Mais durant toute cette période, Võ Nguyên Giáp ne quitte pratiquement pas son uniforme. Au cours de quelques rares voyages officiels qu’il effectue, il est toujours habillé de son uniforme blanc de cérémonie.
Il continue à habiter la villa du 30, rue Hoàng Diệu. Même lorsque Lê Đức Anh devient ministre de la défense, cette maison est toujours sous la protection de l’armée. Mais l’admiration dont il est l’objet auprès des généraux, des soldats et de la population va au delà des formes protocolaires. Plus son nom est expulsé dans les colonnes du Nhân Dân, plus le peuple parle de lui dans sa vie quotidienne. Peut être est il conscient de sa place dans l’Histoire, cet ancien professeur d’histoire qui a vécu des moments où on l’a placé au dernier rang dans les tribunes sans pour autant pouvoir égratigner ce monument silencieux et majestueux.
Le général Giáp quitte officiellement la scène politique après le VII Congrès en 1991. Même si, selon Võ Viết Thanh, l’affaire Năm Châu-Sáu Sứ est monté de toute pièce, le Bureau Politique ne s’est pas exprimé une seule fois pour l’innocenter comme il l’a demandé à plusieurs reprises. Il faut attendre 1994 pour qu’au cours de la commémoration du “ 40è anniversaire de la victoire de Điện Biên Phủ ”, son nom soit de nouveau mentionné dans un discours de gouvernement. Le 6 mai 1994 au soir, Võ Văn Kiệt déclare : “ Salut au général Võ Nguyên Giáp qui fut alors le commandant en chef de la campagne de Điện Biên Phủ, celui qui a appliqué de manière intégrale et créative les décisions du président Hồ Chí Minh et du Bureau Politique et qui, avec le Haut Commandement de la Campagne, présida aux opérations qui ont conduit à la victoire totale ”. Võ Văn Kiệt se souvient aussi : “ Avant ce meeting, lorsque le ministre de la défense Đoàn Khuê est allé à Điện Biên Phủ pour célébrer le 40è anniversaire, il n’a pas mentionné une seule fois le nom de Frère Giáp ”.
Même si le discours de Võ Văn Kiệt est prononcé avec toutes sortes de formules de prudence, même si la part consacrée au général Giáp contient à peine 59 mots, il suffit que le nom du général Giáp soit prononcé pour que le Palais de la culture vietnamo-soviétique croule sous les vivats. Nul ne sait ce que le général pense en lui même car depuis longtemps, il a pris l’habitude de rester impassible. Il n’en reste pas moins que les présents ne peuvent retenir leurs larmes pendant que leurs ovations se prolongent.
HUY ĐỨC