Safouane Bouaziz avait 27 ans quand, le 24 décembre 2010, ce mince jeune homme a lancé le célèbre slogan du soulèvement tunisien « Achaab yourid iskat annidham » (le peuple veut la chute du gouvernement). Il sera confronté aux juges mardi 17 juin, à Sidi Bouzid, berçeau de la révolution. Le même jour, à Kasserine, autre chef-lieu emblématique du « printemps arabe », un verdict devrait être prononcé contre Issam Amri, frère de Mohamed, 18 ans, tué par balle à Thala le 8 janvier 2011. Trois ans et demi après la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali, plus de 130 procès, impliquant des dizaines de jeunes qui ont participé à la révolution tunisienne, sont en cours.
Alors que la Tunisie vient de mettre en place le 9 juin, l’Instance Vérité et Dignité chargée de recenser et d’indemniser les victimes des régimes Bourguiba et Ben Ali depuis le 1er juillet 1955, les poursuites judiciaires se multiplient contre ces jeunes, accusés de violences et d’incendie contre des postes de police. Sous la pression des familles qui ont mené une grève de la faim, l’Assemblée nationale constituante a voté, le 2 juin, une loi d’amnistie pour la période du 17 décembre 2010, date du début du soulèvement, au 28 février 2011. Or, les affrontements se sont poursuivis bien après. Mises en lumière par l’arrestation le 13 mai du blogueur Azyz Amami – relaxé depuis – et l’un des principaux animateurs de l’appel « Moi aussi j’ai brûlé un poste de police », ces poursuites ne retiennent l’attention d’aucun parti. « Leur cause n’est plus une cause nationale, dénonce Charfeddine El Kellil, l’avocat des jeunes qui sillonne le pays pour les défendre. Il y aura encore d’autres procès pour que ces gens-là se taisent parce que le système veut tourner la page. » « L’amnistie est rédigée en termes flous qui laissent toutes les interprétations au juge, ajoute-t-il. Pour moi, l’Instance Vérité et Dignité est une machine à clore le débat. »
« SIX FOIS EN PRISON »
Dans les villes de la révolution, au centre de la Tunisie, rien n’a changé. Le chômage et la misère prolifèrent, les routes sont toujours défoncées. Et les relations entre les jeunes et la police, loin d’emprunter le chemin de la réconciliation, se sont encore dégradées. « Avant la révolution, je n’avais jamais connu la prison, depuis, j’y suis allé six fois », soupire Issam Amri, 32 ans.
Au chômage quand il n’effectue pas quelques travaux agricoles, il a suivi mois après mois les vingt-six audiences des tribunaux militaires chargés d’enquêter sur les 319 morts et 3 069 blessés de la révolution. Il a assisté la rage au cœur à la libération de la quasi-totalité des anciens dignitaires du régime Ben Ali. Le dernier, Ali Seriati, ex-directeur de la garde présidentielle est sorti le 17 mai. Condamné à vingt ans de prison à Tunis, l’ex-responsable sécuritaire, qui a bénéficié d’un non-lieu dans l’affaire des martyrs de Kasserine, a vu sa peine réduite à trois ans et le chef d’accusation requalifié en « non-assistance à personne en danger ».
La même décision a été appliquée au responsable de la sécurité de Thala, petite commune proche de Kasserine, où six jeunes ont été tués en janvier 2011. Alors quand un autre de ses frères, Khaled, a de nouveau été interpellé en mai par la police, Issam est allé le chercher et une bagarre a éclaté. Poursuivi pour « outrage à fonctionnaire, diffamation, ébriété manifeste et atteinte aux bonnes mœurs », il est aussi concerné avec 23 autres jeunes, dans un dossier en cours d’instruction, pour l’attaque d’un poste de police le 25 novembre 2011. « Après la révolution, on a cru que quelque chose allait changer, qu’il y aurait une rupture, mais c’est tout le contraire, constate avec amertume Helmi Cheniti, frère de l’un des « martyrs » de Thala. Quand je serai mort, je laisserai une boîte aux lettres sur ma tombe pour que l’on me tienne au courant de la justice. »
« ATTEINTE AU DRAPEAU »
A soixante kilomètres de Sidi Bouzid, à Menzel Bouzaiane, Safouane Bouaziz, chômeur, est poursuivi dans quatre affaires, pour « atteinte au drapeau, menaces contre fonctionnaire, atteinte aux bonnes mœurs, association de malfaiteurs », ainsi que pour l’incendie d’un poste de police après l’assassinat, le 25 juillet 2013, du député Mohamed Brahmi. « J’aurais pu y participer, j’aurais aimé même, je l’ai dit au juge, mais je n’y étais pas », assure le jeune homme. Comme Issam et bien d’autre, Safouane a participé à toutes les manifestations d’avant et après la révolution, notamment celles de février 2011, qui ont fait tomber le premier gouvernement de la transition. Aujourd’hui, ces jeunes se sentent « harcelés » par des policiers qui, selon eux, « ne pensent qu’à se venger » et « produisent des PV falsifiés et de faux témoignages ». En réaction, sur le mur en face du poste de la garde nationale de Menzel Bouzaiane, une main a écrit : « Vous revenez, on revient. »
A Ksibet, près de Monastir, ce sont 24 jeunes qui sont confrontés à la justice après l’incendie d’un poste de police dans la nuit qui a suivi l’assassinat, le 6 février 2013, de l’opposant Chokri Belaïd. Aussitôt interpellés, sept d’entre eux ont été placés en détention provisoire pendant sept à treize mois. Dix-neuf autres ont été laissés en liberté, dont cinq considérés en fuite. Leur procès est prévu le 10 juillet.
« LES FLICS VEULENT LEUR REVANCHE »
Tous reconnaissent des jets de pierre contre des gaz lacrymogènes mais accusent la police d’avoir délibérément mis le feu à leur local pour les mettre en cause. « Les flics nous détestent parce qu’en 2011, nous avons participé à la révolution. Ils veulent leur revanche, assure Mohamed Ben Ouannès Lagha, 29 ans, l’un des recherchés. Quand ils ont disparu, c’est pourtant nous qui avons gardé la ville et la municipalité pour la protéger. » Mohamed Ali Mezhoud, 25 ans, qui s’était présenté spontanément à la police, a passé treize mois en détention provisoire. « Je veux faire la paix mais pour la police, être amis, cela veut dire devenir leur indicateur, comme avant », témoigne-t-il.
« Sous pression » comme ils disent, ces jeunes de la révolution ne sont pas les seuls à avoir des démêlés avec la justice. Tous les mouvements sociaux sont désormais dans le viseur des autorités. Il y a peu, Nidhal Ouerfelli, porte-parole du gouvernement, a insisté sur le besoin de stabilité du pays. « Aucun sit-in ne sera toléré et la loi à ce sujet sera appliquée sévèrement », a-t-il déclaré le 4 mai à propos du bassin minier. Dans le hameau d’El Berka, au bout de cette région déshéritée proche de la frontière algérienne, quinze familles en conflit avec la Compagnie générale des phosphates, désespèrent. Après un sit-in mouvementé avec la police, dont les habitants contestent la version selon leur porte-parole Badreddine Ben Ali Souidi, un agriculteur, treize hommes ont été condamnés le 21 mai en leur absence par le tribunal de Gafsa à dix ans de prison.
Isabelle Mandraud (Thala, Menzel Bouzaiane et Ksibet, Tunisie, envoyée spéciale )