Kurdes, entre assauts islamistes et avancées politiques
Un samedi quelconque de juillet, place de la République à Paris. Dixième arrondissement de la capitale française, surnommé par les médias le « Petit Kurdistan » pour être l’épicentre social et associatif de la communauté kurde de la région parisienne, l’une des plus importante en Europe. Sur un côté de la place bondée, sous le regard de la statue de Marianne, on aperçoit une pancarte dénonçant l’implication de la Turquie dans les attaques des groupes islamistes contre les kurdes en Syrie. « Nous ne sommes ni Arabes ni Perses ni Turcs, ni islamistes. Nous sommes Kurdes et demandons la solidarité internationale comme les Palestiniens », s’exclame une jeune fille de la Fédération des Associations Kurdes de France en montrant un rassemblement qui se déroule à quelques mètres contre les derniers bombardements israéliens sur Gaza, tout en distribuant des tracts sur l’histoire tragique du Kurdistan. Un peuple du Moyen-Orient dépecé entre quatre États (Turquie, Iran, Irak et Syrie) depuis les accords secrets signés entre l’Angleterre et la France en 1916, à la suite de l’effondrement de l’Empire ottoman dans la région. Environ 40 millions de personnes dont le sort n’attire généralement pas particulièrement l’attention des grands médias.
Ces dernières semaines, nous avons de nouveau entendu parler des Kurdes. Cette fois, cela s’est produit suite à l’avance islamiste dans un Irak en voie de désintégration avec la conquête de Mossoul par le groupe radical sunnite, renommé l’État Islamique, qui combat en Syrie. Et de la réponse défensive donnée par la région autonome kurde d’Irak. Une réponse qui a consisté, dans un premier temps, par la prise de Kirkouk, riche en ressources pétrolières, connue sous le nom de Jérusalem kurde et où aurait dû être organisé un référendum pour son intégration dans la région kurde, selon la constitution irakienne établie en 2005. Et dans une deuxième temps, par l’annonce du président de Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), Massoud Barzani, de procéder à un référendum sur l’indépendance, à laquelle Bagdad et Washington se sont immédiatement opposés.
Rojava, seule contre les islamistes
Cependant, l’assaut islamiste, issu de la guerre en Syrie, n’est pas une information nouvelle pour les Kurdes. Ainsi, Rojava (littéralement « à l’ouest » ou « où le soleil se couche »), comme est appelée la région majoritairement kurde du nord de la Syrie, résiste depuis des mois aux attaques de djihadistes qui combattent dans le conflit syrien, appuyés par les pays du Golfe, entre autres. Les islamistes accusent les Kurdes d’être des infidèles, mais cela seul n’explique pas leurs attaques.
Derrière celles-ci, il y a le désir de conquérir un territoire stratégique et riche en pétrole. Les Kurdes se sont défendus jusqu’ici avec des milices populaires, les YPG, dans lesquelles se remarque une forte présence de femmes. Et ils le font, contrairement aux islamistes, sans les projecteurs des médias ni aide extérieure, à l’exception des mêmes Kurdes situés de l’autre côté de la frontière avec la Turquie. En effet, depuis qu’ils se sont déclaré région autonome en 2013, en dehors du conflit militaire syrien (ils ne sont ni avec Bachar al-Assad ni avec l’opposition), peu de choses ont été dites à leur sujet et leur autonomie, un projet politique pour tous les peuples de la région inspiré par le ‟confédéralisme démocratique” d’Abdullah Öcalan, l’icône kurde des deux côtés de la frontière turco-syrienne qui les séparait depuis des décennies.
Les attaques islamistes qu’ils subissent depuis la fin de 2011 (malgré la condamnation du Parlement européen), avec des dizaines de civils kurdes assassinés, dont des cas de décapitations et de crucifixions, des centaines de civils enlevés et aux mains des islamistes, ou les récentes attaques perpétrées avec des armes chimiques, ont suscité peu d’intérêt. C’est ce qu’a dénoncé, dans un communiqué de ce mois de juillet, la coordination autonome de Rojava, avec la recrudescence des combats dans le canton kurde de Kobanê, à la frontière turque, après la prise de Mossoul (Irak) par l’État Islamique (qui a permis aux islamistes de récupérer plus de moyens et d’armes). Les Kurdes n’échappent pas à la régionalisation du conflit syrien.
Face au siège des islamistes, Rojava demande une aide internationale d’urgence pour faire face au manque de munitions et de vivres. Dans le même temps, elle dénonce la Turquie de ne pas permettre l’acheminement de l’aide humanitaire au Kurdistan syrien, en maintenant sa frontière fermée, et de soutenir directement les « forces obscurantistes » qui attaquent sa population, comme l’a expliqué il y a quelques mois lors d’une visite à Paris, l’un les principaux dirigeants kurdes syriens, Sahlem Muslim, co-président du Parti de l’Union démocratique, allié du PKK.
La Turquie, un jeu à trois bandes
Il est un fait que, pour le meilleur ou pour le pire, pour les Kurdes la Turquie est une pièce incontournable dans ce casse-tête appelé Moyen-Orient. Et inversement, les Kurdes – et leur pétrole – le sont pour une Turquie qui veut regagner de l’influence perdue dans la région. Cela explique sans doute pourquoi l’État turc a fini par les reconnaître. Ce fut l’année dernière que, pour la première fois, un chef de l’État turc, Recep Tayyip Erdoğan, a officiellement prononcé le mot ‟ Kurdistan ” en Turquie. Il l’a fait dans le fief kurde de Diyarkbakir lors d’une visite du leader kurde irakien, Massoud Barzani.
Ankara joue à trois bandes avec les Kurdes en Turquie, en Syrie et en Irak. D’une part, la Turquie, qui ne voit pas d’un bon œil l’alliance des Kurdes de Syrie avec le PKK ni son projet autonomiste, soutiendrait les groupes islamistes qui attaquent la zone autonome kurde de Rojava. Dans le même temps, Erdoğan en campagne électorale pour les présidentielles de ce mois d’août prochain, maintient les Kurdes de Turquie en haleine avec un processus de paix, que certains dénoncent comme électoraliste (pour rechercher le soutien de l’électorat kurde) initié depuis un an avec le cessez-le-feu de la guérilla du PKK et jusqu’ici plus moribond que réel, mais impensable il y a peu de temps encore dans un pays de profond nationalisme turc. Enfin, la Turquie est devenue un allié des Kurdes en Irak, qui, sans partenaires régionaux et sans débouché maritime, ont besoin d’exporter leur pétrole via la Turquie. C’est pour cela que Massoud Barzani, le président de la région kurde d’Irak, a de nouveau été reçu à bras ouverts par Ankara cette semaine, après avoir annoncé la voie de l’indépendance du Kurdistan irakien.
Un acteur régional clé
Comme s’accordent à dire plusieurs experts de la question kurde, tel Hamit Bozarlsan (professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris), les Kurdes sont devenus un acteur régional clé, avec une force croissante depuis les années 2000, grâce à la conquête d’un pouvoir d’agir grandissant de ses populations, qui les a conduit à d’importants succès politiques : comme l’autonomie reconnue dans le Kurdistan d’Irak (2005), la nouvelle autonomie auto-proclamée en Syrie (2013) ou la force du parti kurde en Turquie, issu du PKK et présent dans le Parlement à Ankara après sa victoire électorale éclatante dans la région kurde (qui représente 20% de la population du pays). Ceci étant, le mouvement kurde est loin d’être une force unifiée et d’agir ensemble. Ce qui s’explique par le fait d’appartenir à quatre États différents avec des histoires de lutte et de répression distinctes, et l’imposition de langues officielles (arabe, turc et persan) contre la langue commune, le kurde. Une langue systématiquement pourchassée avec ses deux grands dialectes très différents, deux alphabets distincts (alphabet latin en Turquie et arabe en Irak, en Iran et en Syrie) et que la plupart des Kurdes ne peuvent pas écrire. Mais son absence d’unité s’explique également par une histoire de désunion et de luttes intestines entre les Kurdes eux-mêmes, héritage d’un passé tribal instrumentalisé par les anciens empires et les États actuels.
Entre l’autonomie et l’indépendance
Produit de cette histoire, le mouvement kurde est aujourd’hui politiquement divisé en deux principaux acteurs politiques. D’une part, celui que représente le gouvernement régional du Kurdistan irakien, avec Massoud Barzani à la tête, qui s’autogouverne dans le nord du pays depuis la chute de Saddam Hussein et l’occupation de l’Irak. Un acteur qui aspire maintenant à l’indépendance, laissant derrière lui une histoire particulièrement tragique, avec de tristes chapitres comme le massacre perpétré par l’État irakien, avec des armes chimiques contre la population kurde d’Halabja en 1988, au beau milieu de la guerre Iran-Irak, à une époque où Saddam Hussein était un allié de l’Occident. Après des décennies de guérilla, les Kurdes d’Irak ont mis en œuvre une realpolitik et, en utilisant une diplomatie du pétrole, ont gagné des partenaires en Europe, en Turquie et en Israël.
L’autre grand acteur est conduit par la guérilla du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), créé en 1979 et dirigé depuis par Abdullah Öcalan, emprisonné à vie sur une île dans la mer de Marmara, mais encore leader charismatique des Kurdes en Turquie, qui a annoncé un cessez-le feu 21 mars 2013. Le PKK a le soutien de la majorité des Kurdes en Turquie et en Syrie, bien que son quartier général soit situé dans la région montagneuse de Kandil dans le Kurdistan irakien.
L’orbite du PKK, avec les partis qui lui sont liés (le BDP en Turquie, le PYD en Syrie ou le PJAK en Iran) défend la proposition de « confédéralisme démocratique ». Il s’agit d’un projet de décentralisation politique et de démocratie participative, qui revendique le droit des minorités et l’égalité des genres, entre autres. Critique avec le modèle des États-nation, il ne se fixe pas comme objectif immédiat l’indépendance nationale et encore moins si elle est pour seulement une partie du Kurdistan.
Des visions politiques différentes et de nombreuses rivalités séparent les Kurdes, mais beaucoup d’autres questions les rapprochent, à commencer par leur longue histoire de résistance et le fait de savoir que maintenant plus que jamais, ils sont un acteur régional clé au Moyen-Orient, en dépit des très nombreuses questions qui demeurent ouvertes dans une espace géopolitique aux frontières fragiles, riche en pétrole et en conflits incessants. En effet, les incertitudes immédiates pour les Kurdes sont : la Turquie, le résultat des élections présidentielles en août (où le parti kurde BDP se présente sous les sigles du nouveau parti HDP, créé pour capter le soutien de la gauche turque minoritaire avec une proposition politique pour l’intérieur de la Turquie), ainsi que la progression du processus de paix entre le PKK et l’État turc. En Irak, la plus grande interrogation tourne autour de la possible désintégration du pays provoqué par le conflit sectaire entre chiites et sunnites et la conséquente (ou pas) indépendance du Kurdistan. Pendant ce temps, en Iran, la situation des Kurdes est liée au développement politique et démocratique du pays (qui continue d’interdire, avec la peine de mort, toute activité politique kurde) ; et enfin, en Syrie, il reste à voir le dénouement de la guerre actuelle, et avec lui, l’avenir de Rojava.
Dans tous les cas, et en sachant que, au-delà des frontières, ce qui se passe dans une zone kurde aura nécessairement des répercutions dans une autre, il reste à voir si la carte régionale qui résultera des ruines des conflits actuels dans l’ancienne Mésopotamie fera avancer la droits de ce peuple qui cherche à commencer une autre histoire, sa propre histoire. Avec plus de frontières ou sans elles.
Elisenda Panadés – Paris – pour Diagonal (État espagnol)