Dès le lendemain des municipales, Hollande et Valls ont annoncé leur intention de mettre fin au « millefeuille territorial » en divisant par deux le nombre de régions, en accélérant le regroupement des communes, en supprimant les départements ainsi que la « clause générale de compétences », qui permet aux collectivités territoriales (conseils municipaux, généraux et régionaux) d’intervenir dans tous les domaines concernant « les affaires de la collectivité » sans se préoccuper ce que font les autres niveaux.
L’annonce a suscité un bel émoi parmi les élus visés par cette réforme, d’autant plus « abasourdis » par la nouvelle qu’ils venaient de voter, le 27 janvier, la loi MAPTAM (modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) présentée par Marilyse Lebranchu et qui revenait sur diverses décisions prises sous Sarkozy, dont la suppression de la clause générale de compétence pour les départements et les régions. Une nouvelle scène du processus de décentralisation de l’État et de réforme territoriale venait de commencer...
Un processus au long cours
Ce processus a été mis en chantier avec les lois Defferre de 1982-1983. Il s’agissait, dès le départ, de réformer des structures territoriales qui dataient, avec les communes et les départements, de la révolution de 1789, pour les adapter à l’évolution démographique et économique. Cet « acte I » de la décentralisation donnait le statut de collectivité territoriale aux départements et aux régions (nées en 1972). Le pouvoir exécutif qui était exercé dans les départements par le préfet passait aux mains du président du conseil général, dont les membres étaient désormais élus au suffrage universel direct. Commençait aussi une série de transferts de compétences de l’Etat aux collectivités territoriales dont on a pu voir, au fil du temps, qu’elles ne s’accompagnaient jamais des moyens nécessaire à en assumer totalement les fonctions, avec pour conséquence un transfert de charges sur les fiscalités locales et un recul des service rendus à la population.
Raffarin entamait l’« acte II » en 2002-2004, poursuivi en 2008-2011 par Sarkozy, qui mettait des « spécialistes » à contribution pour élaborer des projets de réforme affichant désormais de façon ouverte, crise oblige, l’objectif de réduire les dépenses des collectivités territoriales. En 2008, une « commission pour la libération de la croissance française », présidée par Attali, pondait un rapport plein de « recommandations » visant à « relancer la croissance économique de la France ».
La France compte alors 36 783 communes, 100 départements, 26 régions et plus de 2 580 EPCI à fiscalité propre (intercommunalités, communautés urbaines...). Les « redondances et chevauchements de compétences » entre ces divers échelons territoriaux, disait le rapport, créent à la fois un « éclatement de la responsabilité, la paralysie de la décision, et la déroute de l’administré ». Pour y mettre fin, la commission préconisait de réduire à deux les types de collectivités territoriales : des régions fortes et peu nombreuses et des intercommunalités plus puissantes, notamment des « agglomérations » qui regrouperaient de 60 000 à 500 000 habitants « afin d’atteindre la taille critique qui permet de diminuer le coût des services publics locaux pour le citoyen ». Les départements, qui n’ont plus de place dans ce schéma, devant quant à eux disparaître.
Mais Sarkozy ne franchit pas le pas, disant « [ne pas croire] que les Français sont prêts à renoncer à la légitimité historique des départements ». En réalité, il n’osait pas affronter la fronde des élus menacés par la réforme. Il commandait un autre rapport en 2009 à Balladur, qui tentait de ménager la chèvre et le choux. Les sénateurs (élus par les autres élus...) s’en mêlèrent ensuite, affirmant la pérennité des départements. Le tout aboutit en 2010-2011 à diverses lois et projets de lois avec, entre autres, le remplacement des conseillers généraux et régionaux par un « conseiller territorial » devant siéger dans les deux instances, ainsi que la suppression de la clause générale de compétence pour les départements et les régions.
Puis vint Hollande, sonnant le début de l’acte III. Après être revenu sur les lois Sarkozy avec la loi MAPTAM, il reprend aujourd’hui à son compte, avec Valls, les axes du rapport Attali pour, dit-il, « en finir avec les enchevêtrements, les doublons, les confusions » et faire participer les collectivités locales à « l’effort contre les déficits ». Ils s’appuient pour cela sur un rapport (un autre !) commandé par Hollande à Malvy, président PS de Midi-Pyrénées et Lambert, président de droite de l’Orne, qui y expliquent comment les collectivités territoriales pourront s’accommoder de la coupe à venir de 11 milliards d’euros des dotations de l’État... en délibérant, par exemple, sur le temps de travail des fonctionnaires ! Un système de bonus-malus incitera les communes à se regrouper, à mutualiser leurs ressources, autrement dit à prendre leur place dans la course à la suppression de postes de fonctionnaires. Selon une estimation donnée au journal Les Echos par le secrétaire d’Etat à la réforme territoriale, Vallini, la « suppression des doublons » permettrait d’économiser entre 12 et 25 milliards par an.
Hollande, plus fort que Sarko ?
Hollande-Valls réussiront-ils là où Sarkozy avait reculé ? En fait, tous les partis institutionnels partagent les mêmes objectifs concernant la réforme territoriale. Mais tous ont un problème avec leurs élus qui, avec la disparition des départements, la diminution du nombre de communes et de régions, verraient leur « fonction élective » menacée. Claudy Lebreton, président PS de l’Assemblée des départements de France avait trouvé en 2008, le rapport Attali « parfaitement incongru et iconoclaste » ; il se dit aujourd’hui « abasourdi » par les annonces de Valls.
Lui et ses confrères nous expliquent que c’est au recul de la « démocratie de proximité » qu’ils s’opposent en refusant la réforme. Mais, en dehors des petites communes, comment parler de « démocratie de proximité » alors qu’il est patent que les instances territoriales ne sont que des chambres d’enregistrement des décisions prises par les chefs des exécutifs ? Quant à la « proximité » des administrés avec les édiles locaux, elle est à géométrie variable, selon que l’« administré » est chef d’entreprise ou jeune chômeur d’un quartier populaire... Leur souci n’est pas non plus la sauvegarde des emplois publics, ni la sauvegarde des services rendus aux populations : tous participent depuis longtemps à la destruction des services publics locaux par le biais des délégations de services publics. Et tous répercutent, en protestant parfois mais sans organiser la moindre résistance, les mesures de restrictions budgétaires décidées par l’État. Leur vrai problème a été formulé par Lebreton lors d’une émission télévisée : en votant une telle réforme, députés et sénateurs « scieraient la branche sur laquelle ils sont assis »…
Il peut sembler paradoxal que Hollande et Valls repassent à l’offensive sur ce terrain au lendemain de la claque prise par les élus de leur majorité aux municipales. Mais c’est qu’ils comptent justement sur les sentiments que génère leur politique dans la population pour désarmer l’opposition des élus de leur majorité et les contraindre à avaler une réforme qui s’inscrit dans la logique de la propagande pour la réduction des déficits qu’ils défendent par ailleurs. Quelques sondages sortis après l’annonce de Valls semblent leur donner raison, relevant qu’une majorité (de 55 à 60 %) des sondés se prononce pour la suppression des départements.
Antidémocratique et générateur d’inégalités
Il est impossible de savoir si la manœuvre que tentent Valls et Hollande réussira. Une chose est par contre certaine : depuis sa mise en œuvre, la réforme territoriale et la décentralisation n’ont apporté que reculs et précarisation des effectifs des collectivités territoriales ; les transferts de compétences sans les moyens nécessaires n’ont cessé de faire régresser les services rendus à la population. Valls prétend aujourd’hui franchir un nouveau pas, contre les travailleurs des collectivités locales et leurs usagers, autrement dit contre la population dans son ensemble.
La soi-disant volonté d’en finir avec la gabegie (bien réelle au demeurant) que constitue l’organisation administrative et politique de l’Etat français n’est qu’un des volets de la lutte que mènent les gouvernements européens pour entretenir les dividendes des grands actionnaires des banques et des multinationales. Un double mouvement est en route, profondément antidémocratique et générateur d’inégalité sociale : vers une concentration toujours plus forte des pouvoirs entre de moins en moins d’exécutifs locaux placés à la tête de structures adaptées aux besoins de la grande bourgeoisie européenne, gran-des régions (y compris transfrontalières) et grandes métropoles urbaines sur lesquelles se concentrent les moyens financiers destinés à favoriser « les affaires », tandis que des pans entiers des territoires sont condamnés à la régression.
Mettre fin à cette fuite en avant destructrice est une urgence. Mais le faire au nom de la défense d’institutions qui n’ont de « démocratique » et de « proximité » que le nom est une impasse. Oui, il faut mettre fin aux gaspillages de toute sorte que constituent les « doublons », mais en conservant les effectifs de fonctionnaires, et même en les augmentant, ce qui permettrait d’améliorer les services rendus à la population. Quant aux regroupements des communes, des départements, des régions, y compris à travers les vieilles frontières nationales, ils devraient relever d’un processus démocratique s’inscrivant dans un cadre bien plus général : celui de la construction d’une Europe des travailleurs et des peuples.
Daniel Minvielle