Deux événements récents sont en train d’inaugurer une nouvelle période historique dont la portée n’est pas encore connue, mais qui marque probablement un changement d’époque.
Tout d’abord, les résultats des élections au Parlement européen ont confirmé le déclin irréversible du bipartisme, le renforcement du souverainisme catalan et, surtout, l’irruption de Podemos comme principal catalyseur de l’indignation citoyenne face à la « caste » corrompue et à sa soumission à la « dictature des marchés » [1]. Ensuite, l’abdication du roi est venue confirmer la crainte des « pouvoirs de fait » que ce qu’annoncent ces tendances soit une agonie, elle aussi irréversible, du régime. Il leur est urgent d’y trouver une solution.
Nous nous trouvons donc dans ce scénario nouveau, où « l’extension du champ des possibles » permet, enfin, d’ouvrir un horizon d’attentes de changement radical et de rupture démocratique qui était, jusqu’ici, bloquées. Il est possible que l’attitude dont a fait preuve CiU [2] autant face à la révolte de Can Vies [3] comme devant la nouvelle de l’abdication du roi [CiU a déclaré que ses députés aux Cortes s’abstiendraient lors du vote de la Loi organique qui règle la succession], soit le plus révélateur du changement qui est en train de se produire au sein du panorama politique : la première montre comment le Sí, se puede [Oui, on peut !] de la désobéissance collective s’est renforcé, y compris en faisant usage de la « violence » (comme cela s’était passé à Gamonal) [4] face à l’obligation d’obéissance aveugle à la légalité ; alors que la seconde n’est pas étrangère à la pression dont souffre cette formation (CiU) de la part d’un mouvement souverainiste-indépendantiste clairement républicain qui menace de le déborder [lors des élections européennes, ERC, Esquerra Republicana de Catalunya, a obtenu plus de suffrages que CiU].
En revanche, le resserrement des rangs de la « grande coalition » déjà explicite du PP-PSOE, ensemble avec les grands entrepreneurs et ceux qui pratiquent l’évasion fiscale de l’IBEX35 [principal indice boursier de la Bourse de Madrid composé par les 35 firmes les plus importantes, indice pondéré par leur capitalisation boursière]. Ces derniers lui sont fort reconnaissants à Juan Carlos I d’avoir rempli son rôle d’ambassadeur de la « marque espagnole » [le roi a été le représentant de commerce des grandes firmes d’Espagne]. L’attitude du PP-PSOE et des grandes firmes confirme leur préoccupation d’assurer la continuité du régime face au discrédit croissant dont le roi souffre [5]. Pour ce travail, ils font confiance à un successeur [le prince Felipe Juan Pablo Alfonso de Todos los Santos de Borbón y Grecia] qui, bien sûr, n’a pas tardé à proclamer sa ferme intention de défendre « notre chère Espagne : une nation, une communauté sociale et politique unie et diverse qui plonge ses racines dans une histoire millénaire. » S’il prétend, avec des déclarations semblables, fermer la porte à la convocation de la consultation catalane du 9 novembre 2014, il ne semble pas que se trouve entre ses mains la solution de la crise du bipartisme ni, surtout, des conséquences tant destructrices de « l’austéricide » brutal que continue de dicter la Troïka [BCE,UE,FMI] et Merkel.
Au-delà d’une image plus « moderne », il y a peu à attendre d’une personne qui, en outre, sera aussi intéressée que son père à faire « oublier » ses origines et, par conséquent, s’opposera à l’exigence de « vérité, justice et réparation » des crimes du franquisme.
Des épisodes de censure comme le retrait de l’imprimerie de la dernière édition de El Jueves [journal satyrique paraissant le mercredi ; plusieurs personnes ont quitté la publication en réponse], parce que sa couverture faisait le « portrait » du roi Juan Carlos plaçant une couronne sale et malodorante sur la tête de son fils Felipe ou l’exigence que le quotidien El Mundo de supprimer les références à l’amie du roi, Corinna zu Sayn-Wittgenstein [6], sont plus que significatives de la volonté de laver à n’importe quel prix l’image de la couronne.
Les analyses qui reconnaissent ce nouveau scénario ne manquent pas ces jours-ci ; à noter comme celle de José María Lassalle, dans le quotidien El País du 2 juin 2014. Dans son article, le « second » [en tant que secrétaire d’Etat] de Wert [ministre de l’éducation, qui mène des « contre-réformes » brutales autant en réduisant le nombre d’enseignants qu’en « agissant » sur les programmes], qui semble un bon connaisseur de la littérature de politologie à la mode, étend sa lecture des récentes élections espagnoles à toute l’UE. Il lance l’alerte face à la montée des « populismes« , assimilés de manière intéressée à de « l’antipolitique ». Lasalle fait montre de sa crainte que la tendance au « ballottage catastrophique » avec « les partis de la modération et de la centralité » se résolve « à la weimarienne » ou « à la bolivienne », identifiant les deux au totalitarisme [le titre de l’article est « España en Weimar o Bolivia », faisant ainsi allusion à la République de Weimar qui « ouvre la voie » à Hitler ou au gouvernement d’Evo Morales en Bolivie, allusion à des porte-parole Podemos]
Par sa grossière tentative de confondre les choses, il prétend ignorer que, heureusement, ce n’est pas l’extrême droite « modernisée » et xénophobe qui, en Espagne, canalise l’indignation de la rue et qui a continué à occuper les places depuis le 15 mai 2011. C’est plutôt tout le contraire : c’est un mouvement profondément de démocratisation de la politique et inclusif – y compris dans les formes de le faire – qui s’est frayé un chemin, avec le droit de décider comme axe structurant des aspirations d’une majorité sociale qui ne se résigne pas devant des discours du type : « nous avons vécu au-dessus de nos moyens » et « il n’y a pas d’alternatives ».
Il n’est donc pas surprenant que, face à l’abdication de Juan Carlos, l’exigence d’un référendum sur la forme de l’Etat se soit étendue actuellement aussi rapidement parmi des couches de la société qui jusqu’ici se maintenaient éloignées de l’imaginaire républicain, démonisé par la droite et relégué dans l’oubli par un PSOE qui – c’est actuellement le cas – prend la voie d’une « pasokisation » croissante [7]. Simplement, les gens veulent décider sur la forme de l’Etat et n’acceptent plus des alibis, comme c’était le cas lors de la Transición [après la mort de Franco, entre 1975 et, formellement, 1978] ; ou encore des réponses aussi antidémocratiques comme celles du procureur général de l’Etat espagnol [Eduardo Torres-Dulce] lorsqu’il a déclaré que « ce qui n’est pas dans la Constitution n’existe pas ». [8] La mémoire de la « réforme exprès » de l’article 135 de la Constitution est trop proche pour oublier que le service de la dette comme « priorité absolue » n’était pas dans ce texte tant sacralisé et, en revanche, il a été imposé en plein mois d’août 2011, pour satisfaire les pouvoirs financiers.
Nous entrons ainsi, enfin, dans un changement d’époque dans lequel la légitimité du double récit de la Transición et du projet européen éclate en morceaux. Grâce au 15M, à la Plateforme contre les expulsions de logements (PAH), aux Mareas [terme qui désigne divers mouvements sociaux dans l’éducation, le secteur des soins,… chacun s’identifiant par une couleur différente] et, déjà sur le plan institutionnel, à Podemos, l’espoir et le sentiment d’une récupération du pouvoir d’action de ceux et celles d’en bas se renforcent, chaque jour. Maintenant, il faut véritablement « avancer le pion », mettre en échec non seulement la monarchie, mais aussi un système corrompu. Cela en cherchant des formes d’articulations différentes de la « vieille politique » qui pointent vers une rupture constituante et une démocratisation sur tous les plans de la politique, de l’économie et de la vie. Oui, de nouveaux temps arrivent dans lesquels ceux d’en haut, le 1%, ceux qui, comme le craint Lassalle, vont enfin « vivre dangereusement ».
Jaime Pastor