Né sur les cendres du mouvement « musclé » Occident, le groupe Ordre nouveau (ON) est fondé en novembre 1969. Contrairement à l’organisation dont il est issu, ON ambitionne d’élargir son champ d’intervention au-delà de la simple utilisation de la barre de fer et va rapidement envisager de participer aux élections. Conscient de l’image désastreuse que véhicule son mouvement, ON est à l’origine d’un « Front national pour l’unité française » (FNUF ou FN), structure à vocation électorale mise en place pour les élections législatives de mars 1973. L’ensemble de l’extrême droite est sollicitée pour prendre part à l’aventure, en remisant ses divergences au vestiaire. Elle répond présent à la quasi unanimité – les royalistes de l’Action française déclinent l’offre poliment – et s’accorde sur le nom de Jean-Marie Le Pen comme porte-parole.
Du groupuscule au parti électoral
Agé alors de 45 ans, Le Pen a déjà un long parcours à l’extrême droite. En 1955, il s’était engagé comme volontaire pour l’Indochine mais n’y était arrivé qu’après la défaite de Dien Biên Phu. De retour en France, il milite aux côtés de Pierre Poujade et est élu, à 27 ans, plus jeune député de l’Assemblée nationale en 1956. Il rompt rapidement avec Poujade et s’engage pour l’Algérie française. Il sera plus tard accusé d’avoir lui même pratiqué la torture. En 1963, il fonde la SERP (Société d’études et de relations publiques), éditrice entre autre de disques de chants nazis, et organise en 1965 la campagne présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour.
Jean-Marie Le Pen participe donc à la création du FN qui voit le jour le 5 octobre 1972, salle des Horticulteurs à Paris. Ce front cherche à incarner la « droite nationale, sociale et populaire », seule à même de barrer « la route au Front populaire » et capable de « chasser les voleurs du pouvoir ». Jean-Marie Le Pen, vedette médiatique, met en avant le thème de l’immigration, principal angle d’attaque de la politique du FN, une « immigration incontrôlée (…) menace pour l’emploi, pour la sécurité et pour la santé des Français » et dénonce d’un même mouvement une majorité politique qui a « trahi la volonté de ses électeurs » au profit des « syndicats marxistes ». Ce qui lui permet de conclure que « puisque les tenants de la droite libérale ont abandonné la place, la seule droite est maintenant la nôtre : la droite nationale » [1].
Le discours est relativement lissé et la quincaillerie habituelle (croix celtiques, matraques et casques) se fait dorénavant plus discrète. Il n’en demeure pas moins que le FN, au moment de sa fondation, se place lui-même clairement dans une filiation avec le fascisme historique, italien plutôt que français d’ailleurs. Lorsqu’il est créé, l’extrême droite française est plutôt groupusculaire. Or, dans l’Italie voisine, il existe un parti relativement puissant – qui pèse environ 10 % des voix –, le MSI (Mouvement social italien), qui donnera toute son aide, militante et financière, à la création du FN en France. Le MSI est clairement de filiation fasciste, et ne s’en cache pas vraiment d’ailleurs : il utilise comme logo le symbole de la flamme tricolore – en l’occurrence vert-blanc-rouge –, adoptée dès sa naissance en 1946. Dans l’immédiat après-guerre, elle symbolise aux yeux des fondateurs du parti néofasciste – le MSI est communément qualifié par cet adjectif – « l’âme de Benito Mussolini qui monte au ciel, depuis son cercueil ».
Le FN adoptera ce même symbole lors de sa fondation, en bleu-blanc-rouge cette fois-ci… et il l’a d’ailleurs conservée jusqu’à aujourd’hui. Si l’origine exacte de cette flamme n’est sans doute pas connue de tous les adhérents, la génération des fondateurs, elle, ne l’ignore en rien.
Malgré les efforts de présentation et la volonté de se poser en véritable alternative au « système », le premier scrutin auquel participe le FN – les élections législatives de mars 1973 – est un échec (1,3 %), qui fera rapidement resurgir les particularismes des différentes chapelles, notamment entre Ordre nouveau et les partisans de Jean-Marie Le Pen. ON, dont la base se sent flouée, renoue avec l’activisme et la violence. « Meeting fasciste, meeting interdit ! » : le 21 juin 1973, l’extrême gauche décide d’empêcher la tenue d’un meeting d’ON « contre l’immigration sauvage » et s’oppose aux forces de l’ordre qui le protègent. La soirée se soldera par des blessés dans les rangs de la police, mais surtout par la dissolution de la Ligue communiste (qui sera refondée un peu plus tard sous le nom de Ligue communiste révolutionnaire) et d’ON. Ordre nouveau va néanmoins poursuivre dans la logique du rassemblement et crée les comités « Faire front » puis, en novembre 1974, le Parti des forces nouvelles (PFN), principal concurrent du Front national pour la décennie qui s’ouvre. Jean-Marie Le Pen, de son côté, réorganise la direction du FN autour de sa garde rapprochée.
Si le PFN mise sur un rapprochement immédiat avec la droite classique [2] – qu’il s’agisse des milieux du RPR autour de Charles Pasqua, ou de l’UDF sous Valéry d’Estaing qu’auront rallié Alain Madelin et d’autres ex-Occident en 1974 –, le FN va quant à lui jouer la carte de l’indépendance. Son programme met en avant les thèmes classiques de l’extrême droite : anti-marxisme, fin du monopole syndical, peine de mort, opposition à l’avortement, dénonciation d’une droite qui mènerait une politique de gauche, en gardant toujours le thème de l’immigration comme unique explication de la crise sociale qui se profile déjà à l’horizon : « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop ! » [3].
La traversée du désert va se poursuivre pour l’extrême droite française encore quelques années. Faute d’un nombre suffisant de signatures d’élus pour se présenter à l’élection présidentielle, Jean-Marie Le Pen (FN) et Pascal Gauchon (PFN) sont l’un comme l’autre dans l’incapacité d’être candidats à l’élection présidentielle de mai 1981, qui verra la victoire de François Mitterrand. L’espoir que crée cette victoire pour le « peuple de gauche » est à la hauteur des déconvenues qui vont suivre. Incapable de résoudre la crise, la gauche de gouvernement impose bientôt une politique d’austérité dont l’extrême droite va tirer profit. En 1983, Jean-Pierre Stirbois, alors secrétaire général du FN, est élu au conseil municipal de la ville de Dreux (Eure et Loir) avec 16 % des voix.
La stratégie d’indépendance a fini par payer et le FN est désormais hégémonique à l’extrême droite. Exit le Parti des forces nouvelles et sa volonté de tisser de liens avec la droite classique : le principal concurrent du FN est à l’état groupusculaire en 1986 et ne s’en remettra pas.
1983-1989 : le FN s’installe
Au cours des quinze années suivantes, le FN va s’installer durablement dans le paysage politique. En juin 1984, il obtient 11 % des voix aux élections européennes, ce qui lui permet d’envoyer dix élus au parlement européen.
En 1986, à la faveur d’un scrutin proportionnel mis en place par François Mitterrand, 35 députés frontistes font leur entrée à l’Assemblée nationale. Deux ans plus tard, aux présidentielles de 1988, Jean-Marie Le Pen recueille 14 % des suffrages. Suite aux élections de 1994, le FN envoie 11 députés siéger au parlement européen. Cette ascension atteint son apogée en 1995 quand Le Pen obtient 15 % à l’élection présidentielle.
Les premiers succès du parti se construisent au détriment de la droite conservatrice. Les percées électorales initiales du FN se font grâce à des électeurs qui tournent le dos à la droite classique (à l’époque, le RPR et l’UDF). Il s’agit essentiellement de couches moyennes ou petites-bourgeoises – petits patrons, artisans, commerçants, exploitants agricoles ou encore professions libérales.
Principal motif de leur désarroi vis-à-vis de la droite RPR/UDF : celle-ci ne défend plus suffisamment, à leurs yeux, le petit capital contre le gros (mais aussi contre le mouvement ouvrier). Sur fond de mouvements de concentration du capital, induits par la modernisation de l’appareil économique, mais aussi par l’ouverture des frontières à l’intérieur de la CEE (Communauté économique européenne), ces milieux sociaux se sentent menacés dans leur existence et mis en danger face au rouleau-compresseur du grand capital le plus productif.
Quand la gauche PS/PCF arrive au gouvernement en mai 1981, cette peur de l’avenir prend une tournure plus idéologique : voilà les Rouges qui veulent nous ruiner ! Dans un état de « panique morale » doublé d’une peur économique, ces milieux sociaux voient leur monde menacé d’ébranlement. Ils prennent ainsi la rue, d’autant que les forces de gauche ou syndicales commencent à la déserter (faut-il déranger nos camarades au gouvernement ?).
Des manifestations catégorielles impulsées par la droite marquent donc la période, en 1982 et 1983. Jean-Marie Le Pen participe d’ailleurs lui-même à certaines de ces manifestations, telle celle appelée le 13 septembre 1982 par le « Syndicat national du patronat moderne et indépendant », dont le chef de l’époque, Gérard Deuil, est un admirateur de Pétain. En 1984, c’est une mobilisation plus « culturelle » et idéologique qui donne un sens, ou un supplément d’âme, à l’ensemble : la droite et l’extrême droite descendent dans la rue pour une mobilisation de masse en défense de l’« école libre », autrement dit les privilèges de l’enseignement privé et confessionnel.
A l’époque, le discours économique et social du FN qui accompagne ce premier ancrage électoral est clair : avec Reagan pour modèle, il défend farouchement le libéralisme économique, un droit du plus fort appliqué à l’économie. L’essentiel du discours, c’est : à bas les syndicats, à bas l’impôt – ce qui doit rappeler des souvenirs de jeunesse à Jean-Marie Le Pen, ex député poujadiste en 1956 –, à bas l’intervention de l’Etat dans la sphère économique. Le Code du travail ? Il faut tailler dedans. Les organisations de salariés ? De méchants preneurs en otage. Quand, le 15 février 1982, une milice patronale attaque brutalement une usine (de fromage) occupée par des grévistes, à Isigny dans le Calvados, Jean-Marie Le Pen lui accorde d’ailleurs son « total soutien ».
Or, l’orientation du discours évolue dans les années qui suivent. Le fond de l’affaire réside dans un double mouvement. Premièrement, les couches moyennes et petites-bourgeoises ainsi gagnées électoralement au début des années 1980 restent malgré tout disputées entre le FN et la droite classique. Attirées par certaines promesses électorales ou certaines mesures qui lui sont adressées, une partie d’entre elles se tourne – au moins ponctuellement – à nouveau vers le RPR et l’UDF.
Deuxièmement, les cadres de l’extrême droite font à la fin de cette décennie un pari stratégique : le bloc soviétique commence à montrer des fissures puis s’écroule, l’ancien ordre « bipolaire » du monde s’effondre. Ces cadres exultent : « c’est la fin du communisme, la disparition du marxisme et des syndicats influencés par lui, il n’y a plus aucune alternative progressiste au pouvoir en place. » Il devient donc possible et nécessaire, à la fois, de s’adresser plus fortement aussi aux classes populaires et aux salariés qui, jusqu’ici, se reconnaissent plutôt dans la gauche… Tout cela sur fond d’une division du monde politique en termes de clivages de classe, qui, selon l’extrême droite, « n’a plus aucun sens ». Ils en viennent donc à la conclusion suivante : « L’alternative au système, l’expression à la colère sociale, c’est nous dorénavant. Et nous seuls ! » Certaines couches de l’électorat, déçues par les partis de gauche – PS ou PCF –, viendront d’ailleurs effectivement voter pour le FN à partir du début des années quatre-vingt-dix.
Nouvelle orientation idéologique
A partir de 1989/1990, le parti d’extrême droite effectue un important tournant sur des questions cruciales, que ce soit son positionnement économique et social ou ses orientations en matière de politique internationale. Sur ce dernier point, on assiste à d’importantes ruptures avec la doctrine précédente : rejet du pro-américanisme – très prononcé pendant l’ère Ronald Reagan – et de l’atlantisme ; nouveau positionnement (pro-Irak) de Jean-Marie Le Pen pendant la crise du Golfe en 1990 et la guerre du Golfe de janvier/février 1991. Le FN en profitera pour semer la confusion politique, sur fond d’opposition à la participation de l’armée française, en collant des affiches « Mitterrand – la guerre. Le Pen – la paix » (février 1991). Cela lui vaudra d’ailleurs les sympathies passagères d’une frange des populations d’origine arabe, et permettra à l’extrême droite d’attirer à elle quelques ex « révolutionnaires » tombés dans une confusion idéologique grave (dont ceux de la mouvance « rouge-brune » du début des années 1990).
En matière économique et sociale, le FN abandonne également à cette époque son opposition à certains acquis sociaux datant de l’ère Mitterrand (cinquième semaine de congés payés, introduction du RMI) qu’il avait rejetés jusqu’ici. Dans son programme électoral pour les législatives de mars 1993, il fait pour la première fois des promesses sur les (bas) salaires. Toutes les promesses sociales – maintien d’acquis sociaux et/ou amélioration – sont couplées à la « préférence nationale », combinée à l’idée de créer des caisses sociales séparées pour « Français » et « étrangers ».
C’est également à cette époque que le parti d’extrême droite tente de faire passer « le mondialisme » (terme qu’il forge dans les années 1990) ou la mondialisation (terme qu’il utilise plutôt aujourd’hui), et surtout les délocalisations d’usines, comme principale préoccupation des travailleurs et surtout principale source des maux sociaux. En parlant de mondialisme hier ou de mondialisation aujourd’hui, il tente d’assimiler toute forme d’internationalisme (des syndicats, de la gauche) aux maux qui accableraient les travailleurs français : puisque « les syndicats du système » seraient eux aussi « mondialistes », l’extrême droite serait « la seule alternative ». Par des actions telles que des distributions de tracts devant des usines (par exemple à Moulinex, en octobre 1996, avec Bruno Mégret) ou de brèves apparitions dans des manifestations syndicales (Le Havre, 1996), le FN cible surtout les délocalisations.
Le FN opère donc au début des années 1990 un virage qu’on peut qualifier de « national-social ». Il cherche désormais à s’ériger en alternative à la fois à la gauche et à la droite classique, se positionnant (par le verbe) « contre le système ». Suite à la prétendue « mort du marxisme » et de toute alternative à gauche – une croyance qui se répand suite à la chute du mur de Berlin –, il se convainc qu’après avoir gagné 10 à 15 % de l’électorat venu de la droite classique, il en gagnera encore au moins autant venu de la gauche.
Les stratèges du FN croient ainsi arriver, seuls contre tous les partis politiques de « l’establishment », à des scores électoraux avoisinant les 30 %. Mais entre 1995 à 1998, ils doivent se rendre à l’évidence : cela ne marche pas comme prévu. En réaction à l’échec partiel de cette stratégie, ils accélèrent la cadence en cherchant dès lors à créer des relais en dehors des institutions de l’Etat : associations de locataires dans les HLM, une foultitude d’associations-satellites…
Au milieu des années 1990, le FN tente également de mettre en œuvre une politique « syndicale ». Il fonde de pseudo-syndicats qu’il contrôle étroitement (« FN police », « FN pénitentiaire », « FN RATP ») mais ceux-ci se voient interdire par la Justice de se prévaloir de la qualité de syndicats. Plus tard, il se cantonnera à la tâche d’attirer vers lui des militants des véritables organisations syndicales, sans mener pour autant un véritable travail à l’intérieur de leurs organisations.
La dynamique que le parti d’extrême droite cherche à mettre en place dans cette période (1995/98) ressemble en partie à celle des mouvements fascistes historiques. Cela reste cependant cantonné à une échelle bien plus modeste, loin des centaines de milliers de prolétaires enrôlés dans les SA du parti nazi allemand autour de 1930. Des cadres et des dirigeants useront parfois d’une rhétorique se voulant « révolutionnaire », prétendant qu’ils sont en mesure de défier « le système ». En octobre 1996, à la sortie d’une réunion publique à Paris, Bruno Gollnisch participe ainsi à une tentative de militants FN de procéder à un dépôt de gerbe (non autorisé) sous l’Arc de Triomphe. Le policier en faction est soulevé par des militants d’extrême droite et chassé manu militari. « C’est ainsi que commencent les révolutions ! » s’écrie alors Gollnisch. Quatre jour plus tard, à Montceau-les-Mines, le service d’ordre du FN – le désormais fameux DPS – attaque une contre-manifestation avec une violence considérable. On peut ainsi observer les germes d’un comportement qui singe une vraie dynamique fasciste. Même si les conditions historiques ne se prêtent alors pas à une tentative de renverser la République bourgeoise.
Néanmoins, cette stratégie n’aboutit pas aux résultats escomptés : les forces de gauche, mais surtout les forces syndicales, résistent encore relativement bien – les années 1995 à 1998 sont riches en grèves et luttes sociales. Et une partie des anciens électeurs de droite, plutôt conservateurs ou réactionnaires, qui avaient été gagnés dans la période précédente, quittent le navire vers 1995 : ils ne comprennent pas trop que le FN, à leurs yeux, « gauchise » son discours social.
Crise stratégique
Malgré tout, le FN des années 1995-1998 aura connu une progression importante en termes d’enracinement militant. Mais la vie de ce parti n’est pas qu’un long fleuve tranquille. Ses changements d’orientation, mais aussi l’échec partiel de ses stratégies, vont conduire à une crise et à une rupture : suite à la lutte pour le pouvoir entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, la grande scission du FN pendant l’hiver 1998/99, provoquant une véritable implosion de son appareil militant.
Bruno Mégret avait fait sienne l’idée que, tant que la « stratégie de la grande alternative » – visant à chasser la gauche et la droite classique – ne portait pas ses fruits, il fallait envisager des alliances au moins locales avec cette droite classique. En Italie, une première coalition droite-extrême droite (regroupant le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi, le MSI postfasciste qui deviendra Alliance nationale en 1995, et la Ligue du Nord) gouverne le pays en 1994. Cela inspire certains cadres plus jeunes du FN, tandis que Jean-Marie Le Pen reste convaincu qu’il incarne « l’homme providentiel », que le peuple reconnaîtra quand viendra l’heure fatidique d’une crise grave, et préfère ne pas s’engager dans cette voie. Et surtout, voyant Bruno Mégret mettre en œuvre une politique d’alliance, suite aux élections régionales du 15 mars 1998, dans plusieurs conseils régionaux (en faisant élire des présidents d’exécutifs régionaux tels que Charles Million en Rhône-Alpes), le vieux chef commence à craindre de perdre le contrôle de son parti.
Jean-Marie Le Pen pousse alors son « délégué général » (c’est le titre officiel de Mégret), numéro deux et idéologue en chef du parti d’extrême droite, vers la sortie. Suite aux licenciements de plusieurs de ses proches auparavant employés dans l’appareil FN, Mégret entre en rébellion en décembre 1998, et se fait immédiatement exclure du parti. Jean-Marie Le Pen n’attend que ce moment pour lancer une grande purge, ridiculisant publiquement les troupes – « petite minorité d’extrémistes, d’activistes et peut-être même de racistes » – de « Nabot-léon », comme il qualifiera Mégret.
Après avoir perdu la bataille pour le nom « FN » devant les tribunaux, la minorité exclue tente de se regrouper dans un nouveau parti, le Mouvement national républicain (MNR). Mais la scission échoue politiquement : Mégret attire à lui, à la fois, les néonazis et les jeunes activistes « radicaux » les plus remuants (un militant et candidat MNR, Maxime Brunerie, tirera le 14 juillet 2002 sur le président Jacques Chirac) et de jeunes cadres bien formés et avides de participation au pouvoir. Ces deux milieux sont, en effet, impatients vis-à-vis du vieux chef Le Pen que Mégret et les siens considèrent « désormais comme un boulet pour son parti, après avoir été sa chance ». Or, le mariage entre les deux tendances ne fonctionne pas. Par ailleurs, Mégret, qui jouait auparavant le rôle d’éminence grise du chef et d’intellectuel-idéologue, ne passe pas comme « figure capable d’incarner un chef » aux yeux du public d’extrême droite.
Après l’échec patent de la scission, le FN maintenu (« canal historique ») résiste, mais devient une coquille vide. Après une saignée de militants – il en reste 15 000 sur les 42 000 à jour de cotisation de la fin 1998 –, mais surtout le départ de la majorité des cadres et de la moitié des élus, le parti se réduit aux éléments les plus âgés et les plus passifs, ceux qui ne remettent pas en cause le chef. Le FN se transforme en boutique électorale et n’a guère d’activités en dehors de ces périodes.
A cet égard, l’événement du 21 avril 2002 – avec un Jean-Marie Le Pen qui accède au second tour de l’élection présidentielle, où il « se ramasse » cependant face à Jacques Chirac – ne constitue guère plus qu’un feu de paille. Lorsque le candidat Nicolas Sarkozy effectue, en 2006-2007, une OPA sur l’électorat du FN (en multipliant les gestes symboliques tels que l’annonce de la création d’un « ministère de l’identité nationale », ou en recourant aux services de l’idéologue Patrick Buisson), celle-ci semble d’abord réussir. Le FN, après avoir connu des scores de 15 % depuis une décennie, tombe à 10,5 % lors de l’élection présidentielle de 2007, puis à 4,3 % aux législatives de juin 2007 : cela fait 25 ans qu’il n’a pas connu pareil échec. Son avenir semble alors en jeu.
Succession et rebond
Ce n’est que lorsque Jean-Marie Le Pen accepte enfin d’ouvrir les portes de sa succession à la tête du FN – après avoir compris compris qu’une succession « biologique », d’ordre familial et dynastique, est possible –, que le parti se remet à flot. C’est à peu près au même moment, en 2010, que commence le reflux vers l’extrême droite d’anciens électeurs du FN qui étaient passés à l’UMP de Sarkozy. Cela devient visible aux régionales de mars 2010, où le FN remonte parfois très fortement, obtenant une moyenne de 17 % pour ses listes présentes au second tour.
Le 16 janvier 2011, Marine Le Pen reprend la présidence du FN lors du congrès qui se tient à Tours. Elle remobilise le parti, même si ce dernier connait plusieurs scissions – plutôt vers la droite, portées par des éléments tels que Carl Lang ou Pierre Vial qui n’acceptent pas la « modernisation idéologique » promise par Marine Le Pen. Les médias, souvent fascinés par la nouvelle présidente du FN – une « bonne cliente », photogénique, sachant parler, relativement jeune – présentent alors son discours sous l’angle de la nouveauté, le FN « s’intéressant désormais aussi au social ».
Cependant, la nouvelle chef du parti d’extrême droite ne fait que mettre au goût du jour les recettes en matière économique et sociale déjà testées dans les années 1990, avec un discours plus lissé dans la forme. C’est ainsi qu’elle utilise davantage le terme de « mondialisation » (utilisé aussi par d’autres forces pour décrire les changements dans la division internationale du travail, une réalité économique objective), là où le père parlait plutôt de « mondialisme », un terme plus idéologique qui pouvait tout aussi bien englober d’autres phénomènes tels que l’universalité des droits de l’homme, l’internationalisme, ou le « complot » mondial fantasmé (juif, maçonnique...). Marine Le Pen recentre le discours affiché, en tentant de le faire apparaître plus « objectif ».
Mais la vraie nouveauté de la période qui s’ouvre aujourd’hui ne réside pas tant dans le comportement du FN lui-même. Elle réside dans la crise avec toutes ses conséquences, une crise qui risque d’ouvrir de nouvelles opportunités inouïes à cette extrême droite, en France comme sur le plan international.
Bertold du Ryon et Raoul Guerra