Un autre scrutin se déroulait le 25 mai en Europe : celui qui a vu la victoire à Kiev de Petro Porochenko, élu président dès le premier tour avec près de 55 % des voix. L’absence d’enthousiasme populaire traduit cependant le sentiment, largement répandu, que tous les problèmes des travailleurs et du peuple ukrainiens restent entiers.
Surnommé le « roi du chocolat » après avoir fait fortune dans l’industrie du cacao et de la confiserie, également propriétaire d’entreprises de production et distribution automobiles, d’un chantier naval et de plusieurs médias, Porochenko est l’un des principaux oligarques du pays. Déjà deux fois ministre – la seconde sous Ianoukovitch –, il s’était positionné précocement en faveur du mouvement de Maidan et a sans doute été perçu comme celui qui, parmi les 21 candidats, était le plus à même de défendre l’indépendance et l’unité du pays.
Traversant une situation économique catastrophique – avec notamment une monnaie qui s’est dévaluée de 50 % au cours des derniers mois –, l’Ukraine est au même moment confrontée aux pressions économiques de la Russie (avec à nouveau des menaces de coupure de son approvisionnement en gaz) et à la guerre (de basse intensité, mais guerre tout de même) que l’ancienne puissance coloniale a fomenté et alimente dans l’est du pays. C’est dans cette situation que Porochenko, partisan de longue date du rapprochement avec l’Union européenne, va maintenant tenter d’appliquer les mesures d’austérité drastiques que celle-ci et le FMI exigent de l’Etat ukrainien. Autant dire que toute perspective d’amélioration des conditions économiques et sociales est plus qu’incertaine.
« Junte fasciste », la fin du mythe
La seule bonne nouvelle est peut-être que cette élection a mis à bas le mensonge poutinien, complaisamment relayé par de larges secteurs de la gauche française et internationale (post-stalinienne ou maoïste, castriste ou chaviste – sans oublier, sur un mode un peu plus soft, le Parti de gauche), de l’existence d’une « junte fasciste de Kiev ». Les deux candidats de l’extrême droite fasciste ou fascisante, Svoboda et Pravyi Sektor, qui selon cette propagande aurait dominé ou influencé décisivement un « Etat nazi », n’y ont en effet pas totalisé 2 % des voix. Et Svoboda perd naturellement les trois ministres (et non sept ou huit, comme certains le ressassaient) dont il disposait au sein du gouvernement intérimaire, constitué en fonction des résultats des législatives de 2012, où cette formation avait obtenu 10,5 % des voix.
Ajoutons que dans son affrontement avec l’Ukraine, la Russie bénéficie du soutien de la plupart des partis d’extrême droite en Europe ; notoirement, en France, le Front national, mais aussi les formations les plus clairement fascistes. Parmi elles, l’Aube dorée grecque qui, dans une déclaration du 27 février 2014, dénonçait le fait que « les Américains, les Allemands et les Sionistes, qui attaquent les peuples nationalistes dans toute l’Europe, avec pour cibles premières la Grèce et Aube dorée, travaillent maintenant directement avec le parti nazi en Ukraine, parce que cela sert leurs intérêts géopolitiques. L’Aube dorée soutient des élections libres (…) et non les vautours de l’usure internationale à Washington et Berlin. »
Pravyi Sektor exprima alors son incompréhension et amertume, en rappelant qu’elle avait manifesté devant l’ambassade de Grèce quand l’Aube dorée avait été réprimée. Mais les néonazis grecs confirmèrent la rupture après une rencontre entre le chef de Pravyi Sektor, Dmitri Yarosh, et l’ambassadeur israélien à Kiev, Reuven Din El, au cours de laquelle le premier avait assuré le second que son mouvement n’était pas antisémite, lui offrant même de collaborer face à tout danger de ce type. A l’issue de cette rencontre, les deux interlocuteurs étaient convenus de rester en contact permanent à travers une hotline [1]. Le dirigeant d’Aube dorée, Ilias Panagiotaros, en tira la conclusion que « les nationalistes ukrainiens travaillent pour les Juifs ».
Le soutien de l’extrême droite européenne à Moscou n’a cependant rien d’étonnant quand on considère la politique et le discours (ultranationalistes, homophobes, « eurasiatiques »...) du régime de Poutine. De même voit-on proliférer aujourd’hui dans les régions en guerre du Donetsk et de Louhansk – comme hier en Crimée – les groupes paramilitaires, pro-russes ou venus directement de Russie à l’instar du « bataillon Vostok », qui exhibent toute une panoplie idéologique réactionnaire – monarchiste, raciste, antisémite voire directement fasciste. Comme l’a exprimé le Mouvement socialiste de Russie, « le prétendu « antifascisme » du Kremlin est incapable de dissimuler le flirt de celui-ci avec l’idéologie fasciste, qui se manifeste dans ses financements en faveur de partis d’extrême droite à l’étranger, son utilisation active des nationalistes russes en tant qu’agents en Ukraine, sa création de milices de cosaques, son encouragement à l’utilisation de déclarations xénophobes et antisémites dans les médias de masse semi-officiels, etc. » [2]
Le soulèvement à l’Est et Maidan
Dans un texte récent, Zakhar Popovytch, dirigeant du groupe socialiste révolutionnaire ukrainien « Opposition de gauche », signalait que le mouvement pro-russe à l’est du pays « est très clairement moins massif et puissant que ne l’a été le Maidan de Kiev. Par exemple, ces derniers mois, ils n’ont pas réussi à organiser un seul meeting de masse, de plus de 1 500 personnes à Donetsk. Il y a très peu de tracts ou de journaux, pratiquement pas de discussions (…) Le commandant militaire de la « république populaire du Donetsk » est Strelkov, un ancien officier russe du FSB [successeur du KGB] sous le nom de Girkin, qui est un monarchiste convaincu et un grand admirateur de Dénikine [l’un des chefs militaires de la contre-révolution blanche dans la période ayant suivi Octobre 1917]. Tous ces gens pensent que l’indépendance de l’Ukraine n’est qu’une erreur de l’Histoire qu’il faut corriger. Ce qui, comme vous l’imaginez, n’est pas acceptable pour la plupart des Ukrainiens, y compris dans le Donetsk. » [3]
Une partie de la population des provinces du Donetsk et de Louhansk a visiblement suivi les groupes armés séparatistes, mais elle l’a fait de façon passive. Les référendums dits « d’autodétermination », tenus sous les armes des paramilitaires et sans aucune possibilité d’expression contradictoire, ont évidemment été une farce. La situation économique (encore) meilleure en Russie, avec des salaires et des retraites sensiblement plus élevés, a joué comme en Crimée un rôle d’attraction auprès de certains secteurs, notamment des personnes âgées nostalgiques de l’époque de l’ex-URSS. Combinés à la crise économique, certains errements ultranationalistes du gouvernement transitoire, avec en écho la propagande sur les « fascistes de Kiev », ont également influé. Mais il est symptomatique que l’on n’ait observé aucun type de mobilisation de masse. Majoritairement, la population s’abstient, même si l’on commence à observer des réactions du mouvement ouvrier et des débuts d’auto-organisation – mais, tout à l’inverse du discours poutinien, pour se protéger des milices fascisantes pro-Moscou.
Dans tous les cas, le contraste avec le mouvement de Maidan est effectivement frappant. Que cette immense mobilisation n’ait cependant pas débouché sur des structures d’auto-organisation un peu durables et ait fini par être – au moins à cette étape – « expropriée » par les oligarques pro-UE à travers leur représentant Porochenko, renvoie à deux phénomènes. Le premier est aujourd’hui commun à la plupart des mouvements protestataires ou insurrectionnels dans le monde, qui savent ce qu’ils rejettent mais pas vraiment pour quel projet politique et de société alternatif ils pourraient se battre. Le second est spécifique aux sociétés de l’Est post-stalinien, où l’atomisation bureaucratique des travailleurs et en général de la société a détruit les traditions d’organisation collective, en vidant largement de leur contenu l’idée de parti politique comme celle de syndicat.
La réalité de l’impérialisme russe
L’annexion de la Crimée, de population majoritairement russe et avec les bases militaires installées de longue date sur la Mer noire, avait été assez aisée. Il en va autrement dans l’est ukrainien, où les soulèvements contre le gouvernement de Kiev n’ont réussi que dans une minorité de villes et régions russophones (ils ont ainsi échoué à Kharkiv, Dnipropetrovsk, Odessa ou Marioupol) et n’ont qu’une base populaire limitée. En outre, la Russie a aussi ses difficultés. Elle est actuellement confrontée à un net ralentissement économique, subit d’importantes fuites de capitaux et peut difficilement endommager sérieusement ses liens avec l’Union européenne, premier marché d’exportation de ses matières premières. Faute de pouvoir imposer sa volonté à l’Etat ukrainien, les objectifs de Poutine semblent s’être réduits à l’affaiblir et le neutraliser (voire le diviser) autant que possible.
Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas d’un côté « l’impérialisme », compris comme un agrégat indifférencié des puissances occidentales, des Etats-Unis aux Etats centraux de l’Union européenne, et de l’autre côté un pays qui tenterait juste de défendre ses intérêts légitimes face à des velléités d’expansion agressives. Ces dernières sont évidemment réelles, mais elles existent de part et d’autre. Si l’impérialisme est un système de domination et de compétition entre grandes puissances capitalistes, qui pour défendre et améliorer leurs positions tentent de s’imposer à d’autres Etats par des moyens économiques, diplomatiques et militaires, alors la Russie est elle aussi clairement une puissance impérialiste.
Le niveau de développement et la compétitivité de ses industries restent certes limités, mais elle occupe une place centrale sur le marché de l’énergie, avec notamment les deux premiers groupes mondiaux pour le gaz (Gazprom) et le pétrole (Rosneft). Les capitaux russes pèsent par ailleurs pour près de 25 % dans la capitalisation boursière de la City de Londres, première place financière en Europe, ils sont absolument déterminants à Chypre et significatifs dans d’autres pays de l’UE.
S’y ajoute la reconstitution d’une importante force militaire (avec plus d’un million de soldats et le double de réservistes), disposant toujours de l’arme nucléaire, qui est déjà intervenue directement en Géorgie où elle soutient politiquement et militairement les républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud, comme elle le fait aussi en Transnistrie (Moldavie). La Russie dispose en outre de nombreuses bases militaires à l’étranger, non seulement dans son pré-carré de l’ex-URSS mais aussi à Tartous, le deuxième port syrien. En soutenant à bout de bras la dictature d’Hafez el-Assad, l’impérialisme russe défend ses intérêts de grande puissance au Moyen-Orient. En avivant le séparatisme en Ukraine, territoire pivot entre l’Union européenne et la Russie, et de ce fait pays stratégique, il fait de même sur le continent européen.
Europe et Amérique
Les impérialismes occidentaux défendent eux aussi leurs intérêts, mais ceux-ci n’étant pas tout à fait identiques, leur action est loin d’être homogène. Le capitalisme allemand, qui dépend largement de la Russie pour son approvisionnement énergétique (38 % de son gaz) et lui vend en retour près de 40 milliards d’euros de produits manufacturés, est le plus enclin à rechercher des compromis. L’ancien chancelier « social-démocrate » Gerhard Schröder est celui qui symbolise le mieux l’entrelacement des intérêts germano-russes : après son retrait de la vie politique (et les reculs considérables qu’il avait imposés aux travailleurs allemands), cet ami personnel de Poutine a fait carrière d’abord à la présidence de la société de construction du gazoduc Russie-Allemagne détenue majoritairement par Gazprom, ensuite au conseil d’administration de la compagnie pétrolière TNK-BP détenue conjointement par Rosneft et British Petroleum, et il s’apprête maintenant à entrer dans celui du géant pétrolier russe. [4]
Après l’annexion de la Crimée, le gouvernement français a quant à lui refusé tout net d’annuler sa vente à la marine russe de deux porte-hélicoptères de combat Mistral (dont l’un a été baptisé… Sébastopol), tandis que les autorités britanniques précisaient qu’elles ne prendraient aucune mesure vis-à-vis des capitaux russes qui soutiennent les cours de la City. Dans l’ensemble, les réponses européennes sont restées remarquablement mesurées et conciliatrices. On se rappelle aussi qu’à l’apogée du mouvement de Maidan, les ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais s’étaient rendus à Kiev où ils avaient négocié la mise en place d’un gouvernement intérimaire sous la présidence maintenue de… Ianoukovitch ; un accord que la rue avait cependant rejeté, poursuivant sa mobilisation jusqu’à chasser, deux jours plus tard, le président honni.
Les Etats-Unis s’étaient alors nettement démarqués de la position européenne, comme l’avaient mis en évidence l’interception et la publication, par les services secrets russes, de ces propos fleuris de Victoria Nuland, responsable de l’Europe au Département d’Etat : « Fuck the UE ! »
Beaucoup moins lié économiquement à la Russie, Washington est avant tout préoccupé par ses intérêts stratégiques, qui impliquent d’autant plus une politique de contention de la Russie que celle-ci se rapproche dangereusement de la Chine, le grand concurrent et ennemi potentiel.
D’où les engagements d’Obama à apporter une aide militaire aux Pays baltes, à la Pologne et maintenant à l’Ukraine elle-même, tout en actionnant le levier de l’OTAN que l’impérialisme US contrôle totalement. « Notre engagement dans la sécurité de la Pologne et dans celle de nos alliés en Europe centrale et orientale est une pierre angulaire de notre propre sécurité et il est sacro-saint », a déclaré Obama le 3 juin à Varsovie. Mais ce choix répond aussi à une autre préoccupation : brider les ambitions de l’impérialisme allemand, ainsi que les velléités d’une politique européenne commune dans le champ de la diplomatie internationale.
L’impérialisme néolibéral en action
Là où les impérialismes européens et le grand frère nord-américain se rejoignent, c’est dans la mise en œuvre des remèdes traditionnellement infligés aux pays en crise, à travers leur instrument commun, le FMI. Le nouveau prêt de 18 milliards d’euros consenti par ce dernier à l’Ukraine, le 27 mars dernier, est ainsi assorti de conditions drastiques telles qu’une augmentation de 50 % des prix du gaz et de l’électricité destinés à la consommation domestique, le licenciement de 20 % des employés de l’Etat et une série de hausses d’impôts.
Les conséquences sociales seront évidemment catastrophiques. Et elles risquent d’être encore aggravées par la signature de l’accord de libre-échange projeté avec l’Union européenne, qui conduirait à disloquer le marché intérieur ukrainien tout en faisant disparaître de larges pans de l’industrie nationale.
Le peuple ukrainien se retrouve ainsi, plus que jamais, pris en étau entre les différents impérialismes et ses propres oligarques de l’Ouest comme de l’Est. Seule une mobilisation indépendante de la classe ouvrière, dont le poids objectif est toujours aussi fort que son niveau d’organisation et de conscience reste limité, pourrait lui permettre de s’en dégager. On assiste actuellement aux premières réactions des mineurs et des sidérurgistes de l’est ukrainien, qui font grève pour leurs salaires ou bien forment des milices contre les séparatistes pro-russes, dans ce dernier cas, d’une manière pas toujours autonome par rapport aux oligarques propriétaires de leurs entreprises. La suite dira s’il peut s’agir d’un premier pas dans la voie de l’indépendance de classe.
Jean-Philippe Divès