Quelques semaines après sa fondation en tant que parti, en avril 2013, l’AfD (Alternative für Deutschland – L’Alternative pour l’Allemagne), dans les sondages, arrivait au même niveau que le parti des Pirates avec 3%. Lors des élections européennes, le 25 mai 2014, l’AfD a obtenu 7% des suffrages. Il semble clair désormais que l’AfD pourra passer la barrière des 5% dans des élections régionales et fédérales en Allemagne [1]. Les sondages indiquent un positionnement stable à hauteur de 6% pour l’AfD. Par contre, le FDP (Freie Demokratische Partei), libéral, stagne autour de 4%. La médiane du champ politique allemand se déplace à droite.
L’image publique de l’AfD s’affirme, d’abord, par son rejet des « parapluies de sauvetage » de l’Union européenne (UE) en vue de sauvegarder l’euro en tant que monnaie commune. Ce profil était déjà celui du précurseur du nouveau parti : la Wahlalternative 2013 (Alternative Electorale 2013). Elle affirmait : « L’Allemagne, conformément au traité de Maastricht, ne s’engagera plus pour les dettes d’Etats étrangers. » Et le porte-parole principal de l’AfD, Bernd Lucke, en annonçant la création de sa formation et en voulant mettre en relief ses perspectives politiques, déclara le 28 février 2013 : « L’Alternative pour l’Allemagne demandera la dissolution de l’euro au profit de monnaies nationales ou de monnaies de zones plus restreintes. Elle se prononcera pour mettre fin aux mécanismes de sauvetage pesant des milliards et contre une Union européenne de transfert [de charges]. Elle s’engagera aussi pour un dégraissement et une débureaucratisation de l’UE par le moyen d’une restitution de compétences au niveau national. »
Puisque cette position s’oppose au grand consensus des chrétiens-conservateurs de la CDU-CSU [2], des libéraux du FDP, des sociaux-démocrates du SPD et des Verts – donc, de la politique établie – l’AdF semble insoumise, rebelle. Or, les revendications de mettre fin à l’euro comme monnaie commune et de déconstruire les institutions de l’UE au profit des Etats nationaux se nourrissent, ici, d’une attitude qui peut être caractérisée comme un « chauvinisme conservateur du bien-être » qui peut, avec les limites de l’analogie, voisiner l’approche du Vlaams Belang en Belgique ou, sous certains aspects, du N-Va de Bart De Wever [3]. Il y a là une mobilisation des ressentiments de secteurs de la population se trouvant dans une situation plus aisée et craignant de la perdre, ressentiments dirigés contre les secteurs sociaux plus défavorisés. L’AfD projette donc l’image d’une Allemagne conservatrice, au sens premier du terme, qui doit s’engager pour défendre les intérêts de la population allemande contre les intérêts supposés des populations des pays de la « périphérie » européenne, du sud ou de l’est.
Mais les précurseurs de l’AfD, comme l’un de ses principaux incubateurs, l’association Zivile Koalition e.V., ne pouvaient mettre au premier plan le thème européen qu’après la mise en place des mécanismes de sauvetages de la zone euro, en janvier 2011 [4]. C’est alors que la Zivile Koalition e.V. déclara : « Pas d’impôts pour les dettes de la Grèce. »
Chauvinisme du bien-être
Mais l’intention de l’AfD n’est pas, en réalité, d’épargner les revenus au profit des salarié·e·s et des chômeurs et chômeuses d’Allemagne au détriment de leurs homologues de Grèce, d’Espagne, de Roumanie ou de Bulgarie… Déjà en 2005, quand les mécanismes de sauvetage de l’UE n’existaient pas encore, Bernd Lucke – l’économiste universitaire – signa comme des figures marquantes le Hamburger Appell. Ce dernier militait pour des mises en question plus importantes des systèmes de sécurité sociale et contre des salaires « exagérés ». Hans-Olaf Henkel, l’autre leader de l’AfD, a été le président de la puissante association patronale : la Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI) et ancien PDG d’IBM-Allemagne. Il continue à défendre les intérêts capitalistes, par « simple conscience de classe », sans être rémunéré pour ce faire.
Konrad Adam [5], un autre leader de l’AfD, a exprimé clairement et brutalement l’idéologie de son parti. Il attaque ainsi les prétendus « productifs » qui doivent sustenter les « improductifs ». Ainsi, il déclare : « Les politiciens du social ont obtenu que ceux qui ont le droit de se comporter en exigeants, qui mendient la main ouverte, sont maintenant aussi nombreux que ceux qui sont contraints à remplir leurs mains. Pour 38 millions d’actifs il y a 20 millions de retraités et de pensionnaires, 8 millions de handicapés, 6 ou 7 millions au chômage et 2 millions d’étudiants. Des gens qui considèrent comme leur droit voulu par Dieu de vivre par des moyens procurés pour eux par autrui. »
Si on étudie les listes des signataires de l’appel fondateur de l’AfD, ou encore les têtes de ses listes électorales, un avocat ou un médecin est une figure sociale modeste comparée aux entrepreneurs, aux cadres dirigeants d’entreprise et au prestige qu’ont en Allemagne les Prof. Dr. d’économie [6]. Le grand capital et les grandes associations patronales ne suivent pas, jusqu’à nouvel ordre, l’AfD, parce qu’ils soutiennent la politique européenne d’Angela Merkel et de sa grande coalition.
Mais les associations d’entreprises familiales (PME) et aussi le Bund der Steuerzahler (l’association de défense des contribuables) soutiennent l’AfD. Elle n’est donc pas uniquement l’expression politique de couches appartenant à la petite bourgeoisie, mais aussi d’une certaine fraction du capital, d’une partie de la moyenne bourgeoisie. Le quotidien populaire à sensation Bild – au tirage de 2,5 millions d’exemplaires et appartenant au grand groupe Axel Springer Verlag – ne soutient pas l’AfD. Par contre, Die Welt – du même groupe– est favorable à l’AfD. Die Welt est un des trois grands quotidiens allemands « faiseurs d’opinion », aux côtés de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et de la Süddeutsche Zeitung. Les dirigeants de l’AfD se font volontiers interviewer par la Junge Freiheit (Jeune Liberté), un journal d’extrême-droite aux apparences « sérieuses ». On trouve facilement cette source en examinant les références électroniques sur la page web de l’AfD.
Dans les rangs des précurseurs, fondateurs et amis proches de l’AfD on trouve des gens très élitaires et réactionnaires. En 1996, une certaine Beatrice Duchesse d’Oldenburg, plus tard Béatrix von Storch – épouse de Sven von Storch –, fonda le Göttinger Kreis–Studenten für den Rechtsstaat e. V (Cercle de Göttingen et association pour l’Etat de droit) dont elle était la porte-parole. Ce cercle militait pour la réhabilitation des hobereaux prussiens expropriés en Allemagne de l’est entre 1945 et 1949 et pour la restitution des anciennes terres de ces grands propriétaires fonciers à leurs héritiers suite à la réunification de l’Allemagne. Beatrix von Storch est membre de la Friedrich A. von Hayek Gesellchaft.
C’est elle qui, ensemble avec son mari, dirige la Zivile Koalition e.V., un réseau de campagnes publiques par Internet aux tentacules multiples. Elle existe depuis 2006 et fait de l’agitation contre « l’endettement galopant de l’Etat », contre la « bureaucratie », pour « l’élection directe des députés », pour la « promotion de la famille » et pour « plus de liberté ». Les ennemis désignés sont, entre autres : les militants anti-nucléaires et les syndicats qui « mettent à mal toute idée d’un peu plus de liberté et de responsabilité propre des individus » en brandissant « la massue de la justice sociale ».
Démocratie et élitisme
Dans sa campagne électorale, l’AfD avait affiché la revendication de réaliser plus de démocratie directe par des plébiscites populaires « comme en Suisse ». Cela était une allusion à peine masquée à la votation du 9 février 2014 qui aboutit à l’acceptation dite populaire de l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC) contre « l’immigration de masse ». L’affiche de l’AfD affirmait : « La Suisse est pour les votes populaires. Nous aussi ». Ce genre de revendication – comme l’élection directe d’une grande partie des députés, du chancelier, du président de la République [7] – semble radicalement démocratique. Mais en fait, l’AfD, qui dénonce « l’Etat comme proie des partis », ne veut pas plus de démocratie, mais plus de poids politique pour les élites de l’argent, du « sang » et des notabilités.
Un cofondateur de l’AfD, Alexander Gauland, se réfère de manière positive au célèbre discours d’Otto von Bismarck, du 30 septembre 1862, invoquant « le fer et le sang » contre les objections de la chambre des représentants d’accorder des moyens financiers pour une réforme de l’armée [8]. Bismarck le prononce dans un contexte croissant de guerre : « Les Allemands ont une attitude perturbée vis-à-vis de la violence guerrière. Ils ne voient pas, comme Clausewitz, la guerre comme prolongement de la politique, mais comme un mal et comme quelque chose de faux en soi, comme un moyen, dont ne peut jamais émaner quelque chose d’utile. » Est-ce que cela rime avec les revendications « démocratiques » ? En réalité, cela se marie parfaitement avec les approches de divers hiérarques de l’AfD. Hermann Behrend, nouveau porte-parole de l’AfD en Rhénanie du Nord Westphalie, est l’auteur d’un livre ayant pour titre Mandative Demokratie. Eine Real Utopie (Démocratie sur mandat. Une utopie réelle), paru en mars 2012. Il y réclame des gouvernements directement élus afin de mieux pouvoir : supprimer le droit de grève et la protection contre les licenciements, restreindre les droits des représentants du personnel dans les entreprises et imposer l’obligation au travail des chômeurs et chômeuses. De cette manière, il veut lutter contre les « fainéants » et la « fausse immigration ». En plus, il rêve d’un service obligatoire pour les jeunes de 18 ans dans le but de former des services d’ordre contre les manifestants. D’autres dans les rangs des membres de l’AfD vont jusqu’à demander d’enlever aux chômeurs et chômeuses le droit de se présenter en tant que candidats aux élections. Une des formules d’agitation de ce courant est la « rébellion des donneurs » (des personnes aisées) contre les « preneurs » (celles qui dépendent d’allocations sociales).
Les revendications dites démocratiques de l’AfD camouflent (au mieux) une atteinte directe aux droits sociaux et civiques. Sur une base qui ignore les faits et la structure effective du pouvoir, les idéologues de l’AfD prétendent que les entrepreneurs et les autres « hommes de la pratique » seraient sous-représentés dans le système politique actuel. Un dirigeant de l’AfD du nom de Jörn Kruse (Hambourg) écrit : « Les coûts d’opportunité ainsi que les risques d’un engagement politique sont très différents pour les différentes couches professionnelles et de revenu. Par exemple, elles sont élevées pour un entrepreneur performant et bas pour un salarié de la fonction publique. Ainsi, il n’est pas surprenant que certaines professions sont sur-représentées et d’autres (entre autres, les entrepreneurs, managers, scientifiques, ingénieurs) sont sous-représentés. » En dehors même des analyses les plus empiriques sur le fonctionnement et les mécanismes à l’œuvre dans les décisions stratégiques de la société, on pourrait poser une question simple : quelle est la représentation des ouvrières, des ouvriers, les employés, des précaires, les chômeurs et chômeuses ?
L’AfD veut un système politique autoritaire, une prétendue méritocratie, un pouvoir élitaire étayé sur un système plébiscitaire. Aux masses laborieuses – auxquelles elle ne veut concéder aucune participation effective aux décisions et aucune ingérence dans les affaires qu’elle considère importantes – l’AfD ne veut leur donner que le droit de dire « oui » ou « non » face à des questions bien choisies, formulées et discutées à l’avance dans les médias de manière manipulatrice par une petite élite de dirigeants.
Social-darwinisme
Avec sa campagne contre « l’immigration dans nos systèmes de protection sociale », l’AfD a développé un thème que la CSU et, aujourd’hui, le gouvernement de la grande coalition de la CDU/CSU avec le SPD social-démocrate prépare un projet de loi pour restreindre l’immigration en Allemagne de citoyennes et citoyens d’autre pays de l’UE, qui veulent abuser – prétendument – du libre droit de circulation au sein de l’UE pour « profiter » des revenus liés à la protection sociale en Allemagne [9].
Mais le racisme et le social-darwinisme de bon nombre de membres de l’AfD vont bien plus loin. Hermann Behrend écrivait : « Un Etat social abondant incite à l’abus. Bien entendu il y a des fainéants, des fraudeurs aux allocations et des immigré·e·s qui n’ont rien d’autre en tête que de piller le système social. La simple indication du fait que ces cas d’abus existent conduit à se faire dénoncer comme politiquement incorrect. » Et l’éditeur du magazine ultra-libéral « libertairien de marché » – Eigentümlich frei (particulièrement libre) — André Lichtschlag [10], proche de l’AfD, propose tout simplement d’enlever le droit de vote aux « improductifs » en se référant à Friedrich A. von Hayek (1899-1992) ainsi qu’au professeur d’économie à l’Université du Nevada, à Las Vegas, Hans-Herrmann Hoppe [11].
En fait, l’AfD pourrait être le parti de Thilo Sarrazin [12], raciste notoire, toujours et encore membre du SPD, pour qui les gènes déterminent l’intelligence et pour lequel l’Allemagne est à la merci d’immigrés musulmans qui produisent des armées d’hommes culturellement aliénés et de filles voilées. Mais Sarrazin a déclaré qu’avant qu’il adhère à l’AfD, il faudrait épurer le parti d’éléments malsains – faisant allusion au fait que dans le Land de Sachsen-Anhalt des membres dirigeants de l’AfD ont dû démissionner parce qu’ils sont objets de poursuites judiciaires pour actes criminels de violence et trafic de drogues. L’AfD demande aussi la poursuite plus rigoureuse des criminels.
Dans cette formation dite « populiste de droite », y compris sur les listes électorales de l’AfD, naviguent extrémistes de droite et les nazillons, à l’abri du vent grâce, entre autres, au succès électoral. Comme souligné à plusieurs reprises les références idéologiques de l’AfD résident dans le courant organisé de Friedrich A. von Hayek et aussi du monétariste Milton Friedman (1912-2006), qui furent les inspirateurs des contre-réformes inaugurées par Margaret Thatcher (1925-2013), l’administration de Ronald Reagan (1911-2004)…et de la contre-révolution incarnée par Augusto Pinochet (1915-2006).
Mais ce que traduit l’essor de cette nouvelle formation politique – qui concurrence sur la droite la CDU-CSU – est la nouvelle agressivité d’une fraction de la bourgeoisie depuis la crise de 2008. A cela s’ajoute une crainte conservatrice et réactionnaire de secteurs de la moyenne bourgeoisie qui radicalisent des orientations et des propos tenus par la CSU et des secteurs de la CDU. Cela traduit une volonté de remise en cause des droits sociaux, politiques et démocratiques des salarié·e·s, remise en cause qui accompagne une politique plus dure d’austérité et la redéfinition de la place de l’impérialisme allemand en Europe, entre autres.
Manuel Kellner