La nouvelle phase de crise économique généralisée ouverte en 2008 a précipité un certain nombre d’évolutions dans les conditions d’emploi et de travail des salariés en Europe. Ces évolutions étaient certes largement engagées dans nombre de pays mais se heurtaient à de multiples obstacles, variables suivant les situations nationales. Les développements de la crise ont été délibérément utilisés par les classes dominantes pour faire sauter certains verrous et engager un programme de « réformes structurelles du marché du travail » de longue portée. Dans certains cas, l’exemple de la Grèce est ici paradigmatique, ces changements ont été imposés de l’extérieur par la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), dans d’autres ce sont les gouvernements nationaux qui ont utilisé un contexte largement favorable pour opérer des bouleversements sans précédent du droit du travail et de la protection sociale. L’ensemble de ces évolutions s’inscrit dans le cadre néolibéral de la construction de l’Union européenne. Loin d’être un cadre de coopération et d’harmonisation vers le haut des droits sociaux, l’UE est « une zone économique profondément hétérogène où le dumping social et fiscal règne en maître » [1]. Les conditions de l’élargissement de l’Union réalisé en 2004 ont ainsi eu pour effet d’accroître la concurrence entre travailleurs dans l’espace du grand marché unique.
Loin de résorber le chômage et la précarité, la généralisation des politiques d’austérité les nourrissent en permanence, accentuant ainsi la pression sur les salaires, les revenus, et les conditions de travail. L’accentuation de l’exploitation économique du travail est un fait bien établi. Au cours des deux dernières décennies la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé dans la plupart des pays européens. Nous voudrions ici insister sur deux aspects déterminants des évolutions en cours, même s’il est toujours difficile de disposer d’une vue à la fois d’ensemble et des différentes situations nationales : la transformation des droits du travail dans les pays européens depuis 2008, et la détérioration des conditions de travail que le tournant engagé au niveau de l’Union sur ce terrain risque d’accentuer.
Les droits du travail comme cible
Cela fait certes belle lurette que dans de nombreux pays le poids du chômage et de la précarité tend à transformer pour des secteurs entiers du salariat le droit du travail en « droit de papier ». Il est en effet évident qu’un travailleur précaire a bien du mal à exercer ses droits dans un contexte où il risque d’être remercié du jour au lendemain. Cet effet d’autolimitation s’étend aussi à de nombreux salariés en contrat à durée indéterminée confrontés à un risque nullement imaginaire de perdre leur emploi. Le patronat utilise d’ailleurs désormais de plus en plus ouvertement et cyniquement le chantage à la délocalisation pour obtenir l’accord des organisations syndicales d’entreprise à la réduction des droits collectifs acquis.
Reste que cet engourdissement du droit du travail ne pouvait satisfaire les classes dominantes, qui depuis plusieurs décennies mènent une offensive résolue contre les droits des travailleurs arrachés durant les décennies de combat antérieures. La victoire remportée par Margaret Thatcher contre la classe ouvrière britannique constitue de ce point de vue à la fois un tournant et un modèle. Bien entendu, entre le début des années 1980 et 2008 bien des évènements sont intervenus, la situation des droits des travailleurs se détériorant globalement selon les rythmes spécifiques aux divers contextes nationaux, tous sous une pression constante d’une interminable crise économique et sociale. Les régressions d’ampleur n’ont pas attendu cette date, que l’on pense par exemple aux lois Hartz en Allemagne. Ce qui frappe cependant depuis 2008, c’est la simultanéité des assauts menés et la volonté de
L’exemple de la Grèce doit ici être développé [2]. La Troïka a en effet conditionné ses aides financières successives à l’adoption de réformes structurelles de grande portée, selon la méthode précédemment éprouvée dans de nombreux pays du Sud par le FMI et la Banque mondiale durant les décennies antérieures, avec les résultats désastreux que l’on sait pour les peuples. Au sein de ces réformes le bouleversement du droit du travail constitue une pièce centrale. Les engagements entre le gouvernement grec et ses créanciers ont été récapitulés dans des décisions du Conseil de l’UE, organe regroupant les chefs de gouvernements ou leurs ministres. Dans sa décision du 8 juin 2010, le Conseil indique que la Grèce doit engager « une réforme de la législation sur la protection de l’emploi pour relever le seuil minimal pour l’application des règles en matière de licenciements collectifs et diminuer le niveau global des indemnités de licenciement », « pour allonger à un an la période d’essai pour les nouveaux emplois », « pour faciliter le recours à des contrats temporaires », adopter « une loi sur les salaires minimaux afin d’introduire des salaires inférieurs au minimum légal pour les groupes à risque tels que les jeunes et les chômeurs de longue durée, et instaurer des mesures garantissant que les salaires minimaux actuels restent fixes en termes nominaux pendant trois ans ». La décision du Conseil du 12 juillet 2011 demande au gouvernement grec de prendre « des mesures supplémentaires pour permettre l’adaptation des salaires en fonction des conditions économiques, notamment : la suspension de l’extension des conventions collectives de branche et sectorielles, et du principe de faveur durant la période d’application de la stratégie budgétaire ». Elle demande également la suppression « des obstacles au recours accru aux contrats à durée déterminée ». Ce programme va être mis en œuvre par une série de lois : les lois du 6 mai 2010 et du 15 juillet 2010 ont ainsi fait passer l’effectif minimum de l’entreprise concernée par le déclenchement de la procédure de licenciement économique de 20 à 150 salariés. La loi du 12 novembre 2012 a réduit la durée du préavis maximale de 24 mois à 4 mois. La loi du 17 octobre 2010 introduit une période d’essai d’un an pour tout nouveau contrat à durée indéterminée conclu, une disposition qui n’est pas sans rappeler les contrats nouvelles embauches (CNE) et contrats première embauches (CPE) introduits par le gouvernement de droite français en 2006, qui avait dû alors faire machine arrière face à une mobilisation gigantesque de la jeunesse et des salariés. La loi du 1er juillet 2011 autorise le renouvellement illimité des CDD à condition que chaque renouvellement soit justifié par une raison objective. Cette même loi a introduit des contrats d’acquisition d’une première expérience professionnelle pour les jeunes entre 18 et 25 ans assortis d’un salaire inférieur de 20% au salaire minimum applicable. Cette disposition sera cependant de courte durée puisque l’ordonnance du Conseil des ministres du 28 février 2012 a réduit le salaire des jeunes de moins de 25 ans de 32% par rapport au salaire minimal applicable à leur catégorie. Cette même ordonnance a réduit par ailleurs le salaire minimum de 22%. Il est important de noter que cette réduction par ordonnance est intervenue alors même qu’en Grèce la fixation du salaire minimum relevait de la négociation collective nationale interprofessionnelle violant ainsi l’autonomie collective des parties syndicales et patronales. Finalement, la loi du 12 novembre 2012 dispose que la fixation du salaire minimum relève désormais du pouvoir réglementaire. Le dynamitage du cadre de la négociation collective n’en est cependant pas resté là. La loi du 14 février 2012 et l’ordonnance du 28 février 2012 ont ainsi engagé la remise en cause de toutes les conventions collectives. Il est ainsi prévu que toutes les conventions de branche se transforment automatiquement en conventions collectives à durée déterminée de 3 ans maximum. A l’issue de ce délai, si aucune nouvelle convention n’a été signée dans les 3 mois, les salariés ne pourront prétendre qu’au salaire minimum prévu par la convention de branche échue. Le bouleversement n’aurait pas été complet sans le renversement total de la hiérarchie des normes tenté par la loi. La loi du 6 mai 2010 prévoyait ainsi que les accords d’entreprise peuvent comporter des dispositions plus défavorables que les accords de branche, eux mêmes pouvant comporter des dispositions plus défavorables que les accords nationaux interprofessionnels. Aucun domaine n’a été exclu de cette faculté de déroger de manière plus défavorable au niveau de l’entreprise [3]. Toutefois, la loi du 27 octobre 2011 est revenu partiellement sur cette faculté de dérogation générale au niveau de l’entreprise.
Si nous avons longuement détaillé le cas grec c’est qu’il a à l’évidence valeur de laboratoire. Il transcrit le programme néolibéral de manière presque pure et parfaite : abaissement du coût du travail, suppression des avantages conventionnels, dynamitage du cadre de la négociation collective par le renversement de la hiérarchie des normes et la fin du principe de faveur, élargissement du pouvoir de licencier sans contrainte et à moindre coût pour l’employeur (facilitation des licenciements économiques, période d’essai d’un an), promotion délibérée de la précarité. Ce programme n’est bien sûr pas une surprise. Ses lignes de force sont celles qui structurent les réformes du marché du travail depuis plusieurs décennies dans l’ensemble des pays européens et au-delà. Il s’agit d’un concentré de la potion miracle préconisée à longueur de rapports par le FMI ou l’OCDE. Une dimension doit cependant être soulignée : la volonté de centrer la négociation collective au niveau de l’entreprise est une orientation fondamentale de l’offensive capitaliste contre le droit du travail. Il s’agit de permettre de déroger au niveau de l’entreprise aux règles conventionnelles de rang supérieur, mais aussi pour reprendre un terme du juriste du travail français Alain Supiot de « féodaliser » le droit du travail, l’employeur restant mettre des règles applicables chez lui, où il dispose sauf cas exceptionnel du rapport de force le plus favorable. Ce projet équivaut à une mise en concurrence sociale directe des entreprises d’une même branche dans un même pays. Une dynamique difficilement maîtrisable lorsqu’elle est enclenchée – suscitant des réticences d’importants secteurs patronaux-, mais qui pourrait s’imposer dans le cas où les rapports de force sociaux permettent une purge sociale, y compris contre la volonté de certains secteurs des classes dominantes. Cependant, il semble que pour l’heure en Grèce la dynamique n’ait pas été complètement engagée. De ce point de vue les réformes engagées en Italie et en Espagne semblent être allées plus loin.
Ces réformes « contraintes » n’ont en effet pas touché que la Grèce mais aussi l’Irlande, le Portugal ou l’Italie par exemple. La loi du 14 septembre 2011 en Italie prévoit la possibilité de déroger par accord d’entreprise à des dispositions légales ou conventionnelles, y compris en ce qui concerne les licenciements collectifs. Au Portugal, un accord interprofessionnel est intervenu le 22 mars 2011 entérinant une baisse des indemnités de licenciements en cas de licenciements collectifs. Un accord tripartite signé le 16 janvier 2012 prévoit l’augmentation du nombre maximal d’heures supplémentaires, la diminution des majorations des heures supplémentaires, ou encore l’extension des motifs légaux de licenciement. En Espagne, les lois de réforme du marché du travail se sont succédées. La loi du 10 février 2012 prévoit notamment la réduction de l’indemnisation du préjudice en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, la réduction des indemnités versées en cas de licenciements économiques, l’introduction de la possibilité de licenciements économiques collectifs dans les organismes publics et dans les administrations, l’introduction de la possibilité pour les salariés à temps partiel de réaliser des heures supplémentaires et non seulement des heures complémentaires, l’extension de l’annualisation du temps de travail, la suppression de l’autorisation administrative pour procéder à du chômage partiel ou à une réduction temporaire de la durée du travail, l’introduction d’un nouveau type de contrat de travail utilisable dans les entreprises de moins de 50 salariés assorti d’une période d’essai d’un an, la limitation à deux ans de la validité des conventions collectives arrivées à échéance et non remplacées, la primauté des accords d’entreprise sur les accords de rang supérieur en ce qui concerne les clauses relatives notamment à l’organisation du temps de travail, la durée du travail, la rémunération, la mobilité interne.
D’importantes réformes sont aussi intervenues par exemple dans la plupart des pays de l’Est européen. En République tchèque, plusieurs dispositions sont entrées en vigueur à compter du 1er janvier 2012 dérégulant le temps de travail. En Estonie, une loi de décembre 2008 prévoit par exemple la possibilité de conclure des CDD de 5 ans, la possibilité de réduction du salaire en cas de circonstances exceptionnelles, la facilitation de la procédure de licenciement économique, la prise en charge par l’Etat d’une partie du coût des indemnités de licenciement économique. En Hongrie le code du travail a été amendé en juin 2009 afin de rendre plus flexible le temps de travail : possibilité d’augmenter la durée du travail hebdomadaire avec accord du salarié, possibilité d’augmenter le quota annuel d’heures supplémentaires avec accord du salarié. Une profonde révision du code du travail a été engagée en octobre 2011. En Lituanie, le recours aux heures supplémentaires a été facilité. En échange toutefois, les syndicats ont pu obtenir une extension du droit de grève. En Roumanie, une loi de juillet 2011 a profondément modifié le système de négociation collective : l’accord collectif national servant de référence aux négociations à un niveau inférieur a été aboli, les conventions de branche ont été remplacées par des conventions collectives de secteurs applicables uniquement aux entreprises adhérant à une organisation patronale signataire, la création d’un syndicat est subordonné à la présence d’au moins 15 adhérents dans une même entreprise et non plus dans une même branche –ceci alors que 90% des entreprises roumaines emploient moins de 10 salariés, un syndicat ne pouvant négocier un accord d’entreprise que s’il syndique plus de la moitié du personnel au lieu du tiers auparavant. Une autre loi de mai 2011 a amendé le code du travail : la durée de la période d’essai a été allongée, la durée maximale des CDD a été portée de 24 à 36 mois, la possibilité pour l’employeur de réduire la durée du travail et la rémunération de manière unilatérale en cas de réduction d’activité a été créée, la possibilité de calculer la durée maximale de travail de 48 heures hebdomadaires sur une période de référence de plusieurs mois a été instaurée, ainsi que la possibilité de conclure deux contrats de travail avec un même employeur, ou encore la limitation de la protection des représentants du personnel [4]. Ces réformes intervenant dans des pays dont les différentiels de salaire avec les autres pays européens, y compris avec les pays du Sud de l’Europe, ont pour effet, faut-il le souligner, de maintenir l’écart plutôt que le résorber. Au 1er janvier 2013, le salaire minimum dans les pays de l’Est (Pays Baltes, Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Croatie) varie de 157.5 euros en Roumanie à 393 euros en Pologne, dans les pays du Sud de 566 euros au Portugal, 684 euros en Grèce à 753 euros en Espagne, dans les autres pays de 1264 euros au Royaume-Uni, 1462 euros en Irlande, 1430 euros en France, et 1502 euros en Belgique.
La France n’échappe pas à l’effet dérégulateur de la crise. Certaines réformes sont certes intervenues avant son déclenchement. De retour au pouvoir en 2002, la droite a engagé des réformes importantes, notamment une réforme des retraites en 2003, une profonde modification de la hiérarchie des normes dans un sens du développement de la négociation d’entreprise, et de l’atténuation du principe de faveur par des lois de 2004. A partir de 2007, l’arrivée au pouvoir de Sarkozy entraîne une nouvelle offensive qui permet à la classe dominante de surmonter l’échec rencontré en 2006 dans la tentative de mise en place du contrat première embauche (CPE). Ainsi en 2008, plusieurs grandes réformes interviennent. La loi du 25 juin 2008 introduit une rupture conventionnelle du contrat de travail, permettant à un employeur de rompre un contrat de travail sans motif dès lors qu’il obtient l’accord du salarié, s’affranchissant ainsi de la plupart des règles régissant le droit du licenciement. Ce dispositif va connaître un succès fulgurant. La loi du 20 août 2008 de réforme du temps de travail accroît la dérégulation et renforce la possibilité de déroger par accord d’entreprise aux normes de rang supérieur. En 2007, 2008 et 2012, plusieurs réformes viendront limiter le droit de grève dans certains secteurs traditionnellement combatifs du salariat français (cheminots, éducation, transport aérien). Plusieurs autres réformes significatives sont intervenues durant le quinquennat Sarkozy, en 2008 concernant les chômeurs, en 2009 concernant le travail dominical, ou encore en 2010 concernant la réforme des retraites, remettant en cause à chaque fois les acquis sociaux existants. Mais un coup d’accélérateur est survenu après le retour du Parti socialiste aux affaires en 2012. La loi du 13 juin 2013 a incontestablement une grande ampleur et correspond à des reculs très importants du droit du travail en France : facilitation de la procédure de licenciement collectif, possibilité d’accord dérogatoire majoritaire modifiant les contrats de travail, nouvelle étape dans la remise en cause de la hiérarchie des normes et du principe de faveur, limitation des prérogatives des institutions représentatives du personnel, restriction de l’accès au juge [5]. Cette loi marque l’alignement libéral sur le terrain social de la social-démocratie française. Elle approfondit la dynamique de dérégulation à l’œuvre en France.
Aucun pays n’échappe à ces réformes structurelles. Un de leurs traits majeurs est de faciliter le recours à la main d’œuvre salariée en affranchissant l’employeur d’un maximum de contraintes. Il s’agit de pouvoir utiliser un salarié quand cela est jugé nécessaire, pour le temps où cela est jugé nécessaire, avec le moins de limitations possibles. Pour cela, il convient de pouvoir déterminer les normes au niveau de l’entreprise et donc de limiter les règles légales ou conventionnelles supérieures contraignantes. La réforme du dispositif de négociation collective constitue alors une étape essentielle pour déréguler, un verrou à faire sauter. Le temps de travail fait figure de champ de bataille particulier de cette dérégulation, ce qu’il est depuis les débuts du capitalisme comme Marx l’a longuement développé notamment dans le livre I du Capital. Ainsi que l’a souligné un rapport de l’institut syndical européen, « la question du temps de travail est d’une importance particulière à cause de son utilisation comme un mécanisme clé d’ajustement appliqué dans les réformes du marché du travail, avant tout pour satisfaire les besoins des employeurs en termes de réductions de coût et de flexibilité accrue ». Ce rapport souligne que les réformes concernant le temps de travail visent un triple objectif : « permettre aux employeurs d’étendre la durée du temps de travail (en étendant le durée maximale et en modifiant les dispositions relatives aux heures supplémentaires et aux repos) ; à l’opposé, permettre aux employeurs de raccourcir la durée du temps de travail ; enfin, permettre aux employeurs d’adapter l’allocation des heures de travail en fonction de leurs besoins » [6]. Nulle surprise donc, dans cette situation, que les discussions relatives à la révision de la directive européenne de 2003 sur l’organisation du temps de travail soient au point mort, la confédération européenne des syndicats ayant renoncé à poursuivre la négociation en décembre 2012 face à l’intransigeance patronale. L’importance déterminante du temps de travail tient évidemment à son rôle dans l’accaparement par l’employeur du temps de travail non payé générateur de plus-value. De même le cadre juridique du détachement des travailleurs européens dans un autre pays de l’Union est profondément insatisfaisant. La directive censée l’encadrer, et les conditions de son application, n’empêchent pas aujourd’hui l’existence d’une concurrence ouverte entre travailleurs à l’échelle européenne dans un certain nombre de secteurs. C’est ainsi qu’une bonne partie des chantiers de construction dans un pays comme la France est réalisée par des travailleurs venant des pays de l’Est de l’UE. Les entreprises de ces pays gagnent les appels d’offre en jouant sur le coût du travail. Elles sont contraintes d’appliquer la rémunération en vigueur dans le pays du détachement (ce qui est loin d’être toujours respecté), mais elles ne doivent payer que les cotisations sociales du pays d’origine, beaucoup plus faibles. Au-delà d’une modification du cadre juridique, seul un processus d’harmonisation sociale vers le haut permettrait de répondre véritablement à ce problème. C’est l’inverse qui se passe, nous venons de le voir. Sans compter que la Cour de justice de l’Union (CJCE devenue CJUE) a rendu plusieurs arrêts ces dernières années facilitant la mise en concurrence directe des règles sociales nationales entre elles [7]. Les recettes des différentes réformes présentées ci-dessus permettent tantôt d’augmenter la plus-value absolue, tantôt d’augmenter la plus value relative pour reprendre les catégories marxistes. Dans les deux cas, l’exploitation économique du salarié s’accroît. Mais cette exploitation engendre aussi des conséquences sur les conditions de travail, entraînant ainsi ce que l’on peut appeler une hausse de l’exploitation physiologique du travailleur.
Détérioration des conditions de travail : le renoncement européen
De nombreux indices tendent à montrer que les conditions de travail se détériorent dans de nombreux pays européens. Cette tendance est bien établie par différentes enquêtes. Les résultats de la dernière enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2010 montrent que la tendance à la détérioration des conditions de travail engagée depuis le début des années 90 n’a pas été enrayée : « Le travail s’est intensifié dans la plupart des pays européens au cours des vingt dernières années. Néanmoins, depuis 2005, le travail ne s’est pas intensifié davantage au niveau global, la croissance de l’intensité semblant s’être stabilisée à ce niveau élevé. » [8] Ainsi, la proportion de travailleurs contraints de travailler selon des délais serrés au moins un quart du temps a bondi de 49% en 1991 à 62% en 2010. La proportion de travailleurs déclarant que leur rythme de travail dépend du contrôle direct de leur supérieur hiérarchique est passée de 33 à 37% entre 2000 et 2010, la proportion de travailleurs devant respecter des normes précises de qualité est passé de 69 à 74% dans le même intervalle. La pénibilité physique du travail n’a pas non plus régressé. Corollaire logique de l’intensification, le nombre de travailleurs européens déclarant effectuer des mouvements répétitifs des mains et des bras a augmenté de 55 à 63% entre 2000 et 2010. D’autre part, la proportion de travailleurs effectuant de tâches monotones a augmenté de 40 à 45% entre 1995 et 2010. Ces quelques chiffres démystifient s’il en était besoin l’idée de la progression d’un travail autonome et qualifié. Cette intensification stabilisée à un haut niveau a des conséquences sur la santé physique et mentale des travailleurs. L’explosion des risques dits psychosociaux en est une des traductions. Sans compter les salariés « sous pression » (15% des salariés) et ceux « sans reconnaissance ni soutien » (13%), une étude récente concernant la France estime à 9% les salariés « surexposés ». 75% de ces salariés estiment que leur travail risque de nuire à leur santé contre 38% pour l’ensemble des salariés. Il apparaît par ailleurs que de nombreux facteurs de risques psychosociaux ont augmenté entre 2007 et 2010. Il en est ainsi de l’absence de reconnaissance, des conflits de valeurs, ou encore de la qualité empêchée [9]. La dégradation des conditions de travail n’est certes pas brutale, mais elle est continue. Encore faut-il attendre les résultats des prochaines enquêtes qui prendront en compte la période écoulée depuis 2010. On risque alors d’observer des éléments brutaux de dégradation de certains indicateurs. D’autant que dans une série de pays, dégradation des conditions de vie et des conditions de travail – pour ceux et celles qui gardent encore un emploi -, convergent. Enfin, les résultats exposés plus haut doivent être analysés en prenant en compte l’affaiblissement continu de l’emploi industriel en Europe, du fait de son transfert partiel vers les pays du Sud. Ce transfert s’est accompagné d’un transfert des risques correspondants vers des pays où la réglementation est souvent bien plus faible. Les délocalisations correspondent alors en partie à la recherche de gisements d’exploitation, donc de profits, pour les firmes du Nord. L’exportation des déchets vers les pays du Sud constitue de ce point de vue un cas exemplaire. Une partie des quelques 400 « villages du cancer » chinois correspond à l’activité de traitement des déchets de l’industrie électronique, en partie importés.
Cette dégradation des conditions de travail s’accompagne d’une dégradation de la santé des salariés hommes et femmes. La montée en puissance des troubles musculo-squelettiques liés au travail (tels que dorsalgie, syndrome du canal carpien, tendinites, etc.) dans l’ensemble des pays en témoigne suffisamment. Leur survenue résulte d’un cumul de facteurs d’exposition à la fois psychiques et physiques dans un contexte d’intensification. Les TMS permettent de mettre aussi en évidence un fait largement occulté : les femmes sont autant et parfois plus exposés aux risques professionnels que les hommes. La ségrégation sexuelle gouvernant la division du travail expose certes les femmes et les hommes à des risques et des cumuls de risques en partie différents. Mais elle n’aboutit pas à rendre plus douce la situation des femmes. Une étude récente de l’agence nationale d’amélioration des conditions de travail en France vient ainsi de montrer qu’entre 2001 et 2012 les accidents du travail et de trajet ont fortement augmenté pour les femmes tandis qu’ils régressaient pour les hommes. Sur la même période les maladies professionnelles ont augmenté de 169.8% pour les femmes et de 91.2% pour les hommes, les deux sexes étant désormais autant affectés par ce fléau. Une étude menée en Allemagne auprès de 20 000 travailleurs en 2012 va dans le même sens : elle montre que les femmes déclarent plus souvent souffrir de problèmes de santé liés à leur travail, et sont plus nombreuses que les hommes à déclarer leur santé au travail comme mauvaise.
Il ne fait donc guère de doute que l’exploitation physiologique des salariés, hommes et femmes, - définie comme le fait de soumettre le salarié à un travail non soutenable, c’est-à-dire d’utiliser sa force de travail de manière à provoquer son usure ou sa détérioration, que ce soit sur le court ou le long terme, avec pour résultat d’entraîner sa mort précoce- a augmenté de manière continue depuis une vingtaine d’années de concert avec l’exploitation économique. Il en résulte un accroissement des inégalités sociales de santé et de mortalité [10]. L’enquête européenne de 2010 montre l’ampleur et la différenciation sociale de l’usure au travail : moins de 60% de l’ensemble des travailleurs estiment qu’ils pourront faire le même travail à l’âge de 60 ans, une proportion qui tombe à 44% pour les ouvriers les moins qualifiés. Ces chiffres doivent être mis en relation avec la série de réformes intervenues dans un grand nombre de pays ayant reporté l’âge légal de départ à la retraite. Face à cette évolution, l’attitude de l’Union européenne est le retrait sinon l’inertie. Alors que la santé et la sécurité au travail constituaient l’une des rares lignes de force d’une Europe « sociale » par ailleurs largement fantomatique, environ trente directives ayant été adoptées entre 1974 et 2004, ce volet de la construction européenne est en panne sèche sous les coups de boutoir du néolibéralisme dominant. Peut-être est-on même à la veille d’un renversement par affaiblissement des directives adoptées sur le sujet. La dernière stratégie européenne pour la santé et la sécurité au travail est arrivée à échéance en 2012. Aucune nouvelle stratégie n’est venue la prolonger, une première depuis 1978. Fait symptomatique, la Commission européenne a annoncé le 2 octobre 2013 la suspension des travaux d’élaboration de toute nouvelle directive dans ce champ. En pratique cela signifie, après 12 ans de travaux, l’abandon de toute directive sur la prévention des TMS, pourtant un des problèmes de santé majeurs en Europe, mais aussi le coup d’arrêt à la révision visant à renforcer la directive sur les agents cancérogènes [11]. Ces renoncements s’inscrivent dans le cadre du programme REFIT (Regulatory Fitness and Performance Program, programme pour une réglementation allégée et performante) lancé au même moment par la Commission, constituant une menace d’affaiblissement du cadre réglementaire européen en santé et sécurité. L’objectif affiché est en effet de créer un « environnement favorable aux affaires », d’alléger le « fardeau administratif », et de « simplifier ». Il n’est nullement exagéré de dire que la Commission, comme le Conseil, mènent la politique du patronat sur la question de la sécurité et de la santé au travail. Elle va même parfois au-delà. La Commission a ainsi renoncé à transcrire en directive l’accord européen entre patronat et syndicats conclu dans le secteur de la coiffure en avril 2012 dont l’objectif vise la prévention des risques d’allergie, de maladies de la peau et de troubles musculo-squelettiques. Cet accord, de portée pourtant bien limitée, a servi de cible et de prétexte à l’offensive dérégulationniste en cours.
La question de l’exposition des travailleurs aux produits chimiques, en particulier aux produits cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction est essentielle pour leur santé. Les études récentes estiment qu’entre 8 à 12% des cancers auraient pour cause une exposition dans le cadre du travail, ce qui signifie qu’entre 100 000 et 150 000 personnes meurent d’un cancer liés aux conditions de travail chaque année dans l’UE. « Il ne fait plus aucun doute aujourd’hui que le cancer représente la première cause de mortalité due aux conditions de travail en Europe », estime Tony Musu de l’Institut syndical européen [[Voir le dossier coordonné par Tony Musu, Risque chimiques : inventaire après six ans de règne REACH, HesaMag, n°8, 2e semestre 2013.. L’adoption du règlement REACH en 2006 a constitué une avancée relative. Ce règlement vise à évaluer les risques des substances mises sur le marché et en soumettre certaines à autorisation, voire les interdire. Sa mise en œuvre est cependant déficiente. L’évaluation repose sur les entreprises elles-mêmes et seuls une très faible partie des dossiers sont vérifiés par sondage par l’agence européenne des produits chimiques (ECHA). D’autre part, seulement 22 substances étaient soumises à autorisation début 2013 alors que les organisations syndicales estiment le nombre de substances extrêmement préoccupantes à 1500. S’agissant de la prévention des risques sur le terrain, aucune avancée n’est survenue ces dix dernières années. Entre 2005 et 2010, l’exposition aux substances chimiques des travailleurs européens s’est accrue : 15.3% d’entre eux sont concernés contre 14.5% cinq ans auparavant. L’évaluation de l’exposition aux produits cancérogènes elle n’est pas connue avec précision sinon par des études nationales, la dernière étude européenne datant de 20 ans. La directive existante ne couvre notamment pas les substances toxiques pour la reproduction, ceci alors que de très nombreuses études sont venues confirmer les dangers représentés par exemple par les perturbateurs endocriniens.
Une vaste offensive des classes dominantes est en cours dans l’ensemble de l’Union européenne contre les droits du travail tels qu’ils s’étaient constitués au travers de plus d’un siècle de combats. Dans le vaste remaniement des dominations à l’échelle mondiale engagé par l’apparition de nouvelles puissances étatiques, les bourgeoisies européennes entendent opérer une remise à plat des droits sociaux d’ampleur historique. Il s’agit d’imposer une hausse brutale du niveau d’exploitation, quitte à accroître l’usure et la mort précoce des travailleurs, femmes et hommes. Dans ce contexte, même les règles relatives à la santé et la sécurité du travail deviennent encombrantes. Les lignes de force de ces remises en cause sont connues de longue date, et la moindre opportunité est exploitée, le cas échéant avec une grande brutalité, comme le montre l’exemple de la Grèce. Ces attaques sociales sont aussi des attaques démocratiques. Le reflux du droit du travail conduit à un affaiblissement des pouvoirs des travailleurs et de leurs organisations. Le projet vise à retourner le droit du travail au profit des classes dominantes en domestiquant les organisations syndicales. La pénétration des termes de « dialogue social » et de « partenaires sociaux » dans le droit européen comme dans les droits nationaux n’est de ce point de vue pas seulement une question de vocabulaire mais correspond bien à une transformation profonde des règles et des fonctions de la négociation collective, que traduit le primat de plus en plus affirmé de la négociation collective d’entreprise. Celle-ci devient de plus en plus un outil de pilotage social de l’entreprise par le patronat s’éloignant de sa fonction historique d’accroissement et de consolidation des droits des travailleurs. Loin d’être achevé, ce processus ne s’enrayera que si les travailleurs et les citoyens parviennent à passer de la résistance à l’offensive sur le terrain social comme politique.
Laurent Garrouste, 9 mai 2014