La publication récente, le 19 juin, par Wikileaks d’un protocole additionnel au traité sur le « commerce des services » [1] actuellement négocié à Genève contribue à lever le voile sur des décisions qui étaient censées rester discrètes, voire même secrètes.
C’est ce qui était prévu : que les tenants et aboutissants de la négociation en cours depuis février 2012 afin de libéraliser le commerce des services, demeurent secrets pour au moins cinq ans à partir de la fin des négociations.
Car, l’Accord sur le Commerce des Services, ce TiSA que les représentants de 50 gouvernements -23 Etats plus les 27 de l’Union européenne- négocient depuis 2012, relève bel et bien du domaine de l’inavouable, ou presque.
Emmené par les Etats Unis et l’Australie, ce groupe de gouvernements autoproclamés « Vrais amis des services » comprend les principales économies mondiales à l’exception des pays émergents. A eux seuls, ces gouvernements « pèsent » pour plus des deux tiers du commerce mondial des services. La Suisse participe activement à TiSA et, d’après ce qui filtre de l’ambassade d’Australie à Genève -siège des négociations- elle figurerait parmi le noyau dur des pays les plus enclins aux libéralisations.
Entreprises … frustrées
La recherche d’un accord TiSA en dehors de l’Organisation mondiale du commerce résulte directement de l’échec de l’AGCS, l’accord général sur le commerce des services refusé massivement par l’opinion publique il y a une dizaine d’années. C’est ainsi que sous la pression d’une Coalition internationale des industries de services -la Global services coalition, GSC, émanation de l’états-unienne Coalition of services industries-, les gouvernements des Etats-Unis et de l’Australie ont pris l’initiative des négociations « pour apaiser la frustration des entreprises en raison de l’impasse du cycle de Doha en matière de services » [2].
C’est forts des conseils des experts de la GSC, cette coalition de multinationales des services, que la cinquantaine de gouvernements impliqués dans TiSA visent le double objectif de réduire la capacité d’intervention des pouvoirs publics et de supprimer les monopoles de ces derniers. Car, il s’agit, ni plus ni moins, pour reprendre les propres mots de la Chambre de commerce des Etats-Unis, « d’une opportunité unique […] pour abattre les obstacles au commerce international » [3].
Mainmise sur le bien public
Ainsi, l’accord, négocié à l’insu des parlements et, à fortiori, des populations, vise d’abord à supprimer « les comportements anticoncurrentiels des entreprises publiques » [4] en ouvrant tout ce qui peut l’être à la concurrence.
Ainsi, alors que, d’après les normes en vigueur au sein de l’Organisation mondiale du commerce, ce sont les gouvernements qui décident quels sont les services qu’ils sont prêts à privatiser « à l’exclusion des services fournis dans l’exercice de l’autorité gouvernementale », l’accord en préparation prévoit « l’ouverture à la concurrence [des] services dans lesquels existent déjà, en marge du secteur public, des prestations gratuites ou de services privés » [5]. Autant dire que, selon ce critère, tout est privatisable.
Et pour que les choses soient claires, TiSA impose aux pouvoirs publics une « neutralité concurrentielle ». En d’autres termes, ils seraient obligés d’allouer les mêmes financements aux cliniques ou aux écoles privées que celles fournies aux hôpitaux ou aux écoles publiques.
De même, Veolia, multinationale de l’Eau et du gaz pourrait non seulement proposer ses services sur le marché genevois mais pourrait exiger des subventions publiques à hauteur de celles qui sont accordées aux Services industriels. Webster, université privée états-unienne établie au bord du Léman, pourrait, elle aussi, revendiquer une subvention publique équivalente à celle de l’Université de Genève etc.
Ce ne sont donc pas seulement les services publics que les grands groupes financiers veulent s’approprier, c’est également une bonne part des deniers publics qu’ils voudraient voir tomber dans leur escarcelle grâce aux célèbres « bonus éducatifs », aux réductions d’impôt pour frais d’écolage ou encore par le subventionnement public !
Corollaire à cette ouverture des marchés, TiSA vise à supprimer aussi les obstacles en matière d’autorisation des « mouvements temporaires de personnes naturelles », c’est-à-dire d’importation par l’entreprise de ses propres salariés, d’un pays vers un autre. Alors que jusqu’à présent ces normes relèvent de l’Organisation internationale du travail dans un souci de protection contre la sous-enchère, avec TiSA, ce serait à l’Organisation mondiale du commerce que la tâche reviendrait. Voilà que le « Travail » comme sujet définissant les limites au libre commerce de la main-d’œuvre et remplacé, justement, par le « Commerce ». Tout un symbole !
Cliquet et statu quo
Une fois les grands principes admis, les négociateurs s’attaquent aux dispositions concrètes. Ainsi, le round commencé le 28 avril vise à aboutir à un accord avant 2015. Deux clauses servent de fil conducteur ; celle du statu quo et celle dite à effet cliquet.
Dans une proposition initiale transmise à tous les participants, chaque gouvernement a du préciser quels sont les services qu’il est prêt à mettre sur le marché, ceux pour lesquels il envisage une mise sur le marché ultérieure et ceux qu’il ne veut pas privatiser. C’est la règle du statu quo dans le sens que devraient rester publics uniquement les services que la liste exclut de privatiser : tous les autres, existants ou pas encore inventés, seraient par conséquent ouverts à la concurrence, tout ce qui n’est pas à ce jour public étant par définition privé…
Ainsi, si le peuple suisse devait voter le 28 septembre la création de la caisse maladie unique, la Suisse serait amenée à devoir revenir sur la décision populaire, la caisse unique n’étant pas expression du statu quo et ne figurant pas sur la liste publiée le 31 janvier par le secrétariat à l’économie. Les cours de justice spéciales instituées par TiSA interviendraient dans ce sens. Un précédent intéressant existe à ce propos. Contraire à l’accord de libre-échange de l’Amérique du Nord, l’ALENA, un projet de loi pour la création d’une caisse d’assurance auto publique proposé par l’Etat canadien du Nouveau Brunswick a du tout simplement être retiré en 2005.
Mais la logique du statu quo s’appliquerait aussi en matière de réglementation : en aucun cas, des gouvernements ne seraient autorisés à fixer des règles commerciales nouvelles plus restrictives que celles qui existent déjà. Dès lors, aucun Etat signataire ne pourrait par exemple édicter des lois en matière bancaire, les seules demeurant valables étant celles qui n’ont pas empêché la débâcle financière de 2008.
Graver l’appropriation privée dans les tables de la Loi
De plus, TiSA est construit de manière à jeter les bases de nouvelles privatisations. Ainsi, la cause « cliquet » qu’il contient, interdirait à tout gouvernement de revenir en arrière sur les privatisations déjà opérées. En d’autres termes, un gouvernement ne pourrait pas renationaliser ce qu’un gouvernement précédent aurait privatisé alors qu’il peut, au contraire, privatiser tout ce qui ne l’est pas encore, puisque, d’après TiSA, « tout ce qui n’est pas public est privé » [6]. Ce sont les privatisations qui en viendraient à être gravées dans le marbre, dans les tables de la Loi.
Rien n’empêcherait alors de nouvelles privatisations qui viendraient s’ajouter aux précédentes en contribuant ainsi à la modification en profondeur du paysage de l’offre en matière de services. En seraient lourdement touchés les domaines de l’éducation, des postes et télécommunications, des services de comptabilité et d’audit, des transports, de l’ingénierie logistique, des assurances, de la santé publique, des nouvelles technologies, de la recherche, de la banque et des services financiers, donc, un spectre couvrant la plupart des activités humaines.
Partant, il n’est pas exagéré de prétendre que c’est aux bases de fonctionnement, à l’ADN, de nos sociétés, que TiSA s’en prend.
Privatisations et privations
La création de cours de justice spéciales chargées de veiller à l’application de TiSA est l’instrument d’une telle incursion dans le code génétique de nos sociétés. Ces cours, dotées du pouvoir de condamner les Etas à de lourdes amendes ne seraient assujetties à aucune législation nationale. Au contraire, ce sont elles qui assujettiraient les Etats et les populations.
L’entreprise de redéfinition de fond en combles du fonctionnement de nos sociétés au profit des multinationales a une portée immense. Ce n’est donc pas par hasard si le secret est de mise. Ainsi que l’affirmait Elisabeth Warren, sénatrice démocrate étasunienne et candidate potentielle à la présidence des Etats Unis, avec TiSA on veut « effectuer discrètement par l’intermédiaire d’accords commerciaux ce qui ne peut être accompli publiquement au vu et au su de tous » [7].
C’est pourquoi, aussi bien sur le plan local qu’à l’échelle nationale, un certain nombre de forces se sont coalisées à l’initiative du Syndicat des services publics dans le cadre d’un « comité Stop TiSA ! » qui entend stimuler la résistance de la population à ce qui se trame dans son dos. En particulier, une pétition a été lancée [8] qui exige de la part du Conseil fédéral une information complète à l’attention du parlement et de la population sur les négociations en cours et le retrait de la Suisse de la négociation de TiSA.
Le comité « Stop TiSA ! » appelle également les collectivités publiques à se positionner contre TiSA et le libre-échangisme porteurs d’ultérieures privations pour les 99% des habitants de cette planète au profit des 1%, les plus riches.
Paolo Gilardi