« Mon véritable adversaire c’est le monde de la finance. » François Hollande disait vouloir lutter contre les marchés. Et le voilà qui renonce à l’impôt à 75 % sur les très gros revenus. À rétablir l’âge de la retraire. À amnistier les syndicalistes et les défenseurs des sans-papiers. À faire reculer le contrôle au faciès. Il déstructure le code du travail et permet aux employeurs de baisser les salaires. Il baisse les allocations familiales de 2 milliards. Il poursuit le partenariat public-privé dans la culture, notamment. Il ne remet pas en cause le pacte de stabilité de Sarkozy et Merkel. Il négocie le pacte transatlantique. Il baisse les indemnisations des chômeurs…
Et pourtant aucune rébellion ne pointe à l’horizon de la rue de Solférino. Comment est-on arrivé là ?
Présidentielle 2012 : choisir sans choisir
Après la défaite de 2007, le PS connaît des années de flottement. La préparation de l’élection présidentielle de 2012 relance la mécanique. Sera-t-elle le moment du choix ? En théorie, l’organisation de primaires, à l’automne 2011, doit permettre d’y voir clair. Mais les cartes ont été redistribuées par avance. Mélenchon a choisi d’autres horizons et ceux qui ont incarné le « non » au projet constitutionnel européen sont éparpillés. Laurent Fabius s’est une nouvelle fois recentré, Claude Bartolone s’est replié sur son fief de Seine-Saint-Denis et Julien Dray s’est mis au service du « patron », François Hollande. La gauche socialiste est morcelée et incertaine, dans ses mots comme dans ses images.
Martine Aubry, l’inamovible Henri Emmanuelli ou la nouvelle figure de Benoît Hamon ? Pas facile de dégager une ligne d’identification commune à ces trois personnalités. Dominique Strauss-Kahn, l’homme du « réalisme », est hors course. Manuel Valls fait de la sécurité et de la rigueur contre les délinquants les pivots de son image politique. C’est lui qui incarne ouvertement le parti pris social-libéral à l’anglaise. Il ne manque ni d’ambition ni de talent ; il reste qu’il heurte les schèmes mentaux les plus répandus chez les militants.
L’appareil se résout donc à la solution éprouvée : choisir sans choisir. C’est François Hollande, discrètement à l’œuvre depuis cinq ans, qui bénéficie de l’incertitude. Quand il émerge, à la charnière des années 1980 et 1990, il est proche de Jacques Delors et incarne une aile dite « moderniste », déjà bien loin de la doctrine fondatrice d’Épinay. Il est toutefois un homme politique habile, qui sait arrondir les angles et contourner de façon bonhomme les difficultés. Dans les primaires, il se place habilement en position médiane entre les candidatures réputées à gauche (Martine Aubry et Arnaud Montebourg) et la droite incarnée par Manuel Valls. Mais la petite musique qu’il laisse entendre est du côté de la grande mutation présumée réaliste du socialisme français. Dans un parti socialiste indécis, être à droite de la gauche pousse irrésistiblement à être… au centre-droit.
Or François Hollande sait que gagner l’élection présidentielle suppose d’abord la mobilisation de son camp, plus encore que la capacité à « mordre » sur l’électorat adverse. Candidat de centre droit dans son propre parti, le nouvel intronisé décide de mener classiquement sa campagne présidentielle à gauche, face à un Sarkozy qui, pour être fragilisé, n’a perdu pour autant ni son mordant ni sa capacité de conviction à droite.
La fin de l’État-providence
Bravache, François Hollande déclare que la finance est son ennemi. Il gagne à gauche. Mais quand il compose son gouvernement, il choisit un gestionnaire pragmatique à Matignon et un social-libéral affirmé à l’Intérieur. Arnaud Montebourg peut virevolter sur la gauche, la tonalité est donnée par le Premier ministre et par Manuel Valls. La plongée abyssale de la popularité du sommet de l’État, inattendue par sa précocité, oblige toutefois l’exécutif à faire ouvertement les choix jusqu’alors repoussés. Sans débat militant et sans vote. Manuel Valls – qui pèse un peu plus de 5 % lors des primaires – fournit de facto l’armature du projet au sommet de l’État.
Avec le « Pacte de compétitivité » rebaptisé à la hâte « Pacte de responsabilité », la logique gouvernementale s’énonce et se fixe. La responsabilité est de restaurer la compétitivité de l’entreprise France, ce qui, en phase de mondialisation brutale, suppose d’assurer la stabilité monétaire, de résorber les déficits publics par la baisse de la dépense publique et d’aller vers la réduction du coût du travail. Conséquence du postulat : il faut mettre la France au travail et assurer la sécurité dans une société aux repères déstabilisés.
François Hollande présente cette nouvelle cohérence comme social-démocrate. À proprement parler, l’affirmation n’a pas de sens. La social-démocratie historique, celle qui culmine dans les années 1970, celle dont les figures sont l’Allemand Willy Brandt, le Suédois Olof Palme et l’Autrichien Bruno Kreisky, cette social-démocratie n’existe plus. Elle était une composante du mouvement ouvrier, dont elle présentait une forme singulière (intégration du parti, des syndicats et des associations), dans un dispositif d’État-providence, autour de l’image d’une société d’égalité. Or le mouvement ouvrier historique est moribond (ce qui ne signifie pas qu’aient disparues la lutte sociale et la radicalité), le parti est devenu avant tout une machine à gérer, l’État-providence est démantelé et la perspective d’une société autre que celle de la mondialisation capitaliste est abandonnée.
Trois polémiques
Que reste-t-il ? Pour l’instant un vide théorique et symbolique. Le socialisme français recentré n’a dans ses bagages ni un Giddens, ni un Beck, ni a fortiori un Habermas. Jacques Attali ou Alain Minc ? Voilà qui ne fait guère le poids. Pour remplir le vide, les socialistes doivent se confronter à trois grands enjeux : le rapport à une société mondialisée par la finance, le rapport aux catégories populaires et le rapport à la politisation contemporaine. Existe-t-il des marges de manœuvre qui permettent d’échapper à l’étau des marchés financiers, du consensus de Washington et de la règle d’or ? Peut-on imaginer une société dans laquelle les catégories populaires ne soient pas vouées aux statuts incertains, au partage inégal et au simulacre démocratique ? Peut-on penser un avenir de la démocratie qui ne concentre pas les procédures de décision entre les mains des experts de la « gouvernance », de la « diplomatie de club » et des stratèges de la communication ? Les réponses données à chacune de ces questions et la combinaison de ces réponses peuvent dessiner un visage différent du socialisme.
Problème : ces questions centrales ne structurent guère les débats internes. Trois lignes de polémique organisent le PS. Les deux premières sont classiques et portent sur la gestion gouvernementale et sur les alliances politiques. Quoi qu’ils pensent de la politique conduite par Jean-Marc Ayrault, les socialistes sont englués dans le soutien au gouvernement. Les amis d’Emmanuel Maurel, représentant de l’aile gauche du PS, ont certes réclamé dès le printemps un « changement de cap » vers une « relance économique et sociale », mais la discipline parlementaire tempère leurs ardeurs. Le 17 septembre 2013, dans les colonnes du Figaro, le bouillant Laurent Baumel, leader du courant « Gauche populaire », récusait l’abstention sur le vote du budget au nom de la discipline majoritaire, la rupture étant « un acte extrêmement grave que nul n’envisage aujourd’hui ». Quant à la question des alliances, elle oppose, dans un continuum classique de la droite à la gauche, ceux qui souhaitent approfondir la logique du recentrage et ceux qui plaident pour une union de la gauche traditionnelle, sous leadership socialiste, à l’image de Marie-Noëlle Lienemann ou de Paul Quilès.
Le libéralisme culturel
Le troisième débat, n’est pas le moins décisif. Il porte sur l’arrière-plan sociologique du dispositif politique. Il a été mis sur le devant de la scène par le think tank socialiste Terra Nova. En mai 2011, à la veille de l’élection présidentielle, un rapport du très médiatique laboratoire d’idées a mis le feu aux poudres. Il partait d’un double constat : l’éclatement des catégories populaires entre intégration et précarisation ; le recul des « déterminants économiques » du vote ouvrier, au profit des « déterminants culturels », « hystérisés par l’extrême droite ». Le rapport préconise alors une stratégie électorale rassemblant, autour du « libéralisme culturel », les couches moyennes et certaines catégories populaires « libérales » comme les femmes, les jeunes, les immigrés. Le document a provoqué le malaise voire la réprobation dans les rangs socialistes. Le politiste Frédéric Sawicki s’est ainsi insurgé dans le quotidien Libération (10 juin 2011) contre ce qu’il considère comme un « mépris de classe ». Récusant la tendance à l’utilisation de « catégories fourre-tout » comme insiders-outsiders, minorités ou encore quartiers, il reproche à Terra Nova d’ignorer que le désarroi des catégories populaires « a d’abord des causes socio-économiques et politiques et non pas culturelles ». Pour Frédéric Sawicki, il faut mobiliser les politiques publiques davantage que les translations des mentalités.
En novembre 2011, autour du député d’Indre-et-Loire Laurent Baumel, un Plaidoyer pour une gauche populaire propose aux socialistes de « renouer avec la vocation identitaire de la gauche », en retrouvant « la base sociale pour laquelle elle est censée agir ». Les animateurs de ce nouveau courant plaident ainsi, à rebours de Terra Nova, pour rétablir la prééminence du social sur le sociétal. La distance à l’égard du « libéralisme culturel » pousse même certains d’entre eux à revaloriser fortement la demande de sécurité. Le cofondateur de la Gauche populaire, François Kalfon, déclare au Figaro à l’été 2012 que si Manuel Valls est populaire, « c’est parce qu’il est clair sur la sécurité ». Pour le conseiller régional d’Ile-de-France, le pire pour la gauche serait de revenir à « l’angélisme » qui, à ses yeux, pénalisa la gauche jusqu’à Lionel Jospin.
Un peuple que nulle « classe » ne peut plus rassembler
C’est la jonction des trois débats qui délimite le champ des possibles à l’intérieur du Parti socialiste. Or, à ce jour, la seule cohérence véritablement développée est celle qu’exprime Terra Nova. Le point de départ est clairement énoncé dans le rapport de mai 2011 : « Le modèle de société porté par la social-démocratie – l’économie sociale de marché autour de l’État-providence – n’est plus compatible avec le nouveau monde globalisé. » Dès lors, il n’y a pas d’autre voie que celle qui consiste à intérioriser les normes financières et marchandes de ladite « mondialisation », en les régulant à la marge par la mise au travail – avec réduction de « l’assistanat » – et par un « ordre juste » garant de la sécurité publique. Dans une société politique toujours bipolarisée, il convient donc de cultiver une ligne de partage dépassant l’antique clivage du public et du privé, de l’égalité et de l’autorité. Autour d’un « libéralisme culturel » qui promeut le mariage pour tous et valorise l’ordre et la sécurité, il s’agit de définir les contours d’un nouveau bloc piloté par les groupes experts, garants de la « bonne gouvernance ». Un bloc, en tout cas, dans lequel les catégories populaires sont éparpillées en agrégats statistiques (quartiers, minorités, jeunes chômeurs, femmes sans emploi…) que nulle « classe » ne peut plus rassembler.
L’histoire, chez les socialistes, est-elle finie ? Le temps pousse-t-il irrémédiablement vers le social-libéralisme « pur » ou vers un démocratisme à l’américaine ? Rien n’est moins sûr. Manuel Valls peut donner le ton, il n’en reste pas moins qu’il a péniblement passé le seuil des 5 % à la dernière grande consultation des socialistes. La logique vers laquelle tend le recentrage en cours à la tête de l’État et au PS a, pour elle, d’être devenue un pivot des social-démocraties européennes. Elle a contre elle de heurter encore une part de la mouvance socialiste française. Mais, pour l’instant, son principal atout est dans la cohérence incertaine de son aile gauche. Entre la social-démocratie classique d’un Henri Emmanuelli, le néo-volontarisme d’un Emmanuel Maurel et la tentation plus ou moins « populiste » des proches de Laurent Baumel, le lien n’est pas clairement discernable.
Pourtant, sur le papier, une relance social-démocrate autour d’un projet plus ou moins imprégné de keynésianisme n’est pas impensable. En pratique, elle est pénalisée par un discret parfum de nostalgie pour le passé. Surtout, elle est évanescente sur ses bases sociales : à quel « peuple » entend-elle s’adresser ? Enfin, elle reste bien classique dans ses conceptions de l’union de la gauche, peu ouverte aux interrogations nécessaires que nourrit la crise profonde de la politique. Pour tout dire, elle n’échappe pas au flou de son projet et à l’incertitude de ses définitions proprement politiques. Une nouvelle synthèse peut-elle encore se construire au sein d’un PS si profondément engagé dans sa restructuration social-libérale ? C’est un pari très incertain.
L’effondrement de la vieille social-démocratie a eu pour terreau le double épuisement du soviétisme et des grands modèles historiques, britannique ou allemand. S’il reste encore une marge de manœuvre, pour une option social-libérale, elle réside dans la fragilité intellectuelle et symbolique de l’alternative de société. Si cette alternative parvient de nouveau marquer l’espace politique, la mouvance du socialisme recentré sera contrainte de se déterminer par rapport à elle. Moins à gauche, moins à droite ? That is the question…
Roger Martelli, 10 juillet 2014
* * http://www.regards.fr/web/lui-president-declare-forfait,7862
PS : où va passer la ligne de fracture ?
Ébranlé par l’orientation Hollande-Valls, le Parti socialiste se dirige vers un éclatement quasi certain. Reste à savoir comment vont s’en séparer les morceaux. Arnaud Montebourg, lui, se place déjà comme caution « de gauche » d’un futur Parti démocrate à la française.
Arnaud Montebourg continue de jouer sa partition. Mais il module son jeu. Il y a quelque temps, il semblait envisager le départ, pour prendre la tête d’une alternative à gauche, en dehors du PS. Son discours du 10 juillet marque une inflexion. Il fait entendre sa différence en voulant incarner un « néo-rooseveltisme » contre la logique d’économie budgétaire drastique du gouvernement actuel.
La référence implicite au modèle du New Deal des années 1930 n’est pas anodin. François Hollande et Manuel Valls ont décidé qu’il n’y aurait pas de retour en arrière dans la politique gouvernementale. La méthode de gestion sociale-libérale est désormais l’alpha et l’oméga du socialisme de gouvernement. Or, en 2017, il ne sera plus possible de rejouer la symphonie de la campagne présidentielle de 2012 : gagner sur un discours de gauche, pour gouverner au centre. Mais pour gagner au centre, il faut une structure politique capable de tenir une ligne franchement « blairiste ». Le Parti socialiste, tel qu’il est, en est-il capable ? Après des années de synthèses à tout-va, et à l’épreuve du pouvoir, le couple de tête a tranché : c’est non. Il convient donc de constituer la force politique adéquate, quelque chose comme un Parti démocrate, à l’américaine ou à l’italienne.
Blairisme intransigeant ou blairisme aménagé ?
La question n’est plus de savoir si le PS va éclater ou pas. Il va éclater ; le seul enjeu est de dire où va passer la ligne de fracture. L’objectif des « sommets » est simple : non pas garder dans le PS la totalité de son aile gauche, mais réduire au maximum l’ampleur des départs. La « stratégie Montebourg » peut se lire à l’aune de cet enjeu. Pour limiter l’hémorragie, il faut constituer un espace à gauche dans le futur Parti démocrate. La base de cette gauche ne peut pas être fondée sur le modèle social-démocrate traditionnel. Le substrat symbolique se cherchera donc ailleurs que dans l’aire européenne : la référence quasi obligée est, une fois de plus, celle de Roosevelt et du New Deal, la plus à gauche que l’on puisse historiquement trouver dans la tradition démocrate américaine.
Pour éviter l’explosion sociale et se garder un peu de crédit politique à gauche, l’horizon est celui d’un contrôle à la marge des mécanismes libéraux dominant depuis trente ans. L’alternative se jouerait ainsi entre un blairisme intransigeant (la rigueur budgétaire et « l’ordre juste ») et un blairisme aménagé (régulation partielle par les « grands travaux »). Valls ou Montebourg...
À l’arrivée, en tout cas, il y aurait un paysage politique transformé : un pôle démocrate de centre-gauche, un pôle néolibéral de gouvernement à droite, un pôle national-populiste à l’extrême droite. L’inconnue ? Quel est l’espace que peut occuper un gauche non rooseveltienne, distincte du social-libéralisme, capable de réactiver la vieille polarité de la droite et de la gauche, autour du binôme de l’égalité et de la transformation sociale ?
L’exemple de l’Italie suggère que, dans une telle configuration, une gauche de gauche peut quasiment disparaitre du paysage. À méditer.
Roger Martelli 11 juillet 2014