Cette information, au milieu de la campagne pour l’élection présidentielle provoquée par la mort de Georges Pompidou, passait péniblement le mur de médias encore largement sous surveillance du régime gaulliste.
Cette année marquait en fait, sans que nous en ayons conscience à ce moment-là, un tournant dans la situation économique, sociale et politique. Économiquement, on était à la fin des Trente Glorieuses et l’enchaînement des « crises » allait nous ramener à la réalité : celles-ci sont le fonctionnement normal du capitalisme. Au niveau de la planète, la situation était pleine de contradictions. L’impérialisme américain continuait de massacrer au Vietnam, tout en accentuant sa mainmise sur l’Amérique latine notamment avec les dictatures du Brésil et du Chili. En Europe, les colonels étaient au pouvoir en Grèce, la dictature franquiste n’en finissait pas de mourir et de tuer, mais au Portugal la Révolution des œillets avait mis fin, avec l’appui d’une partie de l’armée, au sanglant salazarisme. En Italie, aux mobilisations de 1968-69 succédaient les « années de plomb » au cours desquelles CIA, services secrets, armée, droite et extrême droite multipliaient les provocations et attentats dans le cadre de la « stratégie de la tension ». D’un bout à l’autre de la planète, révoltes et rebellions se multipliaient : Paris, Rome, Berlin, Prague, Mexico, Berkeley, Saigon, Lisbonne et bien d’autres lieux où, de nouveau, « tout paraissait possible ».
Automnes et printemps chauds
En France, le vent levé en Mai 68 continuait de souffler. Si la « répétition générale » n’avait pas débouché sur une crise révolutionnaire, les institutions de la V° République en étaient ressorties ébranlées. L’ensemble de la société avait été critiquée pendant le mouvement gréviste et des mobilisations se multipliaient dans tous les secteurs. Pas une année sans que la jeunesse scolarisée ne mette en cause les institutions scolaires et universitaires. Le mouvement des femmes se développait et remportait une victoire avec le vote de la loi légalisant l’avortement. Dans les prisons, chaque été était l’occasion de révoltes contre l’insupportable univers carcéral. Dans les entreprises, les grèves se multipliaient avec une tonalité et des modes d’actions profondément inspirés de Mai. Ce n’était plus seulement le cœur historique de la classe ouvrière sous hégémonie CGT-PCF qui se soulevait, mais l’ensemble des exploité-e-s. La lutte des Lip, avec son auto-organisation allant jusqu’à la remise en route de la production, la vente et la paie des salariés, en était l’exemple emblématique.
Dans ce climat de révolte, deux obstacles majeurs demeuraient : les réformistes et l’appareil d’État. Cette double résistance se combinait dans le paysage politique. Le programme commun de gouvernement signé en 1972 entre le PCF, le PS remis en selle par Mitterrand et les Radicaux de gauche, était présenté comme la solution de rechange à un pouvoir gaulliste qui semblait au bout de sa trajectoire. Dans les luttes, les automnes chauds succédaient aux printemps « chauds, chauds, chauds » et le débordement des directions traîtres semblait d’actualité. Le 4 mars 1972, les organisations d’extrême gauche avaient fait une démonstration de leur capacité de mobilisation avec les 200 000 manifestants réunis à Paris pour l’enterrement de Pierre Overney [1].
C’est dans ces conditions que des organisations d’extrême gauche allaient mettre à l’ordre du jour l’organisation concrète de mobilisations dans l’armée. L’antimilitarisme révolutionnaire actif aux débuts de la III° Internationale avait sombré avec la défense de la nation, du drapeau tricolore par le PCF dès avant la Deuxième Guerre mondiale. Les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie avaient certes vu resurgir des révoltes contre l’institution militaire, mais c’était d’abord au nom de l’anticolonialisme. Le 1er octobre 1972, la Ligue Communiste créait le Front des soldats, marins et aviateurs révolutionnaires (FSMAR) et en décembre était mis en place le Comité de défense des appelés (CDA), structure unitaire de soutien aux mobilisations des soldats.
« L’armée, dernier rempart de la société libérale » (Robert Galley [2]
Parmi les nombreux évènements qui ont marqué Mai 68, l’aller-retour de De Gaulle entre Paris et Baden-Baden pour s’assurer du soutien du tortionnaire Massu, commandant en chef des Forces françaises en Allemagne, reste un des plus marquant. Même si la signification exacte de cette visite reste, aujourd’hui encore, sujette à discussion, une intervention de l’armée pour faire cesser la chienlit ne paraissait pas invraisemblable. Des rumeurs inquiètes se répandaient dans les régiments placés en état d’alerte (permissions supprimées, soldats consignés en astreinte pour « intervention » immédiate possible). Seules quelques déclarations anonymes, comme celle provenant du 153e RIMECA [3] de Mutzig, laissaient transparaître des velléités de refus de soldats du contingent de s’affronter aux grévistes.
Dans l’immédiat après-68, l’antimilitarisme se conjuguait avec l’anti-autoritarisme à travers le développement du mouvement des objecteurs de conscience et des insoumis. Le décret de décembre 1972 permettant d’affecter les objecteurs à l’Office national des forêts fournit le terrain pour le développement de comités d’objecteurs dépassant les choix individuels.
Au sein de l’institution militaire, des contestations étaient perceptibles. La plus significative avait été l’inculpation de trois militants de la Ligue Communiste (Hervé, Devaux et Trouilleux) pour distribution de tracts antimilitaristes (« Crosse en l’air »). Arrêtés à l’automne 1969, ils étaient passés le 6 février 1970 devant le Tribunal permanent des Forces armées (TPFA) de Rennes, sous l’inculpation d’« incitation de militaires à la désobéissance et atteinte au moral des troupes », avec à la clef des condamnations à des peines de prison.
Les jeunes se familiarisèrent avec l’antimilitarisme à travers la lutte contre la loi de 1970 supprimant les sursis d’une grande partie des jeunes. Lors de la longue grève et des manifestations ayant traversé en 1973 tout le système scolaire, les slogans contre l’école-caserne le disputaient à la dénonciation de l’embrigadement au sein de l’institution militaire. Le 23 mars 1973, 300 000 lycéens défilaient aux cris de « l’armée, ça pue, ça pollue et ça rend con » et « à bas l’armée du Capital ».
La lutte fédératrice sera celle des agriculteurs du plateau du Larzac, engagés dans un combat de longue haleine contre l’extension sur leurs terres d’un camp militaire, qui donna lieu à partir de 1971 à des manifestations de masse, prenant une ampleur nationale en 1973 et 1974. Le pouvoir et l’armée nourrirent l’antimilitariste avec des actions anti-grèves, comme le remplacement des contrôleurs aériens grévistes dans le cadre du plan Clément Marot4. La méconnaissance des procédures par les aiguilleurs militaires entraîna la collision de deux appareils et la mort de 68 passagers.
C’est à partir de 1973 que le renouveau d’une activité antimilitariste au sein même des casernes devint visible, avec la participation de soldats du FSMAR à la manifestation syndicale du Premier mai et une assemblée générale de 500 appelés dans la cour de la caserne de Fontainebleau, suivie d’un sit-in, après le décès de deux d’entre eux suite à un accident le 14 août. Alors que les premiers comités de soldats se constituaient, la répression ne se fit pas attendre. En décembre 73, trois soldats étaient arrêtés pour avoir formé des comités de soldats à Reims et à Mourmelon. En cette fin d’année, le FCR5 diffusait une publication du FSMAR consignant toutes les informations utiles aux militants et sympathisant qui partaient à l’armée.
« Soldat, sous l’uniforme, tu restes un travailleur »
En ce début d’année 1974, c’est bien malgré elle que l’armée faisait parler d’elle. Huit soldats participant à un stage commando étaient fauchés de nuit par un train dans le tunnel de Chézy-sur-Marne. Cette catastrophe resta longtemps emblématique des risques que faisait prendre une hiérarchie imbécile, protégée par l’officieux droit à 7 % de pertes. Quelques semaines plus tard, une quinzaine de soldats se révoltaient à Metz contre leurs conditions de détention. Le Premier mai, l’événement était crée par le défilé de plusieurs dizaines de soldats en uniforme sous une banderole du FSMAR.
Dans ce contexte, la campagne présidentielle, anticipée du fait de la mort de Pompidou, fournit au FCR l’occasion d’amplifier la lutte au sein de l’institution militaire. Le candidat Krivine dénonça les conditions faites aux appelés, l’utilisation de l’armée aux fins de maintien de l’ordre et contre les grèves, et affirma son soutien aux luttes et à l’organisation des soldats : « constituez des comités de soldats dans les casernes, dans les bases, sur vos bateaux, partout vous imposerez vos droits élémentaires. Soldat, marin, aviateur, n’oublie pas que sous l’uniforme tu restes un travailleur ».
Le 15 mai était rendu public l’Appel de cent soldats en direction des candidats à l’élection présidentielle [4]. Il allait fournir un cadre national de mobilisation et permettre la construction d’un véritable réseau de comités.
Robert Pelletier