Alors même qu’il avait été capable, lors de l’automne 2010, de déclencher un très fort mouvement d’opposition face à la réforme des retraites imposée par le gouvernement de droite de l’époque, le mouvement syndical français connaît aujourd’hui de sérieuses difficultés pour rassembler les travailleurs face aux mesures d’austérité du gouvernement Valls. Il y a un peu moins de quatre ans, la contestation était d’ampleur exceptionnelle, rappelant le grand mouvement d’opposition au plan Juppé en décembre 1995 : sur fond d’unité syndicale, plus de trois millions de salariés étaient descendus dans la rue à l’occasion de neuf journées d’action entre septembre et novembre 2010. Surtout, et contrairement à d’autres phases de contestation sociale, le mouvement de grève n’avait pas été mené uniquement par des salariés du secteur public. La grève générale des ouvriers des raffineries avait ainsi joué un rôle déterminant de blocage de l’économie. Dans le cadre des manifestations, de nombreuses délégations de travailleurs du secteur privé, en notamment de travailleurs précaires du commerce, étaient présentes [1]. Cette mobilisation sociale avait ainsi donné un espoir fort aux syndicats, y compris de renouvellement de leur base sociale et de leurs adhérents.
Quatre ans plus tard, le constat est plutôt celui d’une relative atonie. Malgré des efforts répétés et l’appel à plusieurs journées d’action (de grève et de manifestation), la mobilisation ne parvient pas à dépasser réellement les rangs des militants syndicaux. Le contexte est pourtant à la fois marqué par la crise économique qui perdure [2] et des orientations de plus en plus libérales de la présidence Hollande. Ce dernier a annoncé le 31 décembre sa volonté de mettre en place un « pacte de responsabilité » avec le patronat, soit une exonération massive pour les entreprises de cotisations sociales en échange de promesses d’emplois. Les garanties pour la création effective de ces emplois ont été demandées par les organisations syndicales, mais en vain, ce qui n’a pas empêché certaines d’entre elles (CFDT et CFTC) de ratifier un relevé de conclusion en mars 2014 avec le Medef suite à la négociation du pacte de responsabilité. Ce cadeau d’environ 35 milliards d’euros aux entreprises a contraint le gouvernement Ayrault, puis le gouvernement Valls, à annoncer de nouvelles réductions des dépenses publiques, avec notamment le maintien du gel des salaires des fonctionnaires.
Comment expliquer que les syndicats, et en particulier ceux qui restent dans une optique combattive, d’opposition aux réformes néolibérales, traversent aujourd’hui une phase difficile et ne parviennent pas à mobiliser les travailleurs malgré l’importance du chômage, malgré les effets des politiques d’austérité et une politique gouvernementale dont le soutien aux intérêts des grandes entreprises privées est ouvertement assumée ? Pire encore, les syndicats, mais aussi les organisations de gauche, sont restés relativement impuissants face à des mouvements de contestation sociale, comme celui des « bonnets rouges » en Bretagne en 2013 qui a réuni des salariés et des petits « patrons » d’entreprises en crise notamment dans l’agro-alimentaire, et qui ont en partie été fomentés par la droite.
Pour tenter de décrypter cette situation, nous nous proposons d’analyser en premier lieu les paramètres politiques qui contribuent à diviser le mouvement syndical et à l’affaiblir. Nous analyserons ensuite les contractions qui traversent le syndicalisme de lutte dans ses différentes composantes et qui renvoient, par delà le contexte immédiat à des enjeux structurels, soit la capacité d’organiser véritablement les fractions les plus exploitées du salariat et la capacité à reformuler un projet d’émancipation sociale.
1. Les facteurs d’affaiblissement du mouvement syndical
Le mouvement syndical français se distingue par deux grandes caractéristiques. Du point de vue du nombre d’adhérents, il est structurellement faible puisque le taux de syndicalisation a décru au cours des années 1980 autour des 8% de la population active et n’a jamais connu de hausse ensuite. Pour autant, le syndicalisme français entretient le paradoxe de disposer, malgré son très faible ancrage dans une large partie du secteur privé, d’une réelle capacité de mobilisation sociale. Il est l’un des acteurs centraux de la contestation sociale comme l’ont montré les grands mouvements interprofessionnels en 1995, mais aussi en 2006 contre la tentative d’instauration d’un contrat de travail spécifique pour les jeunes et en 2010. Sa deuxième grande caractéristique provient de sa profonde division puisqu’il existe à l’heure actuelle sept organisations nationales et interprofessionnelles : cinq confédérations « historiques » (la CGT, la CFDT, la CFTC, FO et la CFE-CGC) auxquelles sont venues s’ajouter deux « unions » dans les années 1990, Solidaires et l’Unsa. Toutes ces organisations sont présentes sur l’ensemble du territoire, avec des structures locales interprofessionnelles et des fédérations professionnelles. Une huitième organisation, la FSU, n’est implantée que dans le secteur public (éducation / collectivités territoriales / administration), mais compte parmi les forces mobilisatrices. Ce pluralisme renvoie à de profondes divisions politiques qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier, à la fois par rapport au clivage entre socialistes et communistes (scissions entre la CGT et FO), mais aussi dans le rapport à l’Eglise catholique (création de la CFDT à partir de la CFTC) [3]. Ces clivages continuent à exister, bien qu’ils aient pris d’autres formes. Une césure relativement nette existe ainsi entre des organisations qui se situent plutôt du côté de l’accompagnement des politiques libérales et dont la CFDT est aujourd’hui le chef de file et des organisations qui s’opposent à ces orientations au nom de la défense des services publics, des salaires et de politiques de redistribution. Des organisations comme la CGT, la FSU et Solidaires se situent clairement dans une perspective de transformation radicale de la société. D’autres organisations, de sensibilité plus réformiste comme l’Unsa ou, ayant une très forte hétérogénéité interne comme FO, vont plus ou moins se retrouver selon les enjeux dans la rue aux côtés du « pôle combattif ».
Entre 2008, début de la crise économique actuelle et 2010, ces divisions idéologiques ont été partiellement masquées par une opposition forte à la figure de Nicolas Sarkozy, à la fois comme tenant d’un néo-libéralisme revendiqué et d’un discours fortement xénophobe. Le rejet de N. Sarkozy a ainsi créé les conditions d’une unité syndicale large qui s’est traduite y compris dans l’élaboration d’une plateforme de revendications communes face à la crise. La préparation de l’élection présidentielle de 2012 et la perspective d’un retour possible du Parti socialiste au pouvoir ont fait voler en éclat cette unité. La CFDT a discrètement soutenu la candidature de François Hollande dans la mesure où les orientations « social-libérales » du candidat étaient fortement compatibles avec son propre positionnement. Depuis 2012, le mouvement syndical français est donc de nouveau fortement clivé entre des syndicats qui cautionnent, en ratifiant les accords comme celui du « Pacte de responsabilité », l’apparence de dialogue social que souhaite donner le gouvernement en organisant des conférences tripartites (Etat / patronat / syndicat) et des syndicats qui critiquent la présidence Hollande pour son absence d’ancrage à gauche.
Plusieurs éléments viennent cependant perturber cette polarisation du champ syndical. En premier lieu, les succès électoraux du Front national créent une sorte d’inhibition du côté d’une grande part des responsables syndicaux dans la mesure où une fraction de l’électorat FN est un électorat ouvrier et que nombre de militants se trouvent démunis face à cette réalité maintenant bien installée. La CGT, Solidaires et la FSU ont ainsi lancé depuis janvier 2014 une campagne d’action commune contre l’extrême droite, avec un meeting à Paris et des stages de formation réalisés dans nombre de régions pour aider les militants à argumenter auprès des électeurs séduits par le discours anti-système du FN. Mais l’une des craintes au sein des syndicats est que la critique du gouvernement socialiste ne favorise, in fine, non pas le Front de gauche ou les formations d’extrême gauche, mais…le FN.
Une deuxième difficulté liée à la crise provient des discours ambivalents sur la défense de l’industrie française. Nicolas Sarkozy s’était déjà fait le champion de ce type de discours, créant des connivences étonnantes avec la CGT qui est également très sensible, de son côté, à une forme de patriotisme industriel pour défendre les emplois. François Hollande a eu l’habileté de confier tout d’abord un ministère du « redressement productif » à Arnaud Montebourg puis de lui attribuer une partie du ministère de l’économie. La lutte des ouvriers sidérurgistes du site de Florange (en Moselle) appartenant à ArcelorMittal a ainsi été emblématique de l’apparente opposition du gouvernement aux stratégies impulsées par le capitalisme financier. Comme il y s’était engagé lors de sa campagne électorale, François Hollande a fini par présenter au Parlement une loi dite « Florange » qui contraint les entreprises ayant décidé de fermer un site industriel rentable à rechercher un repreneur…mais outre que les pénalités prévues, en cas de non respect de cette obligation, demeuraient relativement minimes pour de grands groupes industriels, elles ont été sanctionnées par le Conseil constitutionnel au nom du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre. Or, le gouvernement Valls, pas plus que le gouvernement Ayrault auparavant, n’envisagent de porter l’offensive sur un tel terrain. On est donc très loin du mot d’ordre d’interdiction des licenciements « boursiers » porté par une partie du mouvement syndical pour tenter de dépasser les limites que rencontrent les luttes localisées contre les fermetures d’entreprise et au cours desquelles les travailleurs finissent par se battre pour obtenir…une meilleure prime de licenciement. Pour ajouter à ce brouillage, le porte-parole très médiatisé des sidérurgistes lorrains, Edouard Martin, pourtant très critique pendant la lutte contre le gouvernement Ayrault, a accepté d’être tête de liste pour le PS aux élections européennes…
2. Les contradictions internes au sein du syndicalisme de lutte
La gestion de la crise par le PS revenu au pouvoir a donc de nouveau rendu visibles les profondes divergences syndicales. Si les organisations qui entendent porter un syndicalisme clairement offensif sont entravées par ces éléments de contexte, elles le sont aussi par leur impossibilité à créer entre elles une alliance durable et à porter d’un même élan des enjeux comme la resyndicalisation d’une large partie du prolétariat contemporain. Les dissensions sont ainsi également fortes au sein du syndicalisme de lutte, alors même que les enjeux de la période pourraient contribuer à faire émerger un arc des forces radicales.
Nous avons jusqu’ici considéré que la CGT, la plus importante centrale syndicale en France du point de vue de ses résultats électoraux (mais pas en nombre d’adhérents [4]), figurait pleinement dans ce pôle du syndicalisme de lutte. Or, cette façon de caractériser la CGT pourrait susciter de nombreux débats tant l’évolution idéologique de cette confédération constitue justement un enjeu pour le devenir du mouvement ouvrier dans la France contemporaine. La CGT a entamé depuis le début des années 1990 un processus de distanciation avec le PCF [5] qui l’a conduite à repenser son autonomie vis-à-vis du politique, mais aussi le projet de société qu’elle entend défendre. Cette évolution se traduit de façon complexe et parfois ambivalente. Pour une partie de ces militants, la direction de la CGT – sous les mandats de Bernard Thibault et aujourd’hui de Thierry Lepaon – a de fait abandonné ses référents marxistes pour adopter une perspective de transformation sociale a minima qui s’incarnerait désormais dans sa volonté d’être un acteur pleinement reconnu des relations professionnelles. Il est vrai que l’organisation est aujourd’hui très poreuse à la rhétorique du dialogue social et surtout qu’une partie de ses responsables estiment que son domaine d’action s’arrête aux portes du politique, que l’organisation est légitime dans le domaine du travail, mais pas au-delà. Ce positionnement conduit, par exemple, la direction de la centrale à refuser de participer à des manifestations contre les orientations des politiques gouvernementales organisées lorsqu’elles sont convoquées par le Front de gauche et par le NPA, à l’exemple du 12 avril 2014. Mais la CGT n’est pas d’un bloc [6] et il semble impossible de dire aujourd’hui qu’elle est complètement et irrémédiablement engagée dans un processus de dérive à droite comme l’a fait la CFDT au cours des années 1980. L’affaiblissement des éléments de discours directement importés du PCF a aussi conduit la CGT, par exemple, à s’ouvrir à une approche plus fine des différents rapports de domination. Alors même que les militantes féministes ont connu bien des difficultés en son sein dans les années 1970-80 [7], la confédération soutient fortement aujourd’hui les initiatives intersyndicales femmes réalisées en commun avec la FSU et avec Solidaires. L’organisation s’est également ouverte aux enjeux de lutte contre l’homophobie et a commencé à nouer des liens avec les mouvements LGBT.
Cette ambiguïté du positionnement de la CGT se retrouve aussi sur le plan des luttes. La participation de ses militants dans les mobilisations sectorielles et dans les manifestations, est toujours décisive pour que celles-ci se construisent et gagnent en ampleur. Dans le cadre de ces luttes, les militants CGT se retrouvent le plus souvent aux côtés de ceux de Solidaires. Pour autant, la confédération refuse d’envisager une alliance stratégique avec Solidaires à la fois par peur d’être « enfermée » dans un pôle syndical radical – et de prendre trop de distance vis-à-vis de la CFDT avec qui elle entend toujours dialoguer - et parce que dans les entreprises, elle se retrouve le plus souvent en concurrence électoral avec les syndicats SUD.
Ces hésitations caractérisent, enfin, la réflexion interne sur les transformations du salariat et de la classe ouvrière. L’enjeu de la syndicalisation est devenu central pour une organisation qui subit de plein fouet le départ à la retraite d’une ample génération de militants engagés dans les années 1960. Dans certaines fédérations professionnelles, comme celle de Mines-Energie, les adhérents retraités sont désormais plus nombreux que les actifs… Le défi n’est pas seulement celui de « faire des cartes », d’augmenter le nombre d’adhérents, mais aussi d’assurer la continuité des équipes militantes dans les entreprises, d’y être en capacité d’animer des grèves. Un véritable diagnostic a été engagé sur la question et la CGT dispose aujourd’hui d’un certain nombre d’outils pour connaître la réalité de son implantation. Le fait que les emplois ouvriers ont été largement externalisés vers les PME (vers le secteur des services aux entreprises) contribue à l’affaiblir considérablement, les collèges ouvriers (pour les élections professionnelles) devenant minoritaires par rapport aux collèges cadres dans les grandes entreprises. Pour autant, l’organisation a du mal à aller au delà de ce diagnostic, à savoir si elle plutôt à organiser les cadres en gagnant en « respectabilité » comme syndicat « responsable », engagé dans les négociations ou si elle se tourne davantage vers les luttes et l’organisation des précaires. Des expériences sont ainsi menées au niveau local par des équipes militantes pour prendre pied dans des secteurs d’activité fortement précarisés comme le commerce, l’aide à domicile (les services à la personne), auprès des intérimaires…Mais ces expériences sont le plus souvent portées à bout de bras par une poignée de militants qui s’épuisent au bout de quelques années, sans qu’il y ait une véritable mise en mouvement de toute l’organisation.
Ce sont d’autres contradictions qui traversent une autre composante du syndicalisme de lutte, Solidaires, clairement inscrite dans une optique de transformation radicale de la société. Cette union syndicale résulte de la rencontre entres les syndicats SUD qui ont été créés pour les plus importants d’entre eux (SUD PTT, SUD Rail, SUD Santé Sociaux) par des équipes en rupture de la CFDT en raison des orientations idéologiques de cette dernière et des syndicats qui relevaient de ce que l’on désigne parfois comme le pôle « autonome » (car non affilié à une confédération) [8]. Solidaires défend une conception du syndicalisme ancré dans le combat contre les différentes formes de domination (de classe, de genre, ethnique). Elle n’hésite pas à mettre les questions de l’écologie ou du féminisme au cœur de ses congrès, avec des résolutions sur ces thèmes en 2008 ou lors du prochain congrès en juin 2014. Les difficultés de Solidaires ne proviennent donc pas d’une ligne qui ne serait pas partagée en interne ou qui seraient, par certains aspects, ambiguë, mais de sa relative faiblesse structurelle. Cette union syndicale qui compte environ 100 000 membres aujourd’hui continue à se construire progressivement. Elle compte des structures locales sur quasiment tout le territoire, mais toutes ne sont pas également actives. Certains Solidaires locaux sont ainsi en capacité de mener des démarches pour organiser les travailleurs de la restauration rapide (KFC, Domina Pizza, etc.), du commerce ou du nettoyage. Mais d’autres n’ont pas les moyens militants pour suivre au jour le jour des travailleurs précaires dans leurs luttes et dans leurs efforts pour construire une section syndicale. Les organisations de Solidaires parviennent le plus souvent à augmenter leur rapport de force en apparaissant de façon différente dans les médias, en étant inventives dans leurs modalités d’action, en misant sur une démocratie à la base (avec l’idée de reconnaître tout le pouvoir aux assemblées générales). Pour autant, lors des grands mobilisations, dans la mesure où Solidaires pèse encore peu dans le secteur privé (à part dans le secteur des télécommunications), ses militants ne sont pas toujours en capacité de faire entendre d’autres mots d’ordre que ceux portés par la CGT. Cela a été le cas lors du mouvement de 2010 lorsque la direction de la CGT n’osait pas franchir le pas de l’appel à une grève générale reconductible alors qu’une partie de ses propres équipes le réclamaient et que Solidaires essayait de faire entendre cette option. L’enjeu du déploiement syndical s’avère donc ici aussi décisif car Solidaires demeure encore une force avant tout ancrée dans le secteur public, avec un corps militant également vieillissant [9]. Les difficultés à dépasser les seules mobilisations locales contre les fermetures d’entreprise dans le contexte de crise – luttes locales qui sont nombreuses, même si les médias en parlent peu - et à susciter un mouvement social d’ampleur contre les orientations libérales de la Présidence Hollande montrent toute l’urgence, pour Solidaires, à se renforcer et à être en réelle capacité de peser dans le champ syndical, afin aussi d’une certaine manière de pousser la CGT à clarifier ses propres orientations.
Sophie Béroud