Le Comité international olympique et la Fifa ? Des « holdings transnationales dotées des statuts d’une amicale bouliste », estime Fabien Ollier, directeur de la revue Quel Sport et l’un des contributeurs du livre La coupe est pleine ! Les désastres économiques et sociaux des grands événements sportifs [1]. Les produits phares de ces holdings ? Les JO d’été et d’hiver pour le CIO, la Coupe du monde de football pour la FIFA. Afin d’organiser ces évènements et les vendre à la planète entière, tout, ou presque, est désormais permis. Considérés comme des moments festifs et consensuels, ces grands moments de compétition sportive sont devenus synonymes de débauche d’argent public, d’expulsions massives de pauvres urbains, de dégradation des conditions de travail dans le secteur des travaux publics, d’hyper sécurisation des espaces publics et d’inondation publicitaire à grande échelle.
La FIFA comme le CIO n’ont aucun compte à rendre ni aucune obligation de transparence financière. Basée à Zurich, en Suisse, comme la plupart des instances sportives internationales, la FIFA emploie environ 300 personnes et a réalisé en 2012 un bénéfice de 89 millions de dollars. Ses réserves financières, sur lesquelles elle n’est pas imposable du fait de son statut d’organisation à but non lucratif, s’élèveraient à 1,378 milliard de dollars. L’opacité de son fonctionnement interne et de sa gouvernance est régulièrement critiquée, notamment par l’ONG Transparency international.
« Un moindre niveau de démocratie est parfois préférable »
La FIFA a pourtant été impliquée dans plusieurs scandales de corruption, de trucage et de détournement de fonds. Son président depuis 1998, Sepp Blatter, a été mis en cause par des journalistes et d’anciens collaborateurs. Une enquête de la justice suisse sur la firme ISL, partenaire marketing de la FIFA, a débouché sur plusieurs inculpations. Elle a aussi contraint l’ancien président de l’organisation João Havelange et son gendre Ricardo Teixeira, président de la fédération brésilienne et du comité d’organisation du Mondial 2014, à démissionner de leurs fonctions. L’attribution de l’organisation des Coupes du monde 2018 et 2022 à la Russie et au Qatar a donné lieu à des allégations de corruption et des conflits internes, qui ont forcé plusieurs membres du comité exécutif à la démission. Mais la FIFA a pu laver son linge sale en famille : les autorités suisses ont découvert que du fait des privilèges et des statuts spéciaux octroyés à l’organisation, elles ne disposaient plus des moyens juridiques pour poursuivre ses dirigeants accusés de corruption et de trafic d’influence [2]…
La manière dont la FIFA conçoit l’organisation des Coupes du monde est à l’image de son statut extraterritorial et de la manière dont elle dissimule l’enjeu financier sous un voile de prestige symbolique. L’organisation impose aux pays hôtes un régime d’exception draconien : exonérations fiscales pour la FIFA et ses partenaires commerciaux, engagements stricts en termes de construction d’infrastructures et d’équipements, liberté totale d’exportation et de conversion de devises, suspension des obligations de visa, dérogations au droit du travail, délimitation de « zones commerciales exclusives » pour les multinationales sponsors, protégées par une « police des marques »... Comme l’expliquait ingénument Jérôme Valcke, secrétaire général de la FIFA, « Je vais dire quelque chose de fou, mais un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. Quand on a un homme fort à la tête de l’État qui peut décider (…), c’est plus facile pour nous les organisateurs. »
18 milliards pour le Mondial, 36 milliards pour les JO d’hiver…
Cet ensemble de mesures produit un véritable trou noir financier, au détriment des deniers publics et au profit de la FIFA, de ses partenaires commerciaux et de certains secteurs d’affaires locaux (immobilier, BTP, sécurité). Si les excès budgétaires, assaisonnés de forts soupçons de corruption, qui caractérisent l’organisation des Jeux olympiques de Sotchi défraient aujourd’hui la chronique, les dépassements massifs de budget sont en fait la norme en matière de grands événements sportifs. Le budget de la Coupe du monde sud-africaine est ainsi passé de 240 millions à 4,1 milliards d’euros – une augmentation de 1709% ! Dans le même temps, la FIFA a pu tranquillement rapatrier en Suisse plusieurs millions de profits non imposables. De même, les dépassements de budget des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 ont contribué à la crise financière qu’a connue ensuite la Grèce [3].
Quant aux retombées économiques pour les pays hôtes, elles ne sont jamais vraiment évaluées très précisément. Un économiste a estimé à 24 milliards d’euros – trois fois plus qu’estimé initialement – le budget des JO de Londres (infrastructures non sportives comprises), et à seulement 6 ou 7 milliards les retombées positives (le gouvernement britannique avance pour sa part le chiffre de 17 milliards) – le tout dans une période d’austérité budgétaire draconienne. Pour le Mondial 2014 au Brésil, l’investissement total se monterait à 18 milliards de dollars, d’origine publique à 95%, pour des recettes fiscales de l’ordre de 6 milliards. Pour les JO d’hiver de Sotchi, la Russie aurait dépensé, selon les estimations entre 17 et 36 milliards d’euros [4] ! Certes, les grands événements sportifs sont censés apporter toute une série de bénéfices économiques indirects et intangibles, mais ils paraissent bien incertains au regard des sommes investies.
Pourquoi, dans ces conditions, les dirigeants politiques désirent-ils tant présider à l’organisation de grands événements sportifs ? Pour des raisons de prestige, de cohésion nationale et de légitimation de leur pouvoir, certes. Le « produit » est attractif et populaire. Mais aussi au nom d’une certaine conception du développement. Les élus ne semblent parfois plus avoir d’autre vision économique que l’espoir de capter l’attention des forces immatérielles de la mondialisation (les investisseurs, les capitaux, les touristes, le « talent »...) dans le cadre d’une compétition entre villes « de classe mondiale ». Les événements sportifs deviennent alors le prétexte de vastes opérations de rénovation et de construction d’infrastructures qui s’apparentent souvent à un véritable nettoyage urbain, dont les couches les plus pauvres semblent se retrouver immanquablement victimes.
« Ils font pire que le régime de l’apartheid ! »
Au Brésil, « la Coupe du Monde de la FIFA entraîne des violations des droits humains tels que le droit au logement, le droit à la liberté de réunion et de mouvement, et le droit au travail », accusent les organisateurs des Public Eye Awards [5], le « prix de la honte » des grandes firmes mondiales, qui a nominé en 2014 la FIFA, aux côtés des fabricants de pesticides BASF, Syngenta et Bayer, de la marque de vêtements Gap, de la banque HSBC ou encore de la firme pétrolière russe Gazprom (c’est cette dernière qui a été élue par les internautes).
Des violations directement liées aux exigences de la FIFA. La Rapporteuse spéciale de l’Onu, Raquel Rolnik, estimait à 150 000 le nombre de familles menacées d’expulsion dans les villes qui abriteront le Mondial. En Afrique du Sud, les habitants expulsés des lieux de construction des « espaces FIFA » ont été entassés dans des zones de relogement temporaires. Commentaires d’une militante : « Ils font pire que le régime de l’apartheid ! À l’époque, on avait au moins le droit à une maison en briques. » Un rapport du Centre for Housing Rights and Eviction (COHRE) estime de son côté que les Jeux olympiques ont entraîné, entre 1988 et 2008, l’expulsion directe ou indirecte de deux millions de personnes, dont la moitié rien que pour les JO de Pékin.
Vers un bilan de 4 000 ouvriers tués au Qatar ?
La « rénovation » des villes s’accompagne surtout d’un processus de privatisation et de ségrégation spatiale destiné à perdurer bien après l’événement. Les grands projets inutiles pullulent : soit les équipements sont laissés à l’abandon après l’événement, soit ils restent chroniquement sous-fréquentés, qu’il s’agisse d’équipements sportifs – le Stade de France... – ou de transports, comme les aéroport de Durban ou train à grande vitesse de Johannesburg construits à l’occasion du Mondial 2010. Bien entendu, les pays hôtes promettent désormais d’organiser les événements sportifs les plus « verts » de l’histoire. Des prétentions qui ont pu se traduire parfois dans la conception de certains équipements « exemplaires » du point de vue écologique, mais qui paraissent peu convaincantes en termes d’impact global et de modes de consommation. Avec les JO de Sotchi, le greenwashing atteint des sommets d’absurdité [6]
La construction à marche forcée de stades et d’autres infrastructures, dans les délais très courts imposés par la FIFA, a des conséquences graves en termes de sécurité et de dégradation des conditions de travail des ouvriers. Dès 2011, les syndicats avaient dénoncé les conditions d’esclavage moderne faites aux travailleurs migrants sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar. Les reportages de la presse internationale, notamment du quotidien britannique The Guardian) ainsi que les missions de l’Organisation internationale du travail (OIT) et de la Confédération syndicale internationale (CSI), sont venus mettre en lumière un phénomène resté largement invisible lors des éditions précédentes [7]. Les syndicalistes ont calculé que si les accidents continuaient au même rythme, ce seront environ 4000 ouvriers – la plupart du temps d’origine indienne ou népalaise – qui laisseront leur vie sur les chantiers de la Coupe du monde. De même, sur les chantiers des stades brésiliens du Mondial, des accidents mortels à répétition faisaient, fin 2013, la une de la presse internationale – en cause, l’accélération du rythme de travail pour achever les travaux dans les temps.
McDo vous nourrit, Coca-Cola vous désaltère et Visa assure vos achats
Pour les dirigeants et les actionnaires des entreprises du bâtiment et des travaux publics, en revanche, les bénéfices sont clairs : à l’occasion de la Coupe du monde sud-africaine, ils ont non seulement augmenté leurs bénéfices d’un facteur de 1 à 12 par rapport aux années précédentes, mais ils en ont aussi profité pour intensifier le travail (le nombre d’emplois créés n’a pas été proportionnel à la surcharge de travail) et pour accentuer encore les écarts de rémunération entre les ouvriers et leurs dirigeants. Une fois les travaux achevés, la plupart de ces ouvriers se retrouvent au chômage.
Au final, les diverses mesures d’exception imposées par la FIFA résultent dans la création, au niveau de l’événement lui-même, de bulles commerciales hyper sécurisées, sortes de Disneylands sportifs où le moindre aspect de l’évènement est marchandisé, au bénéfice des multinationales sponsors. McDonald’s vous nourrit, Coca-Cola vous désaltère et Visa assure vos achats. Partout, votre attention est captée par les messages publicitaires omniprésents.
Cette utopie commerciale se paie cher. C’est que les grandes messes sportives cachent, sous leur surface consensuelle et festive, une violence sous-jacente et une conflictualité généralisée. D’un côté, les oubliés de la « fête » et les déplacés multiplient les actes de protestation – un phénomène généralement passé sous silence par les médias, pour ne pas gâcher le plaisir. De nombreux experts voient ainsi dans les émeutes de l’été 2011 à Londres une conséquence des politiques urbaines mises en œuvre à l’approche des JO. De l’autre côté, la « fête » elle-même encourage des formes plus ou moins sublimées de violence, souvent d’inspiration nationaliste. Sans parler de l’explosion du trafic de drogue et de la prostitution.
Drones, missiles et porte-avions pour les JO de Londres
D’où le besoin permanent de sécuriser l’événement, de l’extérieur comme de l’intérieur. À l’approche de la coupe du monde, le Brésil a intensifié sa politique de « pacification » brutale des favelas (lire ici). Comme auparavant en Afrique du Sud, les vendeurs de rue sont harcelés et délogés par les forces de police, pour ne pas interférer avec le monopole commercial des partenaires officiels. Dans les espaces du Mondial ou des Jeux olympiques, la « police des marques » contrôle le respect de l’exclusivité publicitaire des sponsors. Partout, le désir de protéger les touristes aisés et de prévenir une menace terroriste entraîne un déploiement massif de technologies de surveillance et de contrôle. Drones, missiles et porte-avions furent ainsi mobilisés pour les JO de Londres en 2012. L’organisation des grands événements sportifs constitue à la fois un laboratoire et une manne financière pour les industriels de la sécurité : alors que le budget de la sécurité des JO de Sydney n’était que de 180 millions de dollars, il fut multiplié par 8 à Athènes quatre ans plus tard (1,5 milliard de dollars), pour atteindre 6,5 milliards de dollars à Pékin, le record à ce jour.
Aspiration à un statut « mondial », inégalités, connivence entre milieux politiques et économiques, croyance en une modernisation à marche forcée au nom du « développement »… Autant de facteurs qui expliquent sans doute la prédilection des instances du sport international, ces dernières années, pour les pays émergents, démocratiques ou non [8]. Certains pays organisateurs ont certes tenté de négocier des conditions moins draconiennes avec la FIFA ou le CIO, mais ces efforts ne semblent pas peser très lourd face à la lame de fond commerciale.
Emergence de mouvements sociaux
Les grands événements sportifs ont aussi parfois favorisé, par contrecoup, l’émergence de mouvements sociaux importants. Ce fut le cas pour les grandes manifestations anti-corruption en Inde en 2011 et 2012 – en partie provoquées par la gabegie financière des Jeux du Commonwealth de 2010 – ou pour les manifestations brésiliennes de 2013 pour les services publics et contre la corruption. Deux mouvements qui entrent en résonance avec le phénomène mondial des « indignés ». Exemple rare à ce jour : à Chicago, la société civile locale, sous l’égide de la campagne No Games Chicago, a réussi à contraindre la ville à renoncer à sa candidature à l’organisation des Jeux Olympiques 2016, malgré le soutien de Barack et Michelle Obama.
Sur un autre terrain, le mouvement syndical s’efforce de plus en plus de profiter de l’organisation des Coupes du monde pour faire progresser les droits des travailleurs dans les pays hôtes, en profitant de la médiatisation de l’événement, mais aussi de la vulnérabilité des organisateurs. Un chapitre du livre La coupe est pleine ! décrit en détail la campagne orchestrée par la confédération internationale du bâtiment et les syndicats sud-africains dans le cadre du Mondial 2010 et les avancées qu’elle a permis d’obtenir. Les mêmes acteurs se préparent à rééditer l’opération au Brésil en 2014. Le Mondial sud-africain a été marqué plus généralement par une série de grèves victorieuses dans divers secteurs critiques, comme les dockers ou les personnels de sécurité (on ne parle pas de celle de l’équipe de France). Les chantiers des stades brésiliens ont déjà connu plusieurs dizaines de grèves.
Néolibéralisme de choc
Ces campagnes ont forcé la FIFA à se solidariser – verbalement, mais explicitement – avec les syndicats et leur campagne en faveur du respect des droits des travailleurs. En Afrique du Sud, l’organisation a fait part de sa « préoccupation » sur la situation des travailleurs, tout en soulignant qu’elle n’était pas directement responsable des problèmes incriminés. En 2013, suite aux révélations sur les conditions de vie et de travail des ouvriers du Qatar, c’est encore le même discours : « La FIFA ne peut s’ingérer dans les droits de travailleurs d’aucun pays, mais nous ne pouvons pas, non plus, les ignorer », expliquait Sepp Blatter. Avec une telle réticence, on risque d’attendre longtemps avant d’obtenir des gestes concrets. Pour les syndicats, la FIFA ne s’est pas encore sentie suffisamment sous pression. Du côté des pays organisateurs, la Suède, candidate à l’organisation des Jeux olympiques d’hiver de 2022, a promis de mettre en place des standards de protection très élevés des droits des travailleurs, et a signé un accord en ce sens avec les organisations syndicales internationales [9]. Reste à savoir si c’est la voie que choisiront d’emprunter les instances internationales du sport.
Depuis longtemps, des voix critiques dénoncent la connivence de l’idéologie sportive avec le nationalisme, le sexisme, ou l’élitisme. Le problème de fond est plutôt devenu le rôle socio-économique que jouent ces grands événements. Ils fonctionnent aujourd’hui comme l’une de ces « thérapies de choc » sociales qui permettent aux élites politiques et économiques d’accumuler les profits et de refaçonner les sociétés selon leurs intérêts – au même titre que les cures d’austérité budgétaire, la création de zones franches offertes aux multinationales par les gouvernements du Sud, ou encore les catastrophes naturelles [10]. Mais cette fois, sous les encouragements de stades bondés.
Olivier Petitjean / Observatoire des multinationales