Si les organisations d’extrême droite ne sont pas intervenues sous leurs propres sigles pour attaquer directement des travailleurs en grève, elles ont en revanche largement fourni en cadres et en hommes de main les milices patronales. Cette participation quasi systématique à des actions de répression violente des travailleurs atteste du caractère anti-ouvrier des diverses formations d’extrême droite et néofascistes, même quand elles tiennent un langage plus ou moins populiste.
Parmi les diverses milices anti-ouvrières formées depuis la libération, les plus emblématiques sont celles constituées par le patronat de l’automobile, chez Peugeot, Citroën et Simca Chrysler dans les années soixante et soixante-dix. Objectif : imposer un rythme de travail intensif, en particulier à la fraction la plus exploitée des ouvriers, les OS. Dans l’automobile, qui compte alors les plus fortes concentrations de travailleurs à la chaîne, toute grève, même partielle peut ralentir ou bloquer la production, et réduire les profits.
Ainsi, la direction de Renault précise ses buts avec le plus grand cynisme : « Chacun doit être conscient que le travail des OS est l’élément fondamental de l’établissement des marges bénéficiaires dans le système économique actuel » [1]. La Régie se contentera cependant d’employer des vigiles musclés, selon une tradition ancienne, qui remonte à la « volante », police interne officielle chargée de faire régner l’ordre patronal, dont un des membres, Jean-Antoine Tramoni, assassina le jeune ouvrier maoïste Pierre Overney, le 25 février 1972.
Militaires, collabos et fascistes
C’est la direction de Peugeot qui, après les grandes grèves de mai 68, au cours desquelles deux ouvriers seront tués par les CRS à Sochaux et deux autres gravement mutilés, constituera une véritable petite armée privée. Elle considère en effet que ni les « forces de l’ordre » légales, ni même la CFT [2], ne suffisent pour imposer quotidiennement l’ordre patronal dans les ateliers. Une « grève bouchon » de 146 « pistoleurs » (peintres) a en effet suffi quelques mois plus tard pour paralyser le travail de 31 000 ouvriers !
Les CV des commanditaires et cadres de cette milice sont éloquents. Le directeur du personnel, Charles Feuvrier, est un ancien militaire qui a pour bras droit un autre militaire, le Colonel Henri Cocogne (qui deviendra l’un des chefs de cette milice), avec un ancien parachutiste et membre du groupe néofasciste Ordre Nouveau, Jean-Claude Hourdeaux. Parmi les hommes de confiance chargés de recruter et encadrer les mercenaires, on trouve un ancien adjoint du tortionnaire Bigeard, le colonel Albert Lenoir, un ancien d’Indochine, Guy Maury, et deux vétérans de l’OAS, Claude Peintre, l’assassin d’un avocat libéral pendant la guerre d’Algérie, et Jacques Prévost, ancien participant au commando qui tenta d’assassiner De Gaulle au Petit-Clamart le 28 aout 1962.
L’encadrement de cette milice est donc clairement confié à des fascistes et à des militaires qui, on peut le supposer, n’ont guère de divergences idéologiques avec eux. Comme piétaille, ils vont recruter parmi des militaires démobilisés, notamment des légionnaires, et au sein de la pègre. Les candidats sont appâtés par un double salaire : un salaire officiel d’employé de Peugeot (pas pour travailler sur les chaînes évidemment) et un second salaire établi par une « Compagnie européenne d’organisation ».
Plusieurs centaines de mercenaires vont donc débarquer à Sochaux (leur nombre exact n’est pas connu). Leur mission : surveiller, ficher, intimider les ouvriers et les syndicalistes les plus combatifs, et éventuellement cogner. Ils « travaillent » à partir de fiches établies par Peugeot qui comportent les noms, adresses, photos, renseignements politiques et personnels. En principe, ils ne sont pas armés, mais beaucoup d’entre eux ont enfreint ces ordres et sont descendus avec leurs « outils » personnels : pistolets, poignards de combat. On leur demande aussi parfois d’infiltrer les syndicats et l’un d’eux se fera même convaincre par les militants de la légitimité de leur lutte pour leurs conditions de travail et retournera sa veste ! Fort de ses succès, l’un des cadres de cette milice, le militant d’Ordre Nouveau Jean-Claude Nourry, va tenter de vendre son savoir-faire à d’autres patrons en faisant circuler un document sur « l’infiltration gauchiste dans les entreprises et les moyens d’y faire face »…
Si ces mercenaires sont basés à Sochaux pour la plupart, la direction Peugeot va les utiliser dans ses diverses unités de production : Lille, Mulhouse et Saint Etienne notamment, en leur fournissant des moyens de transport rapide le cas échéant. Ainsi, le 12 avril 1972, un commando de plusieurs dizaines de gros bras armés de manches de pioche, commandés par le colonel Cocogne et Hourdeaux (le nervi d’Ordre Nouveau), va « évacuer » par la force les ouvriers qui occupent l’usine de Saint Etienne depuis le 4 avril, les attaquant par surprise et les matraquant violemment pendant leur sommeil. Mais, dès le lendemain, les grévistes reviennent en force, soutenus par des ouvriers d’autres entreprises, et mettent les mercenaires en déroute. La plupart s’enfuie. Il ne reste plus qu’un petit groupe autour du colonel, qui ne devra son salut qu’à l’intervention des CRS – lesquels n’avaient pas bronché jusque-là…
A Sochaux même, les mercenaires tenteront de faire régner la terreur dans l’usine et dans la ville, mais vont aussi n’en faire qu’à leur tête et surtout agir pour leur propre compte. Les actes de racket, d’agression se multiplient, le proxénétisme fleurit, une militante « gauchiste » échappe de justesse à une tentative de viol. De plus, les règlements de comptes internes se multiplient, certains mercenaires s’estimant sous-payés et leurs chefs ne tenant pas toujours leurs promesses. Les flics du coin sont excédés. Quand les malfrats sont interpellés, ils exhibent leur carte de Peugeot et prétendent qu’ils sont couverts. Les rapports envoyés à Paris restent sans suite. Les patrons de Peugeot ont le bras long. Mais la débâcle d’avril 1972 va sonner le glas de cette petite armée privée que Peugeot devra se résigner à dissoudre.
La CFT Citroën : viol et assassinats
Chez Citroën et chez Simca-Chrysler, c’est directement la CFT qui jouera un rôle équivalent.
Créée en 1959 à partir des débris de la minuscule CGSI (Confédération générale des syndicats indépendants), dirigée par l’ancien ministre du travail de Pétain René Belin, celle-ci réussira à réunir au nom de l’anticommunisme des ennemis d’hier, gaullistes du RPF et anciens collabos. Ce qui n’empêchera pas les magouilles et bagarres internes pour se disputer le pouvoir sur ce petit appareil et la manne patronale qui va avec.
On retrouve au sein de la CFT de vieux routiers du fascisme et de la collaboration, tel Marcel Driot, son président pendant plusieurs années, ex-volontaire dans l’armée franquiste pendant la guerre d’Espagne et membre du Service d’ordre légionnaire de Joseph Darnand, et plusieurs anciens de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. C’est cependant Jacques Simakis, un syndicaliste maison de Rhône Poulenc, moins marqué par son passé, qui s’imposera à la tête de la CFT. Celle-ci sévira en particulier chez Citroën et Simca Chrysler en employant des méthodes musclées : pressions, flicage, matraquage, infiltration. En parallèle, Citroën aura recours à une tactique efficace de paternalisme, en quadrillant les ateliers avec des agents de secteur disposant du pouvoir de dispenser des prébendes : primes, augmentations, promotions, postes moins pénibles, etc.
Les patrons n’hésiteront pas à se prêter ou louer leurs équipes de mercenaires, de sorte que leur champ d’action sera beaucoup plus large. L’un des exploits de les plus spectaculaires de ces truands du patronat fut le mitraillage du piquet de grève des Verreries mécaniques champenoises dans la nuit du 5 juin 1977, faisant plusieurs blessés et un mort, l’ouvrier Pierre Maître. Cette agression sanglante succédait à plusieurs tentatives infructueuses de la police pour déloger les grévistes. Le patron de l’entreprise, dont le fondateur était le père du sinistre Maurice Papon, avait estimé que ça n’allait pas assez vite.
Un autre fait d’armes notoire fut l’enlèvement et le viol d’une jeune militante d’extrême gauche par des hommes de la CFT de Citroën, le 27 avril 1977, après l’attaque par une cinquantaine de nervis de la CFT d’un bal populaire organisé à Issy-les-Moulineaux avec des travailleurs immigrés.
Cette série de « bavures » largement médiatisée contraindra l’organisation de Simakis à changer de sigle en 1977 pour devenir la CSL – Confédération des syndicats libres –, afin de se donner une façade plus respectable. En 2002, la CSL sera dissoute à son tour, mais ses sections syndicales poursuivront leur activité sous d’autres sigles tel que le Syndicat indépendant de l’automobile chez PSA.
La politique de répression spectaculaire sera alors abandonnée par le patronat de ces secteurs pour revenir à un paternalisme musclé plus traditionnel. Mais on ne peut douter que, si le besoin s’en faisait sentir, il renouerait rapidement avec ses traditions de violence anti-ouvrière.
Gérard Delteil
Sources :
Les truands du patronat, Marcel Caille, Editions sociales, 1977.
L’assassin était chez Citroën, Marcel Caille, Editions sociales, 1978.
Militant chez Simca-Chrysler, Henri Rollin, Editions sociales, 1977.
Une milice patronale : Peugeot. Claude Angeli et Nicolas Brimo, Maspéro, 1975.