Il faut bien sûr rappeler que l’interdiction de la discrimination à raison du sexe ne se limite pas aux discriminations directes : la Constitution interdit toute forme de discrimination, qu’elle soit directe ou indirecte. On parle de discrimination indirecte lorsqu’une règle légale, fondée sur des critères neutres quant au sexe, a cependant pour effet, dans la pratique, de désavantager une plus grande proportion de personnes appartenant à un sexe qu’à l’autre sexe, sans que cela soit objectivement justifié.
Invisibilité des femmes migrantes
A la base des discriminations indirectes, on trouve généralement un aveuglement à la réalité de l’existence même de la catégorie « femmes », ou en tout cas à l’existence d’une situation spécifique des femmes. Dans le cas de la migration, on a affaire à un discours dominant fondé sur une vision des migrants comme personnes de sexe masculin. Dans le meilleur des cas, certains discours reconnaissent verbalement l’existence de migrant-e-s, mais sans en tirer les conséquences, c’est-à-dire en présupposant que les problèmes liés à la migration touchent de manière identique les hommes et les femmes. Cela relève en partie d’une vision « androcentrique » ou patriarcale du monde, qui tend à occulter l’existence des rapports de domination entre hommes et femmes ; dans le cas du thème de la migration, il y a une autre raison particulière au phénomène de « l’invisibilité » des femmes migrantes : c’est le fait que la majorité des femmes migrantes travaillent dans des secteurs eux-mêmes traditionnellement assignés aux femmes et qui ne sont pas considérés comme faisant partie de « l’activité économique » : le travail domestique et de soins, effectué dans les ménages privés, et le travail du sexe. Dans le cas de la Suisse, on estime que la moitié des migrant-e-s sans statut légal (dont le nombre est évalué à 120 000) sont des femmes occupées dans le secteur dit domestique, qui englobe toute une série de tâches socialement vitales comme la garde d’enfants, les soins aux personnes âgées, et d’une manière générale tout le travail nécessaire à la reproduction, qui est traditionnellement assigné aux femmes et généralement non rémunéré.
La LEtr et le travail des femmes
La législation suisse sur les étrangers, depuis 1998, est fondée sur le système dit « binaire » (qui a remplacé le modèle précédent dit « des 3 cercles »). Ce système prévoit que l’octroi d’un permis de séjour en vue d’exercer une activité lucrative est réservée, en principe, aux ressortissant-e-s de l’Union européenne (UE) et de l’AELE. Ce système a ainsi pu être qualifié de raciste, puisqu’il établit une distinction entre les « bons » étrangers, jugés « intégrables » (blancs, chrétiens, etc), et les « mauvais » étrangers, jugés « inassimilables » et indésirables (ceux qui proviennent des pays dits du Sud). Toutefois, une exception est faite à l’impossibilité pour les migrant-e-s extra-européens d’obtenir une autorisation de séjour pour travailler en Suisse : cette exception concerne les cadres, les spécialistes et autres travailleurs qualifiés. Or, même si cette disposition ne fait explicitement aucune différence entre hommes et femmes, il est évident que dans la réalité, compte tenu de la situation sociale des femmes dans la plupart des pays du monde, il y a bien moins de femmes que d’hommes qui peuvent accéder à des formations hautement qualifiées ou à des postes de cadres ( ce qui illustre, soit dit en passant, la relation entre oppression de genre et de classe). La loi suisse n’offre en revanche aucune possibilité légale d’obtenir une autorisation de séjour pour occuper un emploi dans le secteur du travail domestique, pour prendre soin d’enfants ou de personnes âgées. Cela reflète la non-reconnaissance sociale de l’importance (y compris pour l’économie !) du travail domestique et de soins, et a pour effet de contraindre les femmes migrantes encore plus que les hommes à ce qu’on appelle la « clandestinité », qui n’est en fait que la privation de tout droit permettant une exploitation maximale.
La LEtr et le statut matrimonial des femmes
Outre le permis de travail, un autre motif d’immigration légale en Suisse est le regroupement familial. Il s’agit même d’un motif d’immigration très important, puisqu’il concernait en 2005 40% de tous les cas d’immigration légale en Suisse. D’autre part, bien que là aussi la loi soit formulée de manière parfaitement neutre quant au sexe (« le conjoint étranger »), dans la réalité le regroupement familial est un motif d’immigration qui concerne une majorité de femmes (il y a deux fois plus de mariages entre un homme suisse et une femme étrangère que l’inverse). On rappellera que la « migration matrimoniale » a toujours constitué une stratégie pour les femmes désireuses ou obligées de quitter leur environnement social d’origine. Cette stratégie féminine de survie prend évidemment d’autant plus d’importance que les autres moyens légaux d’immigrer leur sont fermés, comme on l’a vu ci-dessus.
On notera que le statut légal des épouses étrangères n’a cessé de se précariser depuis 1992, date de la révision de la loi sur la nationalité qui a supprimé l’acquisition automatique de la nationalité suisse pour les femmes mariées à un ressortissant suisse ( révision intervenue au nom, bien entendu, de « l’égalité entre hommes et femmes »...). Depuis lors, la législation en matière de regroupement familial instaure un lien entre le droit au permis et le statut matrimonial, et le projet de la LEtr aggrave encore la situation en faisant de la vie commune une condition à l’octroi et à la prolongation de l’autorisation de séjour du conjoint étranger marié à un-e ressortissant-e suisse.
Cette exigence de vie commune crée une discrimination par rapport aux couples suisses ou à ceux dont l’un des conjoints est ressortissant de l’UE, qui sont libres d’organiser leur vie matrimoniale (un ou deux domiciles) comme ils l’entendent. Mais surtout, cette exigence de vie commune, bien que visant formellement les « conjoints étrangers » des deux sexes, constitue une discrimination indirecte à l’égard des femmes : non seulement pour les raisons quantitatives mentionnées plus haut, mais également en raison des inégalités entre homme et femme au sein du couple, qui se traduisent généralement par une plus grande dépendance économique des femmes, et aussi par des situations de violences. Ces rapports inégaux sont d’ailleurs encore accentués lorsque l’épouse est étrangère, à cause de l’isolement social, de la méconnaissance de la langue, etc. Si l’on ajoute à cela la crainte de perdre son permis de séjour en cas de séparation au cours des 3 premières années de mariage, on constate que la législation sur les étrangers aboutit à renforcer la dépendance de l’épouse vis-à-vis de son conjoint et affaiblit ses moyens de se défendre en cas de violences conjugales notamment, en ouvrant la porte à toutes formes de pressions, menaces et chantage.
Femmes migrantes triplement opprimées
En conclusion, une analyse du projet de la LEtr sous l’angle de ses effets spécifiques sur les femmes migrantes ne peut que nous conforter dans notre refus de cette loi. Mais au-delà du vote du 24 septembre prochain, la solidarité avec les femmes migrantes, et en particulier avec les travailleuses sans statut légal, représente un enjeu crucial tant pour le mouvement féministe que pour la gauche et les syndicats : il s’agit en effet d’être capables d’englober dans une même réflexion les trois niveaux d’oppression que vivent les femmes migrantes : de genre, de classe et d’origine nationale. Un autre enjeu essentiel, lié au précédent, est celui de la place à accorder, dans notre analyse et notre action politiques, au travail « domestique » ou de reproduction. Tant que cette réalité (pourtant essentielle socialement, économiquement, et... humainement !) sera occultée de nos analyses politiques, les femmes qui effectuent ce travail (gratuitement ou dans des conditions souvent proches de l’esclavage ) resteront elles-aussi invisibles. Or, l’expérience du mouvement féministe montre que pour pouvoir être transformées, les situations d’oppression que vivent les femmes doivent tout d’abord sortir de l’« invisibilité ».