Un livre et une revue nous offrent un panorama saisissant des bouleversements qui se sont produits en Chine des années 1980-90 à aujourd’hui ; bouleversements analysés – et c’est ce qui fait l’intérêt particulier de ces livraisons – par des auteur.e.s chinois.
Le premier ouvrage, celui d’Au Loong Yu, est la traduction de 5 des 14 chapitres de l’édition originale anglaise : China’s Rise : Strength and Fragility [1]. Qui lit l’anglais y trouvera son bonheur, mais la version française n’en offre pas moins une sélection de fort bonne qualité, allant souvent à l’essentiel. Par ailleurs, une partie de la matière non traduite se retrouve sur le site europe-solidaire.org [2]
Chaque année, Agone publie un numéro thématique (cette fois-ci la Chine) constitué de la traduction française d’articles préalablement parus en Grande-Bretagne dans la New Left Review, avec laquelle Agone collabore. La douzaine d’auteur.e.s de ce numéro sont chinois à l’exception d’un Tibétain et de deux Occidentaux.
Le premier ouvrage est l’œuvre d’un marxiste « antibureaucratique », Au Loong Yu, de tradition trotskyste vivant à Hongkong et appartenant à la génération militante des années 1960-1970. Engagé dans la défense des travailleurs, il fut l’un des fondateurs de Globalization Monitor, détaillant l’impact de la mondialisation en Chine, et l’un des représentants de l’Alliance des peuples lors des mobilisations contre la réunion de l’OMC à Hongkong en décembre 2005. Il est actuellement membre de la rédaction de China Labour Net.
Pour ce qui est des auteur.e.s publiés dans la revue Agone, disons que le point de vue dominant est celui des « libéraux », antimarxistes, pour qui le chemin de la démocratie passe par l’intégration dans le système mondial (dixit la 4e de couverture). La plupart sont des universitaires, à l’exception de trois acteurs du Mouvement du 4 juin 1989 en Chine, étudiants en exile aux États-Unis au moment où le « dialogue » reproduit ici avait été organisé (1999).
On pouvait craindre qu’il n’y ait rien de commun entre les deux publications et qu’une mise en vis-à-vis dans une commune recension n’apporterait pas grand-chose. Ce sont pourtant les rapprochements qui frappent plutôt à la lecture.
Un ordre social bouleversé
Ces rapprochements ne se manifestent évidemment pas dans toutes les contributions, tant s’en faut. Dans un article au titre alléchant, « Les multiples révolutions chinoises », Mark Elvin (université de Cambera, Australie), survole les XIX et XXe siècles. « Il y a dans l’histoire de l’Humanité, explique-t-il d’entrée, bien des sortes de révolutions : technologiques, démographiques, économiques, culturelles, idéologiques, intellectuelles ou politiques qui se chevauchent, s’entrelacent, s’imbriquent les une aux autres. ».
Mark Elvin énumère ainsi sept « sortes de révolutions », mais ne mentionne pas la révolution sociale – et il n’y revient pas dans la suite de son article [3]. Ce silence manifeste un à priori idéologique assez faramineux pour qui traite des transformations de la société chinoise, marquée qu’elles fussent par des modifications successives et particulièrement radicales de la structure de classe, sous des formes parfois surprenantes et originales comme la constitution, la disparition, puis la reconstitution de la bourgeoisie contemporaine, ou le remplacement d’un prolétariat (hérité de la période maoïste) par un autre (alimenté par les « migrants » de l’intérieur).
C’est précisément ces questions qu’Au Loong Yu prend à bras-le-corps. Comment s’est formé ce qu’il appelle un nouveau capitalisme bureaucratique ? Pour y répondre, il lie le passé récent – la révolution maoïste – et l’état présent des forces sociales.
« La Chine a connu à la fois une révolution socialiste et sa dégénérescence qui a dessiné un mode de relation différent entre l’Etat, la bureaucratie et les classes sociales et qui a permis à la bureaucratie de ‘s’enraciner’ au point de pouvoir privatiser l’Etat à son profit ».
Dans ces conditions, ladite bureaucratie a profondément modelé et remodelé la structure sociale du pays. « Sous Mao, la classe des propriétaires terriens et la bourgeoisie ont été éliminées tandis qu’une nouvelle classe ouvrière est apparue dans les entreprises d’État. Puis, au cours des trente dernières années, le parti a ressuscité la bourgeoisie, réduit les travailleurs du secteur public au chômage et créé une toute nouvelle classe ouvrière à partir des migrants ruraux. » (p. 24)
En une synthèse précieuse, Au Loong Yu commence par analyser en détail comment la bureaucratie a pu à ce point se transformer elle-même et impulser un nouveau capitalisme, avec le succès que l’on sait. Il présente aussi, en trois chapitres, une histoire du salariat et des résistances sociales en République populaire.
La contribution de He Quinglian publiée dans la revue Agone présente elle aussi un état des lieux de la société chinoise et des transformations à l’œuvre, bien que cette fois sans prétention théorique. Considérée comme « libérale », elle écarte d’un revers de plume les intellectuels « populistes » qui « restent prisonniers d’une idéologie désuète », « variante chinoise du marxisme » (p. 155) – parmi lesquels elle classe probablement Au Loong Yu, au cas où elle le connaîtrait. Pourtant, le tableau détaillé qu’elle dresse – et qui lui vaut d’être harcelée par le pouvoir – entre véritablement en résonance avec les conclusions de ce dernier.
He souligne d’emblée que « La structure de classe de la société chinoise a été profondément transformée depuis le lancement des réformes en 1978. », les « nouvelles franges de l’élite » formant « leurs propres groupes d’intérêts, organisations sociales et canaux de lobbying. La classe ouvrière, jusque là constitutionnellement hissée au rang de ‘classe dirigeante’ et la paysannerie, classe ‘semi-dirigeante’, ont toutes deux été marginalisées Tous ces processus ont profondément bouleversé les rapports entre État, société et individus. » La structure antérieure était « essentiellement binaire » entre l’État et la société, les paysans dépendant « d’institutions rurales, les communes populaires » et « les habitants des villes » relevant d’une « grille salariale » fixée au niveau des ministères. Il était alors « impossible de former un groupe social porteur de visées indépendantes ». (pp. 144-145)
La « privatisation des biens juridiquement publics » a « initié la restructuration des rapports de classe intervenus en Chine ces vingt dernières années. ». (p. 146) Ce processus donnant naissance à une « structure sociale, devenue pyramidale », très inégalitaire, qui « rappelle celles des pays d’Amérique latine et [de certains pays] d’Asie du Sud-est. » « Un pouvoir politique acquis à l’idéologie commerciale redistribue les richesses à une élite qui se reproduit désormais de génération en génération. Les membres des classes moyennes et inférieures ont une conscience très claire des mécanismes de dépossession et d’exploitation à l’œuvre. » (p.173).
He Quiglian décrit ces processus de « polarisation » sociale en cours de façon précise, ainsi que leurs implications dans toutes les sphères de la société. Pour conclure : « La Chine présente aujourd’hui une structure sociale très différente de celle qui a précédé la période des réformes. Cette recomposition s’est néanmoins effectuée progressivement, sans véritable rupture avec le passé, à mesure que les détenteurs traditionnels du pouvoir se sont reconvertis en un nouveau type d’élite. Les grands absents de cette société sont les mouvements sociaux. Le seul mouvement qui agite la Chine aujourd’hui [4] est démographique : il s’agit des migrations. Or, les mobilisations sociales sont les mécanismes de réflexivité et d’auto-ajustment d’un pays. À en juger par ce critère, durant deux décennies de réformes, seuls le milieu et la fin des années 1980 ont fait émerger un embryon de mobilisation. Pour résoudre les problèmes actuels de la Chine, nous avons besoin d’un mouvement social entièrement nouveau – un mouvement capable d’ambitionner une réforme complète des idées et des institutions. » (pp. 178-179)
Les mobilisations auxquelles He fait ici allusion se sont conclues sur l’occupation de la place Tiananmen à Pékin et la violente répression du Mouvement du 4 juin 1989. Ce numéro de la revue Agone publie un « dialogue » (intitulé « L’avenir de la Chine ») entre trois actrice et acteurs de ce Mouvement, réalisé en 1999 pour son dixième anniversaire : Wang Dan – qui fut incarcéré en 1989-1993 et 1995-1998 avant de quitter le pays –, Wang Chaohua – l’une des deux seules femmes recherchées en tant qu’organisatrices principales de la lutte et qui réussit à s’enfuir – et Li Minqi, arrêté en 1990 et incarcéré deux ans pour avoir prononcé un discours commémorant le premier anniversaire du 4 Juin.
Ce « dialogue » aborde de nombreuses questions, y compris les choix tactiques faits par les étudiants durant l’occupation de la place Tiananmen [5]. L’un des aspects les plus intéressants, en rapport avec les sujets abordés ici, concerne les rapports entre classes sociales dans ce grand mouvement démocratique, et notamment entre ouvriers, intellectuels et paysans à l’heure où se développait l’économie de marché [6].
Wang Chaohua note qu’à la fin des années 1980, « les dirigeants chinois n’avaient pas encore accompli la transition de l’exercice du pouvoir à l’acquisition d’un capital économique. Il y avait encore beaucoup de conflits internes à l’intérieur de la sphère idéologique officielle, en même temps que s’accélérait la marche vers le capitalisme. » (p. 132). Elle note qu’en ces temps indécis, la conscience ouvrière balançait entre l’idéologie officielle (qui restait encore « socialiste ») et « les orientations des intellectuels ». Cependant, « Ce que la République populaire leur avait donné, les travailleurs n’avaient aucune envie d’y renoncer au profit d’un programme libéral qui était celui des intellectuels. » (p. 129)
Pour Wang Dang en revanche, « Il n’y a aucune raison de penser que les propositions politiques des étudiants et des intellectuels étaient en conflit avec les intérêts des travailleurs. Elles étaient inspirées par un libéralisme qui aurait créé un environnement social susceptible de bénéficier à toutes les couches sociales. » (p. 129)
Li Minqui présente l’analyse la plus systématique du moment historique dans lequel se situait le Mouvement du 4 Juin. Le régime issu de la révolution de 1949 « était de nature contradictoire. Ce n’était pas la classe ouvrière, mais la bureaucratie qui dirigeait. […] Mais la République populaire de Chine (RPC) n’était pas seulement un régime d’oppression. Elle était le produit d’une authentique révolution sociale qui avait mobilisé de larges couches de la population et devait donc, dans une certaine mesure, refléter leurs valeurs et leurs intérêts. Les ouvriers de villes avaient obtenu de vrais droits socio-économiques […]. Dans une mesure plus limitée, les paysans en avaient bénéficié aussi. Mais le problème était que cette combinaison était instable. » (p. 125). Avec le renforcement du pouvoir de l’administration, « une nouvelle classe privilégiée » a pu « priver les travailleurs de leurs droits économiques et sociaux, selon un type de développement carrément capitaliste ». Ainsi, au cours des années 1980, « dans les usines possédées par l’État », le gouvernement a notamment commencé à « briser le « ’bol de riz en fer’ de la sécurité de l’emploi ». (p. 126). En conséquence, « l’échec du mouvement démocratique » des années 1980 « a effectivement ouvert la voie du développement capitaliste en Chine. » (p. 127).
Dans un entretien réalisé en 2000, (« L’incendie à la porte du château »), l’universitaire Wang Hui, de l’université de Pékin, historien des idées, de la culture et de la philosophie [7], revient sur la question des intellectuels dans la transition capitaliste et la domination de l’idéologie néolibérale. « Fondamentalement, l’attitude des libéraux vis-à-vis du passé de la Chine est assez négative. Leur inspiration est massivement occidentale » et, avec des points de référence différents, « c’est également vrai de la plupart des intellectuels de la ‘nouvelle gauche‘ » (p. 218). « [A]près 1990, les idées de Hayek ont vraiment pris le dessus. Aujourd’hui l’économie – entendue dans son sens le plus rigidement libéral – a acquis en Chine la force d’une éthique. […]. Elle est la vision du monde qui s’impose » (p. 223)
Li Minqi souligne combien l’écrasement du mouvement démocratique des années 1980 « a garanti que la classe ouvrière ne serait pas capable avant longtemps d’agir en tant que force collective, seule ou autrement. Dans les années 1990, les manifestations ouvrières ont continué çà et là, mais aujourd’hui [en 1999], une opposition politique générale à la réforme capitaliste n’est plus à l’ordre du jour. » (p. 127). Partant aussi de ce constat initial, trois des cinq chapitres de l’édition française du livre d’Au Loong Yu offrent à ce sujet une étude détaillée de l’évolution des luttes ouvrières des années 1980 à nos jours en une synthèse particulièrement utile [8].
Questions nationales, nationalismes
La revue Agone consacre plusieurs de ses articles à la (ou les) question nationale. Elle s’ouvre sur le texte d’une conférence présentée par Benedict Anderson (université de Cornell, New York) à Taipei en 2000 : « Nationalisme occidental et nationalisme oriental ». Le titre peut être trompeur : l’auteur considère en effet que cette « dichotomie raciale irréductible » n’est justifiable ni théoriquement ni empiriquement :
« Personnellement, je ne crois pas que les plus importantes distinctions entre les nationalismes, dans le passé, aujourd’hui ou dans un avenir proche, s’opèrent selon des lignes est-ouest. Les plus vieux nationalismes d’Asie – je pense à l’Inde, aux Philippines [9] et au Japon – sont plus anciens que nombre de ceux que l’on trouve en Europe et outre-mer – en Corse, en Écosse, en Nouvelle-Zélande, en Estonie, en Australie, en Euzkadi, etc. » (p. 11)
Benedict Anderson opère des rapprochements transcontinentaux entre nationalismes : le philippin avec les cubains ou latino-américains ; le nippon (Meiji) avec les nationalismes officiels de la fin du XIXe siècle (Turquie, Russie, Grande-Bretagne) ; l’indien avec l’Irlande ou l’Égypte… « On devrait ajouter que les notions d’Orient et d’Occident ont beaucoup varié au fil du temps. » (p. 12) « Ces problèmes ont été encore compliqués par des migrations massives à travers les frontières prétendument fixes d’Europe et d’Asie. […] Que ressortira-t-il de ces migrations ? Quelles identités sont et seront produites ? Ces questions demeurent trop complexes pour que l’on puisse déjà y donner des réponses. » (pp. 12-13) Renvoyant à son ouvrage phare, L’Imaginaire national [10], il passe en revue les nationalismes « créoles », « officiels », « linguistiques », voire « à longue distance » portés par des diasporas.
Wang Chaohua pour sa part, dans un texte de 2005 (« Histoire de deux nationalismes »), s’inspire de la contribution de Benedict Anderson et de l’histoire mondiale des nationalismes pour se pencher sur le cas de Taïwan et les rapports entre la population taïwanaise et le Kuomintang (KMT ou Guomindang) qui s’est replié en 1949 sur l’île après sa défaite en Chine continentale : « en un sens, le KMT gouvernait Taïwan comme une force venue de l’extérieure – et ne différant guère en cela de Tokyo entre 1895 et 1945 [11] […] Un exemple : l’imposition du mandarin comme ‘langue national’, ce qui était discriminatoire pour la majorité des natifs de l’île qui parlaient le holo… » (p. 35) Il retrace l’évolution complexe de la politique de Pékin envers Taipei et de la question de l’indépendance de l’île alors que le PCC et le KMT défendent tous deux officiellement l’existence « d’une seule Chine » et que le pouvoir insulaire dépend de la tutelle américaine, ainsi que les difficultés d’affirmation d’un nationalisme proprement taïwanais « dans lequel le discours démocratique l’emporte encore sur le discours ethnique ou clientéliste », mais reste « dénué d’aspiration à la réforme sociale » (p. 48).
Tibet Enfin, Agone publie un entretien de 2008, alors que la question tibétaine faisait la « une » de l’actualité internationale à l’approche des Jeux olympiques de Pékin, avec l’historien Tsering Shakya (université de British Columbia, Vancouver, Canada). De même, Au Loong Yu consacre un chapitre de son ouvrage aux rapports entre le régime chinois et le Tibet.
Les deux auteurs ne se contentent pas de soutenir les droits du peuple tibétain, mais présentent des analyses de fond. L’un des aspects les plus intéressants de la contribution offerte par Tsering Shakya porte sur l’évolution de la société tibétaine : dans les années 1980, l’avenir du Tibet faisait « l’objet d’un débat passionné : les traditionalistes considéraient qu’il fallait retourner aux coutumes ancestrales pour se préserver, tandis que la jeune génération qui avait étudié à l’université estimait que le Tibet ne pourrait survivre que si on abandonnait ces traditions [..] La division entre ces deux groupes n’était pas uniquement générationnelle [cependant] [a]ujourd’hui encore nombre d’individus de formation universitaire ont tendance à considérer les manifestations des années 1980 comme inutiles…. » (p. 54)
Le mouvement de 2008 a été beaucoup plus ample géographiquement et socialement : « il y a une différence sociale majeure les manifestations des années 1980 étaient principalement le fait des moines, alors qu’en 2008, toute la société tibétaine était représentée […] Jamais des franges aussi diverses de la société tibétaine ne s’étaient mobilisées à ce point. » (p. 66).
Tsering Shakya souligne par ailleurs que « la Chine abrite une très grande diversité et n’est pas aussi homogène qu’elle peut le sembler. Plus de trois cents intellectuels ont signé une pétition lancée par Wang Lixiong qui critiquait la répression du mouvement tibétain par le gouvernement et appelaient au dialogue. Des articles dans la même veine sont parus dans plusieurs publications. Des avocats chinois ont déclaré qu’ils iraient défendre les prisonniers tibétains – au risque de perdre leur gagne-pain, le gouvernement ayant menacé de ne pas renouveler leurs licences. » (pp. 73-74)
Si l’entretien de Tsering Shakya s’attache à l’histoire de la société tibétaine (impactée par l’intervention chinoise) ; la contribution d’Au Loong Yu a pour principal fil conducteur l’évolution de la politique du PCC envers le Tibet, mais elle offre en exergue un cours résumé des soixante dernières années telles que perçues par des Tibétains :
« Les dix premières années (1950-1960), nous avons perdu notre terre [i.e. les troupes chinoises qui ont envahi le Tibet en ont pris le contrôle]
Les dix années suivantes (1960-1970) nous avons perdu le pouvoir politique [i.e. le gouvernement traditionnel a été remplacé par un gouvernement Han [12] dominé par les communistes]
Les dix années suivantes (1970-1980) nous avons perdu notre culture [i.e. la Révolution culturelle a détruit la religion et les coutumes anciennes]
Les dix années suivantes (1980-1990) nous avons perdu notre économie [i.e. la politique de la porte ouverte a permis a des non-Tibétains de dominer l’économie de la région autonome] » [13] (p. 169)
Tout en prenant ses distances par rapport au Dalaï-Lama qui n’est pas seulement une autorité religieuse, mais aussi le « chef suprême d’un régime théocratique » (en exil) (p. 170), Au Loong Yu porte un regard critique sur la politique du PCC qui a fait fi du droit à l’autodétermination des minorités – un droit dont il se réclamait pourtant initialement.
Cette hostilité au droit d’autodétermination, note Au, est partagée par biens des courants de pensée existant chez les Chinois Han, dont des libéraux (p. 172) et même certains démocrates (p. 177). L’autonomie administrative formellement reconnue par le PCC n’équivaut pas du tout à une autonomie politique.
La politique du PCC a beaucoup varié selon les périodes. Il a commencé par composer avec les classes dominantes tibétaines puis, après la révolte de 1959, a brusquement imposé par en haut des mesures contre les servitudes féodales. « La ‘réforme démocratique’ aurait été mieux accueillie si elle n’avait pas été lancée par des forces extérieures, mais mises en œuvre par le peuple tibétain lui-même. » Une organisation communiste tibétaine existait bel et bien, fondée par Phuntso Wangye – mais ce dernier a été « purgé » en 1957 et « emprisonné pendant dix-huit ans en compagnie de nombre de ses camarades tibétains [14]. Cette tragédie est le produit du chauvinisme grand Han du PCC dont les dirigeants n’ont jamais fait confiance aux communistes tibétains et n’ont jamais pris en compte l’option de soutenir les communistes tibétains pour qu’ils s’enracinent progressivement dans la société tibétaine afin de mener à bien la ‘révolution démocratique’ de l’intérieur du pays. Le PCC a simplement décidé d’exporter la révolution au Tibet, sans considération aucune pour les droits nationaux et religieux des Tibétains. » (p. 180)
À force de zigzags politiques et de mesures brutales comme la collectivisation des terres ou le saccage des monastères dans les années 60, le PCC a récolté « l’hostilité de toutes les classes et couches sociales du Tibet » (p. 182) « Il faut néanmoins noter que tous les Tibétains ne partagent pas la même expérience ni exactement les mêmes intérêts. Les nations ne sont pas homogènes et, après tout, il y avait des classes au Tibet avant que le PCC ne prenne le pouvoir. » (p. 183) Dans les années 1980, Pékin cherche à nouveau à s’allier l’aristocratie tibétaine et aux moines, puis a favorisé la constitution d’une nouvelle bureaucratie autochtone, antiséparatiste. Enfin, comme la Chine entière, le Tibet a été mis sur la voie capitaliste (un capitalisme subordonné), induisant de nouveaux bouleversements sociaux.
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Ce numéro de la revue Agone présente d’autres éclairages : de Hung Ho-fung sur la place de l’économie chinoise sur le marché mondial, en particulier en rapport avec les États-Unis [15] ; de Ying Qian sur le cinéma documentaire indépendant ; de Zhang Yongle sur la revue d’idée Dushu et l’intelligentsia chinoise. Malgré la richesse de la matière, on n’y trouve cependant pas l’équivalent de ce qu’offre l’ouvrage d’Au Loong Yu : une explication systématique des rapports entre l’héritage contradictoire de la révolution maoïste, les transformations de la bureaucratie et la naissance d’une nouvelle bourgeoisie, d’un nouveau capitalisme, d’une nouvelle puissance à visées impérialistes [16].
Pierre Rousset